Il n’est pas facile de mettre de l’ordre dans la tête après les avalanches d’émotions, de peurs, de bruits et de poussières qui furent notre quotidien en Palestine durant ces 12 jours Impressions de chaos. Rien ne coule de source. Chamboulement de programme et d’action en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. L’occupation est là : celle de l’armée israélienne, des colons.
Occupation de l’espace qui absorbe toutes les énergies, occupation du temps qui prend possession des esprits. On rentre en soi. La mobilité de l’armée qui est partout est impressionnante, la hargne des colons est inépuisable, leur imagination destructrice sans limites. C’est la guerre ? Non. C’est la conquête de la terre par une armée d’occupation et des colons impérieux. On se sent impuissant. On puise au tréfonds un reste d’espérance. Des paysans seuls face à un mastodonte armé jusqu’aux dents de machines faites pour tuer et de sa certitude d’être dans son bon droit, celui de récupérer cette terre offerte un jour il y a des milliers d’années par Dieu.
Je me souviens à Falamyah du jeune officier montrant de son doigt haut levé le ciel puis le rabaissant vers la terre pour signifier la volonté divine. Altier et grotesque. Le droit et la justice passent à la trappe. Le lendemain, ce commandant jeune et beau ne manqua pas Roberto là où ça fait mal alors que nous tentions de freiner la marche des jeeps. Après un ultimatum nous donnant un quart d’heure pour évacuer les lieux, la résistance passive s’organisa. Des gaz lacrymogènes, des bombes assourdissantes tombèrent ça et là. Regroupement. Deux jeeps cote à cote roulèrent lentement vers nous. Il fallait retarder le plus longtemps possible l’activité des tronçonneuses. La soixantaine de palestiniens et d’internationaux, dont 4 militants de Gush Shalom et deux jeunes anars de Tel Aviv, n’avaient que la force du droit face à une dizaine d’hommes armés qui le niaient. La destruction était inévitable.
Cinq fois centenaires, les oliviers étaient touchés les uns après les autres. Dans un grincement épouvantable, protégées par des gardes qui braquaient leur mitraillettes vers nous , les lames dentées massacraient ces arbres symbole depuis la nuit des temps de sagesse et de paix. La veille, nous nous étions assis à l’ombre de l’un d’eux en attendant la venue du Consul de France. Honte à vous ! Shame on you ! Cris dérisoires. Le métal prolongeait la douleur et le commandant nous regardait pleurer de rage et d’impuissance. Son délire mystico-religieux créait une réalité dont il était fier. Il souriait ironique et hautain.
La réalité c’est tout un village dépossédé de ses terres, c’est l’anéantissement des projets de vie, c’est l’angoisse permanente. Jusqu’où iront-ils ? La prochaine fois c’est ma maison qu’ils détruiront ? Deviendrons-nous des réfugiés dans notre propre village ? Seuls, ils sont seuls.
Notre présence et celle du Consul de France avaient suscité un grand espoir à Falamyah. Le Consul venait pour vérifier l’ampleur de la confiscation des terres pour la construction du mur de protection. La France a mis en place, depuis 4 ans, un projet hydraulique dans ce village en plein essor économique: une pompe, des serres, des installations d’irrigation. Le mur va en engloutir une bonne partie. Après discussions avec l’entrepreneur, la pompe serait sauvée mais les serres et les oliviers d’Amar seront tous du coté israélien. Amar se retrouve sans terre, sans rien de rien. Il fait de jolis rêves quand il dort et au réveil c’est le cauchemar. Il nous dit cela ce même soir assis autour des plats délicieux que sa femme et lui nous offrent. Il baisse la tête comme pour cacher les larmes qui lui viennent aux yeux. Silence. Ici, les hommes ne pleurent pas. Il se redresse, parle de son rêve brisé, lui s’occupant des oliviers et de la culture de tomates, concombres, salades dans cette vallée du Jourdain si riche, sa femme institutrice à l’école du village. Un rêve simple, naturel qui ne peut être nié partout ailleurs dans le monde, sauf ici. On arrache les racines d’un arbre comme celles d’un homme. L’arbre n’a jamais existé, l’homme non plus. Comment nomme-t-on cela déjà ?
Pour aller de Falamyah à Irtah distant de 5 ou 6 km nous sommes passés par un check-point où attendaient depuis plus d’une heure une trentaine de Palestiniens en rang sur 3 files face à deux soldats. Nous sommes passés et eux aussi grâce à notre présence et nous avons gravi un sentier de terre barré par de gros rochers pour rendre, j’imagine, encore plus difficile le parcours. Nous avons débouché sur une gigantesque décharge pestilentielle. Plus loin attendaient des taxis palestiniens. Chacun gardait le silence. Silence lourd, lourd.
A Irtah, ce fut à peu de choses près le même scénario. Le mur va surgir, le mur, toujours le mur. On accompagne Ahmed sur ses terres près de l’usine chimique qui pollue le sol. Elle fut transférée ici car en Israël personne n’en voulait plus. Elle changea trois fois de lieu et aboutit ici à Irtah, en Cisjordanie. On atteint le champ jouxtant l’usine. Très vite une jeep arrive et les trois militaires nous donnent l’ordre de partir. On parlemente. Une deuxième jeep arrive. Ordre de partir d’ici. On parlemente: ce terrain appartient à Ahmed, il y cultivait des pommes de terre, des tomates. Une troisième jeep arrive. Le chef de la police cette fois demande les papiers à Ahmed. Nous sommes 7 ou 8 Français et 3 Palestiniens. Vérification des papiers et échange de mots en hébreu entre le chef de police et Ahmed.
