17 avril – Dans une tribune libre, que les médias se sont manifestement empressés de ne pas reprendre, l’universitaire israélien Ilan Pappe, après avoir longtemps hésité, apporte publiquement son soutien aux appels en faveur d’un boycottage académique d’Israël, tant que cet Etat continuera d’occuper les territoires palestiniens. Voici son texte (traduction CAPJPO)
La question du boycott (par Ilan Pappe)
Des questions comme celle du boycott appellent quelques remarques préliminaires, qui sont pour ainsi dire autant d’évidences, mais qu’il n’est pas inutile de rappeler. Pour faire court, on parlera de la reconnaissance du malaise qui s’empare, ou devrait s’emparer, de tout citoyen appelant le monde extérieur à boycotter son propre pays. Cela veut dire que tout appel en faveur d’une mesure aussi drastique devra être mûrement réfléchi, et ne pas dépendre d’un coup de tête.
Cela étant dit, je voudrais présenter ici une opinion claire sur la question du boycott, après des années au cours desquelles j’ai douté de la sagesse d’une telle initiative. Je milite sur le terrain politique depuis les années 1970, et pendant toutes ces années, j’ai cru à la capacité du camp de la paix interne à conduire notre pays sur le chemin de la réconciliation, sans recours à des pressions externes.
S’orienter vers un soutien au boycott comme démarche stratégique requiert au préalable de définir clairement l’objectif d’une pression externe sur l’Etat. L’objectif global est de changer la politique de l’Etat en question, pas son identité. On sait qu’en ce qui me concerne, j’ai rêvé de pouvoir mettre fin à la nature oppressive de l’Etat d’Israël, et en faire, avec la Palestine, un seul Etat démocratique et laïque : je ne pense pas qu’on puisse parvenir à un tel objectif avec l’arme du boycott. De même, je ne préconiserais pas, en dépit de mon soutien indéfectible à la revendication du droit au retour pour les Palestiniens, l’emploi du boycott pour induire un changement de la politique d’Israël sur cette question des réfugiés.
L’outil des pressions externes doit donc être utilisé pour obtenir un changement de la politique de destruction, d’expulsions, et de meurtres. L’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par Israël a toujours été marquée par une oppression inhumaine, mais qui a connu une escalade dans l’horreur depuis octobre 2000, et plus encore depuis avril 2002. Chaque jour qui passe apporte son lot de démolitions de maisons palestiniennes, de confiscations de terres, de pauvreté, de chômage, de malnutrition et de morts. Il semble bien que le pire soit à venir, dans un contexte où le gouvernement israélien sent qu’il a reçu un « feu vert » des Etats-Unis pour faire tout ce qu’il veut dans les territoires occupés (y compris la réoccupation de la bande de Gaza. C’est cette atmosphère de licence qui a légitimé le discours, en Israël, sur le transfert, et qui pourrait bien annoncer une nouvelle Nakbah palestinienne, sous la forme d’un nettoyage ethnique, partiel ou d’envergure, en Israël et en Palestine. Israël cultive de même des tendances génocidaires, avec ces assassinats journaliers de Palestiniens (dont de nombreux enfants) qui sont devenus une facette banale, acceptée comme normale, du cours de l’existence, aux yeux d’une majorité des Israéliens juifs. Il y a urgence à stopper ces souffrances, et à prévenir les projets israéliens d’infliger des dommages plus massifs et irréversibles à la société palestinienne et à son peuple.
Tel est le but de tous les militants de la paix et des droits de l’homme qui se sont engagés en faveur de la cause palestinienne.
Il y a trois options pour mettre fin à ces brutalités.
