Header Boycott Israël

CHRONIQUE DE RAMALLAH, par Anne Brunswic

Partagez:

1er novembre – Nous vous transmettons une remarquable chronique de Anne Brunswic, écrivain installée depuis plusieurs semaines à Ramallah.


Chronique n°4, du 18 au 23 octobre

Depuis l’attentat de Haïfa, tout le monde parle de Hanadi Jaradat, la jeune avocate qui a vengé son fiancé et son frère. On raconte les détails de son histoire qui peu à peu sortent dans les journaux, on la comprend, on la plaint.
Maisa, l’étudiante qui travaille à la Maison des femmes de Shu’Fat, relève que les six femmes impliquées dans les attentats sont toutes diplômées de l’université. Elle aimerait conduire une étude là-dessus. Lorsque je lui fais observer que la jeune femme n’aurait tué personne sans l’aide du Djihad, si l’effet de l’attentat est bénéfique pour la cause palestinienne, elle revient aux motivations psychologiques de la jeune kamikaze. C’est peut-être cela que l’on appelle « la rue palestinienne », une réaction d’abord affective à la souffrance, à l’humiliation.
Les attentats-suicides, c’est un sujet qui fait bondir Ruba Shu’aibi. « Les gens osent nous demander pourquoi on se suicide ? Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’autre. On a tout essayé depuis 55 ans, la résistance armée, la résistance de masse avec des cailloux, la négociation. Tout cela nous a conduits à une impasse de plus en plus tragique. Aujourd’hui, les gens s’en remettent à Dieu ou au suicide. Vous avez autre chose à proposer ? » Ruba, 30 ans, juriste spécialiste des systèmes d’information documentaire, enseigne à la fac de Bir Zeit. S’exprime dans un français impeccable, vient souvent en France pour ses recherches. Mariée à un architecte, un grand doux aux yeux bleus, mère de deux petites filles (3 ans et 8 mois), elle mène une vie aussi rangée et aussi confortable qu’il est possible dans les circonstances présentes. La famille habite un grand appartement moderne, décoré dans un goût très contemporain sans la moindre touche d’orientalisme. « C’est mon mari qui a dessiné tous les meubles et a choisi toutes les couleurs. » La baie vitrée domine un panorama immense de collines rocailleuses semi désertiques. Seule ombre au tableau, vers le Nord et l’Est, on est assailli par le spectacle lamentable du check point de Surda (celui qui coupe la route nord de Ramallah en direction du village et du campus de Bir Zeit) : la cohue des taxis jaunes, les chevaux tirant leurs carrioles, la foule des piétons. Du balcon, on peut tout observer. Un seul moyen de ne pas voir cette « horreur » : tirer les grands rideaux jaunes et se replier sur le bonheur familial. Assise au milieu d’un grand canapé jaune lui aussi, Ruba donne le sein à la petite dernière pendant que son mari joue avec l’aînée. « Elle est allergique au lait de vache, alors je continue à l’allaiter. » La petite tète avec une application concentrée. Le tableau de cette maternité moderne surprend. Brune, fine, de grands yeux noirs, un large sourire, la maman serrée dans un pantalon moulant évolue avec une grâce étonnante. Difficile d’imaginer le désespoir avec ses traits. Pourtant Ruba insiste « Le désespoir, ici, c’est tout ce qui nous reste.. »
Avec un brin de nostalgie, elle évoque l’époque de la première Intifada, un temps où le peuple prenait en charge sa lutte et sa vie quotidienne à travers des centaines d’organisations, d’associations. Après Oslo et la mise en place d’une Autorité palestinienne, ces initiatives populaires ont quasiment disparu. La dureté de l’occupation depuis 2000 renvoie chacun aux nécessités de sa propre survie. L’accord qui sera signé à Genève, oui, Ruba en a entendu parler vaguement, mais franchement, ça ne la passionne pas. « Des négociations, il y en a eu tellement et pour arriver à quoi ? Et qu’est-ce qu’ils représentent ces Israéliens ? »
Avec Raed Andoni, producteur de films documentaires, 34 ans, la conversation aussi arrive sur attentats-suicides : « On se bat pour vivre, pas pour mourir. Même Che Guevara n’ a jamais recherché la mort. Si on la rencontre au combat, c’est différent. Aujourd’hui, ces operations expriment surtout l’impasse où l’on est. On n’était pas dans cet état là au moment de la première Intifada. »
Pour notre première rencontre, Raed Andoni a choisi le Stones, un des bars à la mode de Ramallah. Sur un écran géant s’agitent derrière nous les silhouettes de chanteurs occidentaux dans leurs derniers clips. Musique en sourdine, éclairage idem. Aux tables voisines, une majorité de jeunes, surtout des hommes mais aussi quelques jeunes femmes, buvant la bière locale, la Taibeh. Je fais remarquer à Raed, qu’ici, on est dans une ambiance très occidentalisée. « Mais pas du tout, des bars comme ça il y en a plein en Jordanie, en Egypte ou à Dubaï. Et si tu veux, je te montrerai des photos de ma grand-mère dans les années trente avec des jupes courtes et des super-décolletés. » Possible. La plupart des jeunes femmes aux tables voisines sont tout de même visiblement étrangères.
