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«PERMIS DE TUER » par Gideon Levy

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(article publié dans le quotidien israélien Ha’aretz du 13 juillet et traduit de l’anglais par Carole Sandrel)


15 juillet – Début juin, Nabil Jirdath, 48 ans, marchand de vêtements, père de huit enfants, partait en voiture de son magasin de Jenine pour regagner sa maison du village de Silath Al-Harthiya. L’accompagnaient dans sa voiture sept des membres de sa famille, y compris des enfants. Soudain,la voiture fut prise sous le feu d’armes légères tiré d’un tank qui stationnait sur la route principale. Jirdaht fut gravement blessé et mourut quelques jours plus tard.

Il se peut que les soldats aient cherché à effrayer les occupants de la voiture quand le conducteur, par crainte du tank, voulut prendre une mauvaise route de traverse. Toujours est-il qu’ils ouvrirent le feu sur le véhicule d’assez loin. Résultat : une mort écœurante et inutile qui, comme dans bien d’autres cas, n’était d’aucun intérêt pour le public israélien.

Cependant, l’absence d’intérêt des Forces israéliennes de défense (IDF) pour cet événement a révélé cette fois, une détermination atroce : il s’avéra que le porte parole des services de l’IDF n’avait pas eu connaissance de l’incident. Quelqu’un est tué, mais il n’y a pas d’enquête, aucun compte rendu de l’événement n’est conservé nulle part, comme si la victime n’était qu’un animal. Est-il possible que les soldats du tank ne se soient même pas donné la peine de rendre compte à leurs supérieurs du fait qu’ils avaient tué quelqu’un ?

Une autre semaine passa après que le porte-parole de l’IDF eût promis d’examiner la question, et le ministre Isaac Herzog (travailliste) inscrivit à l’agenda de la Knesset une motion concernant cet incident. Mais à nouveau, les autorités militaires déclarèrent qu’elles ne savaient rien de cet événement. Le député ministre de la défense demanda une semaine de plus pour éclaircir l’affaire.
Il s’est passé un mois environ depuis cet incident mais personne n’a aucune idée des raisons pour lesquelles les soldats ont tué Nabil Jirdath.

Les faire passer en jugement est évidemment totalement hors de question. Mais quelle différence cela fait-il ? Cette mort a déjà sombré dans l’oubli. Seule la famille du disparu, une famille aisée qui a fait beaucoup d’affaires avec Israël et a beaucoup d’amis ici, restera avec cette douleur.

Regardons les choses en face ; à quoi aurait-il servi que les soldats consignent cet incident ou ne le consignent pas ? Pourquoi auraient-ils pris la peine de faire un rapport alors qu’ils savent que de toute façon, personne n’en fera rien ? Une situation dans laquelle des soldats israéliens tuent un innocent civil et considèrent que rien n’est arrivé qui mérite d’être consigné est rien moins que révoltante, et la responsabilité en incombe au cabinet du juge supême de l’armée, qui a décidé depuis le tout début de l’Intifada qu’il n’y aurait plus d’enquête concernant la majorité des tués dans les territoires.

Sur les 2235 palestiniens tués par l’IDF, des poursuites contre les soldats n’ont abouti que dans huit cas seulement et personne n’a pour l’instant été condamné.

Le même schéma s’est reproduit l’été dernier, quand la voiture dans laquelle nous étions, une voiture du Ha’aretz, fut la cible de tirs à Tulkarem : aucun responsable ne prit la peine de venir sur les lieux de l’incident et les soldats continuèrent leur routine quotidienne comme si de rien n’était. Les occupants de la voiture n’ont jamais été interrogés sur les circonstances de l’événement.
Qu’a à dire l’officier de l’IDF en charge de faire respecter la loi dans l’armée, sur tout cela ?

Dans une interview pour Ha’aretz jeudi dernier, le cabinet du juge suprême de l’armée Menahem Finkelstein, a déclaré qu’il « est impossible de mener 2000 enquêtes pour deux milles morts quand, pour un vaste pourcentage de ces morts nous parlons de l’activité militaire par excellence ».

Est-il exagéré de penser que si le cabinet du juge avait décidé d’enquêter – au moins d’enquêter – sur chaque cas, comme pour la première Intifada, le nombre de ces exécutions aurait pu ne pas atteindre 2 235 ?

D’un point de vue moral, la remarque de Finkelstein – disant que le trop grand nombre des tués est la principale raison pour ne pas enquêter sur leur mort – est condamnable. Qu’on imagine simplement la réaction que soulèverait la police si elle se mettait à déclarer qu’elle n’allait plus mener d’enquête sur les meurtres au motif qu’il y a eu une augmentation considérable de leur fréquence.

Cette justice ne comprend-elle pas que par sa décision elle a délivré l’autorisation quasi illimitée de tuer ? Un soldat qui sait que rien ne le menace s’il tue quelqu’un sans justification est un soldat dont le système de valeurs est faussé. L’idée que ses officiers supérieurs ne lui feront pas d’histoires à propos d’un Palestinien exécuté a des implications morales qui vont très loin et affecteront sa personnalité pour le reste de sa vie. Avez-vous tué un Palestinien ? Cela ne nous intéresse pas. Voilà le message que la justice a transmis aux soldats sur le terrain.

Au cours de l’intifada la vie des Palestiniens a perdu toute valeur aux yeux des soldats. Tuer des passagers innocents, des passants sans armes, et des civils dans leurs maisons n’est plus, depuis longtemps, une exception.

En plus du prix politique et sécuritaire que cela nous fait payer, ce phénomène a aussi des implications sur la personnalité morale de l’armée. Le cabinet du juge suprême de l’armée a joué une part non négligeable dans l’apparition de cette situation.

L’armée israélienne est sans nul doute très contente de son juge : il lui a permis de tuer des Palestiniens sans qu’interviennent ni la Haute Cour, ni B’Tselem (l’association israélienne des droits de l’homme – les deux instances dont se plaignait Yitzak Rabin quand il était ministre de la défense lors de la première Intifada – mais aussi sans l’intervention d’un procureur général. C’est pourquoi il s’est écoulé beaucoup de temps depuis que nous avons entendu les soldats et les officiers se plaindre de ne pas « avoir un avocat à leur côté ».

« Nous ne sanctionnerons pas les crimes de guerre », déclaré fier de lui meham Finkelstein dans l’interview à Haaretz. Mais alors comment lui sera-t-il possible de savoir si des crimes de guerre ont été perpétrés et en quel nombre, s’il ne fait pas d’enquête ?

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