L’une est la lutte armée. De nombreux Palestiniens en ont fait leur unique moyen d’action, mais l’efficacité d’une telle stratégie est largement discutée au sein même de la société palestinienne. Il n’est pas compliqué de se rendre compte, si l’on adopte un point de vue humaniste et universel, que les attentats-suicides et les opérations militaires n’ont pas conduit à la fin de l’occupation, et ne devraient pas y conduire à l’avenir. De telles actions aboutissent à de nouvelles victimes innoncentes, et renforcent les positions de rejet au sein de la société israélienne, comme en témoignent l’élection, puis la ré-élection de Sharon en 2001 et en 2003. Le déséquilibre des forces militaires en présence met aussi en doute les chances palestiniennes de l’emporter sur ce terrain à court terme.
La seconde option est celle du changement venant de l’intérieur de la société du pays occupant. On peut dire, certes, qu’il y a actuellement un réveil impressionnant du camp de la paix israélien, longtemps dormant. Mais on ne parle encore que de quelques petits milliers de militants, divisés en plusieurs dizaines d’associations, et bénéficiant d’un tout petit nombre de parlementaires soutenant leurs actions. A bien des égards, cette stratégie de la pression interne, malgré sa vitalité et la nécessité de son existence, semble encore plus dépourvue de perspectives que la lutte armée.
Cela nous amène à la troisième option, qui ne saurait en aucun cas être proposée au détriment des deux autres, mais en complément. Elle ne propose pas la mort ni le recours à la violence comme moyen d’aboutir à la fin de l’occupation, et elle ne se fonde pas sur les rapports de forces internes. Il s’agit, pour nous, d’un appel de l’intérieur, vers l’extérieur, afin que ce dernier exerce une pression économique et culturelle sur l’Etat juif, afin qu’il véhicule vers l’intérieur le message suivant : la poursuite de l’occupation a un prix, qui se paye. En pratique, il faut que le plus grand nombre possible de Juifs israéliens comprennent que leur pays est devenu un paria, et le restera, tant que l’occupation continuera, ou, plus concrètement, tant qu’il ne se sera pas retiré sur les lignes occupées en septembre 2000.
Je ne me cache pas les obstacles très importants à la mise en place d’une telle stratégie. Nous avons sans doute des chances de marquer des points auprès des sociétés civiles et des gouvernements en Europe, mais il y a très peu de chances d’atteindre les mêmes résultats aux Etats-Unis.
Cependant, une telle démarche n’a pas encore été entreprise, et je reste marqué par ces propos tenus par Noam Chomsky en avril 2000 à Boston, lorsque, à l’occasion d’une conférence, il rappela que dans les années 1970, il n’avait pas réussi à convaincre l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) de démarrer une campagne de communication aux Etats-Unis. Arafat était en effet convaincu à l’époque que le soutien de l’Union Soviétique suffisait aux Palestiniens, sur l’arène internationale. Je pense que ce fût une erreur à l’époque, et qu’il est aujourd’hui crucial de travailler en direction de l’opinion américaine. Comme dans l’affaire du boycott de l’Afrique du Sud, il faut démarrer un travail de base, au niveau des associations militantes, avec l’objectif d’influencer les échelons politiques et institutionnels. Mais même si le succès n’est que partiel, il y a beaucoup à gagner si l’on arrive à créer un courant de rejet de la présence institutionnelle israélienne à l’étranger. Cela peut renforcer l’opposition, interne, à l’occupation, convaincre des hésitants, et peut-être même également renforcer les rangs du mouvement de soldats et réservistes refusant de servir l’occupation.
Cela m’amène à discuter maintenant la question d’un boycott plus spécifique des institutions académiques israéliennes. Je pense, au vu de ce qui est écrit plus haut, qu’il est clair pour chacun qu’une telle action n’a dans mon esprit de sens que si elle s’intègre dans le cadre d’un mouvement plus général de pressions externes. Dans ce cadre, il n’y a pas lieu, pour le militant que je suis, d’en appeler à des pressions ou sanctions externes, dans des domaines telles que le commerce, les produits industriels, les festivals culturels, etc, … tout en réclamant une exemption pour mon propre milieu, le milieu universitaire. Ce serait malhonnête. On doit dire que les militants qui appellent au boycott s’exposent eux-mêmes aux effets des campagnes qu’ils soutiennent, si celles-ci sont couronnées de succès. Nous disons, en fait, qu’il est plus pertinent d’essayer d’influencer les élites économiques, politiques, culturelles et universitaires, en faveur du changement politique que l’en faveur du changement politique que l’on souhaite. Les réalités socio-économiques sont ainsi faites que c’est si vous parvenez à affecter la vie des riches et des puissants, que vous marquez des points, pas lorsque vous ajoutez des difficultés à ceux qui souffrent déjà d’un état précaire et marginalisé.