Comme Ruba, Raed évoque avec une pointe de regret cette période du début des années 1990 où tout le monde était plus engagé, plus fraternel. Il se montre très critique à l’égard des accords d’Oslo. « Arafat avec ces négociations nous a fait énormément de tort. Le sort des Palestiniens, selon qu’ils vivaient ici ou là, dedans ou dehors, a été fragmenté et ce processus nous a complètement divisés. Dans la négociation, on a écarté le million de Palestiniens vivant à l’intérieur des frontières d’Israël qu’on laissait résoudre seuls leurs problèmes. On a fait l’impasse sur les réfugiés qui vivent en dehors de la Cisjordanie et de Gaza : 400 000 au Liban et autant en Syrie. En plus, avec la division entre les zones A, B et C, les Palestiniens de Cisjordanie se sont retrouvés tous avec des statuts différents. Pour chaque ville, les Israéliens ont émis des cartes d’identité différentes. Résultat : lorsqu’on se retrouve à un check point, chacun cherche à passer sans s’inquiéter des autres. Tout cela est une terrible régression. Finalement, le processus de négociation n’a conduit nulle part qu’à un affaiblissement de notre côté. On a eu un petit roîtelet avec sa cour et pendant ce temps-là, les Israéliens ont continué à nous étrangler. Il nous aurait fallu un homme d’Etat, pas des politiciens à courte vue. Le seul qui avait une véritable vision d’avenir, c’était Edward Saïd.»
A l’époque de la première Intifada, Raed militait au FPLP. Son éducation politique, il l’a acquise en prison. « J’étais étudiant, j’avais 20 ans et je me suis fait arrêter avec un livre interdit chez moi. Un an de prison, c’est vraiment une courte peine ici. Du moment de votre arrestation jusqu’à l’arrivée dans la maison centrale, tout est fait pour vous briser moralement et physiquement. Mais une fois dans la prison, la vie est complètement contrôlée par les organisations politiques. A cette époque là, il n’y avait pas de Hamas. C’était donc le Djihad, le FPLP et surtout le Fatah. Du matin au soir, toute notre vie était réglée par les organisations. Nous avions deux heures de lecture tous les matins, une heure de sport dans la cour, des débats sur des questions idéologiques, de l’histoire, de l’économie…C’est en prison que j’ai lu Marx, Lénine mais aussi des romans. Mon travail dans la prison consistait à nettoyer le couloir, ce qui permettait de distribuer les messages. Au passage, j’ai appris à faire très bien le ménage, ça peut toujours servir… »
Raed Andoni ne croit guère à la solution des deux Etats séparés. Il n’est pas le premier ici à me faire part de ses doutes. « Avec leur politique du « fait accompli sur le terrain », les Israéliens sont en train de nous absorber à l’intérieur de leurs frontières. Chaque jour qui passe rend plus improbable la création d’un Etat palestinien sur un territoire minuscule. Pour nous, l’autre option est donc de nous battre à l’intérieur de ce « grand Israël » pour y conquérir des droits civiques. »
Raed résume : « A long terme, personne n’a besoin ni d’un Etat juif, ni d’un Etat palestinien. On a besoin d’un Etat pour tous les gens de ce pays qui donne à tous des droits égaux. »
Faut-il envisager deux Etats séparés comme une étape intermédiaire avant la réalisation de cet Etat commun binational ? « Edward Saïd aussi en était venu à accepter les deux Etats comme une transition. S’il faut en passer par là parce que les Juifs veulent à tout prix leur Etat à majorité juive, on en passera peut-être par là, mais j’y crois de moins en moins. »
« J’espère que tu ne vas pas te jeter par la fenêtre si je te dis franchement ce que je pense de la solution des deux Etats séparés » m’avertit Inam El-Obeidi, professeur de journalisme audiovisuel à l’université de Bir-Zeit. La scène se passe à la cafétaria de la fac, à l’heure du déjeuner et je bavarde depuis déjà une bonne heure avec cette petite jeune femme en jeans qui sort de son cours avec un immense besoin de se détendre et de bavarder.