– C’est ma terre, j’ai le droit d’y venir.
– Dans une semaine, dans un mois, dans un an, cette terre sera à moi. Si je t’y trouve je te tue.
Ahmed , militant du Parti Communiste, a appris l’hébreu en prison durant ses dix ans de détention. Il a une quarantaine d’années. Cela faisait un an qu’il n’avait pas mis les pieds sur son champ. Sur la route un char de guerre bloquait la circulation. On traversa la route bordée de boutiques, de magasins, tous fermés, en décrépitude depuis 2 ans. Nous rentrions au village. Le char s’en alla. Le soir dans le jardin de cette sorte de Maison du Peuple, les paysans nous donnent une leçon de politique générale. Ils n’attendent rien de nous ici. Tant que les Etats-Unis soutiendront Israël, personne ne pourra rien. Seul, l’un d’eux dit qu’il est séparé depuis 2 ans de sa femme et de ses 5 enfants qui vivent à Nazareth. Régulièrement les autorités israéliennes lui refusent l’autorisation d’aller les rejoindre. Dans quel pays cela est-il possible, questionne-t-il.
Depuis Atil plus au nord, nous sommes allés voir un village coupé en deux par le futur mur. Toute la zone industrielle autrefois très fréquentée par les arabes-israéliens du village voisin est à l’abandon. Depuis le début de la seconde Intifada l’armée a installé un check-point au bout de l’avenue et érigé une barrière faite de grosses caillasses et blocs de pierre à l’entrée du village. L’eau est dispensée au compte-goutte. La vie devient impossible. De temps à autre , selon le degré de sauvagerie de l’officier en place dans la zone, les enfants assis sur les bancs reçoivent des gaz lacrymogènes en pleine classe. Comment s’étonner de la poussée d’une génération pleine de haine et de cruauté aveugle ?
Pour atteindre Naplouse il fallut gravir un chemin de terre parallèle à la route asphaltée interdite aux palestiniens où aucune voiture ne circule. Nous sommes en pleine Cisjordanie. Nous grimpons aidés par des ânes éreintés tirant des carrioles chargées de bagages. Quatre militaires attendent. On ne peut échapper à leur contrôle. Nous avons mis 6 heures pour atteindre Yanoun distant d’une quarantaine de km. Quotidien des palestiniens.
Le village de Yanoun est accroché aux flancs des collines qui surplombent une petite vallée. Sur la crête à 100-150 mètres on aperçoit les baraquements (de surveillance ?) de la colonie Itamar peuplée de gens venus de Brooklyn. Les lumières puissantes sont allumées nuit et jour. La nuit en plus, les faisceaux d’un projecteur balayent de temps en temps le village. Il y a un mois deux internationaux venus à la cueillette des olives furent blessés par les colons. Une femme de 68 ans eut le bras fracassé. Armés de barres de fer, ils attaquent et détruisent tout ce qu’ils peuvent. J’ai vu les dégâts matériels et les traumatismes chez les paysans. Ils ont maintenant des chiens pour terroriser encore plus les villageois. Nous avons cueilli les olives avec une famille de 8 heures à 14 heures. Le lendemain après une heure et demi de travail, on dut quitter l’oliveraie dare-dare : l’armée interdisait la cueillette ce jour-là .Les colons pouvaient attaquer. Pourquoi n’interdit-elle pas les actions terrifiantes des colons ? Ces colons dont on ne peut oublier la présence silencieuse, invisible, tel un animal à l’affût prêt à bondir. Ils attendent le moment pour tout avaler et prendre possession de la terre. Le chef de police au nom de Dieu attend lui aussi patiemment le moment pour accaparer la terre d’Ahmed.
Je relis ce que je viens de noter. J’ai oublié bien des choses. Les routes défoncées gratuitement, les barrages soudains, faits de gros blocs de béton , l’itinéraire forcément dévié des voitures palestiniennes à travers les olivaies à la recherche d’un chemin de terre débouchant sur une possible route autorisée. Sur 200-300 mètres nous avons rencontré 3 fois ce type de harcèlement .
En Espagne, à l’époque de Franco, un condamné à mort était garrotté. Pour mieux marquer sa hargne le caudillo ordonnait parfois le garrot vil. Le bourreau serre la vis petit à petit, en prenant son temps, tout son temps. Cette image n’a cessé de m’accompagner durant mon séjour en Palestine. Je garde aussi le souvenir de ces deux couples d’israéliens de Gush Shalom vieux, très vieux, fatigués qui venaient soutenir les palestiniens de Falamyah. Leur présence, celle de Federico et de son copain donnait un sens profond à la lutte pour la liberté et l’indépendance de la Palestine. Ces justes ainsi que les refuzniks sont aussi seuls dans la société israélienne. Leur lutte commune est un espoir pour éviter une autre catastrophe pour ces deux peuples.