Comment faire, dans le détail ? C’est aux universitaires qui préconisent ces boycotts, de par le monde, qu’il revient de déterminer l’expression de leur mécontentement et leur effroi à l’encontre tant de la politique israélienne que de la couardise des universitaires israéliens face à la poursuite des crimes. A nous, ici en Israël, il revient d’abord d’exprimer notre soutien moral à de telles actions. C’est à cela que revient le fait d’ajouter un nom, comme je l’ai fait, à la liste des universitaires européens qui demandent à l’Union européenne une révision du statut privilégié concédé à l’Université israélienne. Bien sûr, il y a quelque chose de paradoxal à voir quelqu’un demander à se faire boycotter. De ce point de vue, un appel émanant d’Israéliens doit être compris comme l’affirmation, qu’en ce qui nous concerne, Israéliens juifs, il s’agit d’une démarche légitime et éthique, quand bien même elle peut avoir un impact sur nous, en tant qu’universitaires israéliens.
Mon ami Mona Baker a décidé de manifester son soutien au mouvement en visant directement deux Israéliens présents dans son domaine direct d’activité (NDT : Mona Baker est la responsable, britannique, d’un journal scientifique. Elle a mis fin à la collaboration de deux scientifiques israéliens à la revue, parce qu’israéliens, dans le cadre de sa participation au boycott). En agissant ainsi, Mona Baker estimait employer le moyen le plus rapide, et le plus efficace, de faire passer son message. De fait, son initiative a permis d’attirer l’attention de l’ensemble des médias britanniques sur la question. C’est son droit moral de choisir le moyen qui lui semble le plus approprié pour lancer une campagne plus générale, visant à mettre un terme à l’occupation militaire la plus odieuse de la deuxième moitié du XXème siècle.
Il me semble personnellement important de bien faire une distinction entre ce qui touche aux institutions d’une part, aux individus d’autre part. Je pense aussi qu’il est important de procéder à une approche graduelle, qui soit capable d’évaluer, à chaque étape, l’impact des campagnes. Son objectif fondamental ne devrait pas être perdu de vue : apporter, aussi vite que possible, et au plus grand nombre possible d’Israéliens, le message selon lequel la communauté internationale ne tolère plus l’occupation (sans oublier que s’il ne s’était agi d’Israël, ou d’un autre mandataire des Etats-Unis, l’Etat juif se serait exposé à des représailles militaires, dès lors que tous les autres moyens visant à faire cessé l’occupation auraient échoué).
Je conclurai en revenant à mes remarques initiales, quelque peu banales. Oui, il est difficile d’appeler à de telles initiatives. Il n’est pas étonnant, à ce propos, qu’il ne se soit trouvé à ce jour que 6 universitaires israéliens pour appuyer ouvertement le mouvement. Mais pour nous qui vivons à l’intérieur d’Israël, malgré les accusations de traîtrise, voire pire, qui pleuvent sur nous, il s’agit de l’unique moyen effectif dont nous disposons pour exprimer notre dégoût total devant la cruauté de l’oppression quotidienne imposée par notre gouvernement aux Palestiniens.
Il s’agit d’une manière claire, et démonstrative, d’essayer de faire savoir que des crimes contre l’humanité sont commis en notre nom, et que nous voulons nous unir à tous ceux qui cherchent à y mettre fin, sans violence ni terrorisme, mais par les voies de la pression, et de la persuasion.