« Ce n’est pas à nous de payer pour la persécution des juifs en Europe. Nous n’y sommes pour rien. Pourquoi devrions-nous leur céder notre terre ? Les Européens n’ont qu’à le faire s’ils veulent réparer.
– Je ne me jette pas par la fenêtre, Inam, mais ta position implique de continuer la lutte jusqu’à ce qu’Israël disparaisse. Tu ne crois pas qu’il faut finir la guerre un jour ou l’autre ?
– Mais pourquoi nous devrions être les seuls à céder ? Nous tenons depuis 54 ans, nous ne bougerons pas d’ici et nous tiendrons encore parce que notre cause est juste. »
Inam, Raed, Maisa, Ruba sont-ils des extrémistes ? Loin de là. Pas une once d’islamisme chez eux. Une position reconnue dans la société palestinienne, des diplômes, un emploi stable, une certaine prospérité. Alors ? Lassitude de voir les concessions jamais payées de retour ? Désir de conclure cette longue lutte historique non sur une semi-défaite (un Etat croupion sur 22% de la Palestine historique) mais sur une vraie victoire ? Besoin de prendre une revanche sur les souffrances et les humiliations ?
Inam n’est pas la première à évoquer ce qu’on appelle ici l’Holocauste (plutôt que la Shoah qui est le terme israélien). Pas la première à dénoncer les Européens qui se sont débarrassés sur le Proche-Orient, de leur dette vis à vis des Juifs, en usant de leur position coloniale. Mais elle est la première que je rencontre à évoquer avec sympathie le courant négationniste. Je ne me jette toujours pas par la fenêtre mais je lui dis là-dessus vivement ma façon de penser. « Je ne savais pas que ces chercheurs niaient l’existence des chambres à gaz, se défend Inam. Je croyais qu’ils discutaient des chiffres et de l’exploitation politique qui a été faite de ces massacres. » Hélas, hélas. Inam est une intellectuelle qui a voyagé, a étudié le cinéma en France et en Egypte. Evidemment, cela m’attriste de la voir si prompte à s’allier avec les ennemis de ses ennemis. Réaction humaine, banale mais consternante. Les Palestiniens se défendent avec tout ce qu’ils trouvent sous la main. Le meilleur et le pire.
Il y en a d’autres qui, à l’inverse, me surprennent par une grande liberté de ton. Le Docteur Sari Hanafi, directeur de l’institut de recherches SHAML sur les réfugiés, est de ceux-là. Il a fait sa thèse de sociologie en France avec Alain Touraine et Michel Wiewiorka. Au bout de quelques minutes de conversation, il cite Hannah Arendt dont il est un grand lecteur. Voilà qui me le rend décidément sympathique. Sari Hanafi anime des recherches et des débats sur des sujets tabous. Alors que 95% des travaux de sociologie consacrés aux réfugiés décrivent la manière dont se perpétue la patrie perdue dans la conscience des réfugiés, Sari s’intéresse aux phénomènes d’adaptation des réfugiés à leur nouvel environnement culturel et économique au Liban ou en Jordanie. Il s’intéresse aussi aux conditions concrètes de la mise en œuvre d’un « droit au retour » et travaille à que le débat soit abordé de façon réaliste. « Le « droit au retour » symboliquement doit être reconnu à tous, c’est à dire que l’Etat d’Israël doit reconnaître sa responsabilité dans l’exode et les souffrances des Palestiniens qui ont suivi 1948. Ce qu’il n’a jamais fait. Mais la possibilité concrète pour un réfugié palestinien de se réinstaller dans sa maison et ses terres d’avant 1948 n’est pas une hypothèse de masse. Les réfugiés en ont longtemps rêvé mais il y a d’autres options : s’installer dans les frontières du nouvel Etat palestinien, s’établir dans le pays d’accueil. Toutes ces hypothèses ne peuvent être vraiment explorées que si la spoliation est officiellement reconnue avec le droit à des réparations pour tous. »
Mardi. Lamis, ma voisine du dessous, vient de rentrer du Liban où elle donnait une conférence la semaine dernière. Tellement épuisée par l’attente au pont Allenby, tellement écoeurée par les douaniers jordaniens qui se sont montrés encore pires que les Israéliens, qu’elle a dû consulter un médecin avec de sérieux symptômes de stress et de dépression. Elle pleure à tout propos et même hors de propos, elle a mal partout, elle ne parvient plus à travailler. Une de ses amies, kinésithérapeute, a passé la journée entière d’hier à la masser, la consoler et la dorloter. Pourtant Lamis Abu Nahleh, 54 ans, pilier du département des Women’s studies de Bir Zeit, n’est pas une petite nature. Ancienne communiste, féministe convaincue, chaleureuse, hospitalière, elle est une figure connue à Ramallah et sa maison est toujours pleine d’amies ou d’étudiantes devenues des amies. Lamis m’a prise aussi sous son aile. Mais aujourd’hui, c’est de mon soutien qu’elle a besoin. Je l’accompagne à la fac, lui porte son cartable. Nous avons prévu d’aller nous détendre au Hammam après ses cours. Mais aujourd’hui rien ne va, Lamis se dispute avec sa vieille maman qui se noie souvent dans un verre d’eau, avec la patronne du Hammam qu’elle traite d’exploiteuse parce qu’elle sous-paye la masseuse. La vieille maman se laisse houspiller mais la patronne du Bain turc lui répond des insolences. L’altercation dégénère et, en manière de représailles, Lamis renonce à entrer dans l’établissement.
Quelques instants plus tard, je me retrouve dans le bain de vapeur avec sa belle-sœur Galia. La belle-sœur, sage-femme de son état, vient de Rostov sur le Don et c’est là qu’elle a connu il y a vingt ans son mari, médecin réputé qui se trouve être le frère de Lamis. Donc, donc, la suite se passe en russe parce que la solide Galia n’a pas eu le temps avec toutes ces péripéties d’apprendre l’anglais ni moi l’arabe. Nous en venons ainsi à comparer les mérites respectifs des bains en Russie et en Palestine. En Russie, la vapeur est parfumée à l’eucalyptus et l’on se frotte avec des rameaux de bouleau, ici, c’est le parfum de la menthe qui domine et l’on se frotte au gant de crin, là-bas on se baigne nue, ici on met un maillot de bains. Le décor non plus n’est pas le même. En Russie, au moins à la campagne, le bain est installé dans une cabine de bois dans le jardin. Ici, tout est en marbre. Galia reste russe et rien ne remplacera pour elle les bains de son pays. Elle me raconte tout ça et beaucoup d’histoires moins gaies en me frottant le dos, et moi de même, je frotte cette forte blonde jusqu’à ce que nous ayons toutes deux atteint le rouge homard qui convient. Il existe, m’a-t-on dit, à Ramallah une association comptant 400 femmes russes (ou russophones) mariées à des Palestiniens.
Sur ces entrefaites, la nuit est tombée et nous nous retrouvons avec Lamis à sillonner les rues de Ramallah à la recherche d’un grand hôtel où se tient une rencontre culturelle avec le poète français Francis Combes. Au moment où nous arrivons dans le hall rempli d’officiels du consulat de France et de l’Autorité palestinienne, tout le monde est accroché à son téléphone portable : le couvre-feu vient d’être décrété et les blindés israéliens entrent en ville.
Lamis m’entraîne à nouveau dans sa petite voiture : « Il suffit d’éviter certaines rues et on finit toujours par passer. » Tout de même, le spectacle est impressionnant. En quelques minutes, les rues du centre se sont complètement vidées de leurs voitures et de leurs piétons, les magasins ont baissé leurs rideaux et seuls circulent encore à pied dans l’obscurité quelques jeunes hommes les bras ballants. Ils refluent rapidement de la place d’Al Manara où les blindés semblent concentrés. On entend des détonations, on sent des odeurs de gaz. Sans trop tenir compte des avertissements que lui lancent les chauffeurs de taxis, Lamis se faufile en empruntant quelques sens interdits. Nous finissons par rejoindre la maison. Ouf ! Aussitôt le téléphone sonne : Fajer, le neveu de Lamis est seul chez lui à l’autre bout de la ville et il a peur. Il appelle sa tante à la rescousse. Je ne vais pas la laisser repartir seule. Donc, donc, nous voici encore à circuler malgré le couvre-feu en contournant les axes principaux. Lamis se range précipitamment, deux petits véhicules blindés aux vitres entièrement grillagées nous doublent avec un drôle de bruit. Fajer nous attend à la grille de chez lui, monte vite à bord, cherche nerveusement son téléphone portable, le retrouve. « Le problème avec les couvre-feu c’est que le pain disparaît immédiatement chez tous les boulangers. Mais ne t’inquiète pas, j’ai de quoi en faire à la maison. » N’empêche, Lamis fait halte encore devant trois ou quatre épiceries au cas où. Drôle d’ambiance dans les magasins : les gens plaisantent en faisant leurs emplettes de dernière minute. On échange les dernières nouvelles. Va-t-on vers un couvre-feu de 24 heures ou d’un mois ? « Avec eux, tout est possible. L’accès à la fac risque d’être fermé demain. Je suis tellement crevée que ça m’arrangerait presque. » Encore des explosions et des détonations dans le lointain. Nous rentrons à la maison et notre trio rejoint un autre trio : Clemens l’hydrogéologue allemand, Peter, le cinéaste anglais (voir ma chronique n°1) et une amie artiste, Tania. Une occasion de boire, de manger, de discuter politique, d’échanger des nouvelles. Le vin et le whisky aidant, les voix montent et je me sens soudain noyée dans un flot sonore en arabe, anglais. De ce flot émerge la voix de Tania qui soudain explique : « Un officier israélien vient de m’appeler sur mon portable. Il est en opération en ce moment à Ramallah. Il voulait me rassurer. Oui, je sais, ça va vous choquer mais c’est un copain de classe, on a été ensemble dans une des écoles les plus chic de Jérusalem. Et je vais encore vous choquer, mon père et mon cousin sont dans la police israélienne. Moi j’ai des positions très radicales mais le reste de ma famille soutient Israël ». Tania, d’allure, est on ne peut plus arabe : une belle jeune femme brune aux longs cheveux noirs bouclés, grande et plantureuse, avec un bon sourire doux. Sa famille à Jérusalem affiliée à l’église syrienne maronite. Lamis dont la famille est chrétienne orthodoxe (et communiste) avoue soudain qu’elle aussi a un cousin dans la police israélienne : elle s’est retrouvée face à lui dans une manifestation lors de la première Intifada et lui a vigoureusement fait entendre ce qu’elle pensait de lui.
Amateurs d’histoires touchantes, avec des gentils et des méchants, des pauvres opprimés et des riches oppresseurs, des Arabes et des Juifs, des Orientaux et des Occidentaux, passez vite votre chemin ! On rencontre ici des Arabes collabos et des Arabes résistants, des Juifs orientaux qui préfèrent les Musulmans arabes aux Juifs européens, des Arabes chrétiens et des Arabes musulmans qui ne se marient pas entre eux, des familles juives qui s’étripent et des familles arabes qui se déchirent pareillement. La guerre civile sévit de manière ouverte ou larvée à tous les étages. Je comprends mieux le scepticisme autour de deux Etats séparés. Comment sépare-t-on ce qui est si prodigieusement emmêlé ? Au nom de quoi une frontière intangible séparant 1,2 millions d’Arabes musulmans et chrétiens, citoyens d’Israël, de leurs cousins de l’autre côté (4,3 millions dans les territoires occupés et 4,5 environ dans la diaspora) ?
La suite de la soirée se passe « entre filles » chez Lamis. Dès que nous sommes entre nous, la jeune Tania change de sujet. « Là, en ce moment, ce qu’il me faudrait, c’est un petit ami. Je n’ai absolument personne. » Une telle beauté, sans le moindre prétendant, je n’en reviens pas et lui en fais la remarque. « Ma mère m’a prévenue, si je lui ramène un garçon qui n’est pas chrétien, elle me tord le cou et me rompt les os comme à un poulet. » Tania refait le geste de sa mère. « Donc, ça limite beaucoup le choix. De toutes façons, pour les hommes d’ici, je suis une femme trop libre, trop indépendante. Le seul garçon, dans toute ma vie, avec qui j’ai failli avoir une histoire, c’était à Paris, un Français. J’étais très attirée mais quand j’ai compris qu’il était juif, c’était hors de question. » Lamis, elle, a failli avoir une histoire avec un musulman. Elle avait déjà 40 ans, était toujours célibataire, sans le moindre petit ami, « juste des relations platoniques ». Quand son père a eu vent de quelque chose, il est aussitôt rentré de voyage et a prononcé toutes les malédictions possibles. « Et pourtant mon père était communiste, très libéral, il avait même fait campagne pour soutenir le maire de Nazareth que tout le monde attaquait parce qu’il avait épousé une musulmane. » Tania reprend. « A vingt ans, je me suis demandé si j’avais la vocation religieuse. Je suis restée un an dans un couvent, c’était l’horreur. Après je me suis demandé si j’étais lesbienne, j’ai été voir un psy pendant un an pour savoir. J’ai même demandé à une copine de se mettre nue devant moi pour voir si ça me ferait de l’effet. » Lamis de son côté : « Moi aussi, j’ai pensé dans ma jeunesse entrer dans les ordres… Aujourd’hui, je crois que je suis satisfaite de ma vie à 80% mais je garde toujours la porte ouverte, au cas où, je n’y crois plus beaucoup, je ferais une vraie rencontre…Tout ce que nous avons connu avec l’Intifada, l’occupation, le conflit tout le temps, ça n’a pas créé les conditions pour qu’on puisse penser au bonheur personnel.»
Tania, 28 ans, Lamis, 54 ans : ces deux belles femmes indépendantes ne se connaissaient pas avant ce soir. Elles ont fait connaissance devant moi, se sont confiées avec une franchise, une spontanéité, un humour aussi qui me bouleversent. Leur solitude, la distance douloureuse avec les hommes restés prisonniers du modèle patriarcal, nous pourrions tout aussi bien en parler avec à Paris. Tout ce qu’elles disent sonne familièrement à mes oreilles. Ce nous sépare, c’est la rigueur des interdits et la tyrannie des familles qui pèse sur tous et à tout âge. C’est l’obligation étouffante de transformer toute rencontre amoureuse en un projet de mariage non seulement entre deux individus mais deux familles entières. L’espace de la liberté individuelle réduit à sa plus petite dimension.
Ruba Shu’aibi, dont les voisins de palier sont aussi ses beaux-frères et belles-sœurs, m’expliquait : « La famille, c’est notre sécurité sociale. L’Etat est si faible, la protection sociale si inexistante, l’insécurité si permanente qu’aucun de nous ne tiendrait sans le soutien de sa famille. Un peu moins chez les riches que chez les pauvres. Faute de retraite, les vieux dépendent entièrement de leurs fils. Bien sûr, nous avons des conflits entre nous mais on a trop besoin les uns des autres. En dehors du fait que c’est notre tradition, c’est tout simplement une nécessité économique ». En même temps, depuis trente ans, les familles ont énormément investi dans l’éducation secondaire et supérieure des filles. Malgré le manque de débouchés sur le marché du travail. Résultat : un hiatus immense pour des filles de plus en plus instruites qu’on continue à marier de bonne heure (30% avant 17 ans) et à pousser sur la voie de la fécondité familiale et patriotique (5,9 enfants par femme). A suivre.
Mercredi matin, levée du couvre-feu. On apprend ce qui s’est passé la veille au centre-ville. Les Israéliens, qui ont eu trois soldats tués dimanche dans le district, cherchaient des suspects. Quarante véhicules blindés sont arrivés. Les soldats ont commencé à vérifier les identités de tous les hommes présents à la mosquée. Un jeune homme qui passait sur le trottoir a reçu une balle en pleine tête. Il s’était marié il y a trois semaines. Comme a dit la voisine : « Ils ont encore fabriqué hier une candidate au suicide. »

Partagez: