16 novembre – Nouvelle chronique de Ramallah, envoyée par Anne Brunswic, écrivain et journaliste : pas de bonnes nouvelles, comme elle le souligne, mais une liberté de ton au travers de ces entretiens et « choses » vues, qui permet de mieux comprendre l’état d’esprit de nombreux Palestiniens.
« Depuis dimanche, il pleut et un vent glacial projette sur les vitres un mélange opaque de sable et de poussière. La brume s’accroche aux collines et, de mon balcon perché au dessus d’un vallon, on voit monter les nuages de pluie. Le gardien de l’immeuble d’à côté décolle au couteau quelques affiches. Non qu’il ait rien contre les héros et les martyrs que ces affiches honorent, mais, toute cette pluie facilite le nettoyage des façades. Au marché, les porteurs de charrettes à bras pataugent dans la gadoue. Les paysannes relèvent leurs jupes et découvrent leurs gros sabots. Je n’ose imaginer comment on circule dans les villages, les camps de réfugiés et les check-points. Les appartements ici, même les plus confortables, ignorent le chauffage central. J’ai allumé un petit poêle à gaz et me recroqueville sur mon quant à moi. En remuant des pensées pas trop gaies : racisme, déshumanisation…
Rien de plus simple que de déshumaniser l’autre. Il n’est même pas besoin d’être raciste. Il suffit de le transformer en un problème.
Lorsque mon père finissait sa journée de radiologue, il disait : “ Nous avons encore une vésicule et un pneumothorax dans la salle d’attente. ” Pour lui, les gens se présentaient comme des problèmes médicaux.
Pour les Israéliens, les Palestiniens sont des problèmes de sécurité. Ils traitent ces problèmes avec des soldats, des officiers, des espions, des ingénieurs, des juristes, des hélicoptères, des bombardiers F16, des hélicoptères Apache, des blindés, des gaz lacrymogènes, des barbelés, du béton, des caméras de surveillance et une infinité de gadgets à côté desquels la panoplie de James Bond semble un joujou pour garçonnet attardé…
Pour les associations humanitaires, les Palestiniens posent des problèmes d’éducation et de santé. Accessoirement, elles se consacrent à la culture, à l’aide sociale, à la promotion des droits de l’homme, à la lutte contre les discriminations sexuelles. Elles traitent ces problèmes avec des experts et quelques centaines de millions de dollars.
On pourrait sans difficulté repérer d’autres problèmes – cartes d’identité, passeports, circulation à l’intérieur du pays, asphyxie économique, spoliation des terres et des propriétés, absence d’État de droit, traumatisme en tous genres… – mais comme ils concernent quasiment tous les Palestiniens, ils ne se laissent pas découper facilement en rondelles.
Dans les négociations israélo-palestiniennes, par souci d’efficacité, on a cherché à sérier les problèmes. La question des réfugiés de 1948 étant la plus épineuse et la plus ancienne, on l’a gardée pour plus tard. L’occupation-colonisation des territoires conquis en 1967 paraissant plus simple, on en a fait une priorité.
Donc, voilà le deal auquel on travaille depuis plus d’une décennie : je te rends ce que je t’ai pris en 1967 (enfin, pas tout à fait puisque j’annexe au passage un large périmètre autour de Jérusalem et redécoupe les frontières ici et là pour y inclure quelques colonies), je te laisse créer, puisque tu as l’air d’y tenir, une principauté (scindée en deux territoires disjoints reliés par un corridor). En échange, tu renonces à toutes tes revendications territoriales et tu me garantis une sécurité absolue en éliminant les agitateurs réels ou potentiels. Pour plus de sûreté, je t’interdis à jamais d’avoir des armes. Quant au problème des réfugiés, depuis le temps qu’il pourrit au congélateur, décrétons ensemble qu’il n’existe plus. Tope là.
Le deal ne marche pas pour cent raisons, entre autres parce que la droite israélienne n’a nullement renoncé à annexer la “ Judée-Samarie ” et n’est donc pas prête à se retirer sur les anciennes frontières. Quant aux Palestiniens, ils continuent à s’étrangler avec l’arête des réfugiés en travers de la gorge car ils ne voient pas le moyen de dissocier leur cause nationale de celle des réfugiés.
C’est d’abord une réalité statistique. Sur 8 millions de Palestiniens, près de 4 millions sont enregistrés par les Nations Unies (UNRWA) comme réfugiés, ce statut étant réservé aux personnes déplacées en 1948 ainsi qu’à leurs descendants. Un million et demi d’entre eux vivent en Cisjordanie et à Gaza (dont 42 % à l’intérieur des camps), les autres dans les pays arabes limitrophes, les plus mal traités étant ceux du Liban (400 000 personnes). À ces titulaires d’une carte officielle, il convient d’ajouter les citoyens arabes-israéliens spoliés ou “ déplacés ”, les réfugiés de 1967, les expropriés par les colons, les Palestiniens établis en Amérique, en Europe, en Arabie Saoudite, dans les Émirats… La question des réfugiés concerne donc directement la majorité des Palestiniens de l’intérieur et de la diaspora.
L’autre raison est historique : c’est dans l’exil et la spoliation qu’ils se sont découverts Palestiniens. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, ils étaient des sujets arabes de la province ottomane de la Grande Syrie (Damas, Beyrouth, Jérusalem). Le partage colonial les a fait tomber dans l’escarcelle britannique tandis que Damas et Beyrouth venaient agrandir l’Empire français. Les Anglais ayant fait des promesses aux Juifs (déclaration Balfour), les indigènes colonisés ont pris peu à peu conscience qu’il leur faudrait lutter pour rester chez eux. Mal préparés à mener ces combats politiques et militaires qui les opposaient à la fois à la puissance coloniale et aux Juifs d’origine européenne, ils les ont pratiquement tous perdus. Sans parler des combats inter-arabes.
La conscience nationale palestinienne est venue sur le tard. Edward Saïd note dans ses mémoires qu’elle faisait complètement défaut à ses parents (mais pas à sa tante Nahiba). L’architecte Suad Amiri (invitée du Nouvel Observateur à l’occasion du ramadan), née en 1951, confirme à sa manière : “ C’est Yasser Arafat, dans les années soixante-dix, qui m’a donné conscience que j’appartenais à une communauté qui pouvait se battre pour retrouver un jour une patrie. On peut lui reprocher beaucoup de choses et je ne m’en prive pas mais ça, il faut le mettre à son actif. ” (Arafat, la Jeanne d’Arc des Palestiniens, ai-je pensé. )
Chassés de leurs terres et de leurs maisons en 1948, en 1967 puis continûment par la colonisation depuis 1973, réduits à l’état d’apatrides (Heimatlos comme dirait encore mon père), d’indésirables (l’extrême droite israélienne parle de “ cafards ”, de “ cancrelats ”, etc.) sur leur propre sol, ils se sont forgé dans la résistance, active ou passive, une identité de Palestinien et de réfugié. Indissociablement.
Vous ne trouverez pas un Palestinien pour dire que ses parents ont été chassés de leurs terres ou de leurs maisons d’une manière légitime. Vous en trouverez peu prêts à passer cette spoliation par pertes et profits. Maintes résolutions de l’ONU sont venues confirmer le droit au retour des réfugiés et de leurs descendants. Cela ne veut pas dire qu’une majorité de réfugiés envisagent très concrètement de se réinstaller sur les terres de leurs parents ou grands-parents . Mais dans la négociation, le droit des réfugiés est leur carte garantie la mieux garantie. Comment s’étonner qu’ils s’y accrochent avec opiniâtreté ?
L’idée de faire la paix en remettant à plus tard, sous la table ou au placard, “ le problème des réfugiés ” n’a pu germer que dans le cerveau de gens habiles à découper les êtres humains en rondelles.
Rania Filfil qui m’a accueillie dimanche soir chez elle au moment de la rupture du jeûne, m’expliquait posément : “ Ce que nous devons négocier, ce sont les conditions d’une éventuelle renonciation à nos revendications. Car nos droits de réfugiés sont garantis par la loi internationale, mais pas l’occupation qui est parfaitement illégale.
La fin de l’occupation est un préalable, pas un objectif. Nous sommes entrés dans la négociation dans la pire des postures. ” Avec son mari, cadre d’une ONG américaine, et ses deux jeunes enfants,Rania Filfil, 30 ans, traductrice-interprète, vit dans un appartement moderne et confortable d’un nouveau quartier résidentiel de Ramallah. Loin des bidonvilles et des camps de réfugiés. Loin de la misère. Loin de l’islamisme. Ce que cette jeune femme (qui n’a pas pu rendre visite à ses parents à Gaza depuis trois ans) dit avec une clarté tranchante et infiniment d’aigreur à l’égard de ses propres dirigeants, Edward Saïd l’a écrit il y a dix ans. Et bien d’autres, dans toutes les arènes palestiniennes.
Dans ces conditions, on comprend que les accords de Genève qui s’inscrivent explicitement dans l’esprit de Madrid, d’Oslo et de Camp David ne passionnent pas grand monde. La campagne officielle n’ayant pas encore commencé, les seuls qui en parlent sont ceux qui sont le plus révulsés par l’abandon des revendications des réfugiés. La plupart des gens ont d’autres chats à fouetter, les soucis pressants de la vie quotidienne. Ils ont vu tant d’accords solennels foulés aux pieds, tant d’espoirs trahis, qu’un document signé en Suisse entre des parties privées ne les émeut guère. “ L’intifada ” irakienne, comme certains l’appellent ici, éveillerait à la rigueur quelque enthousiasme. Mais l’on se moque comme d’une guigne que la gauche israélienne reprenne du poil de la bête.
Le signe que les choses auront commencé de tourner dans le bon sens viendra lorsque les check-points seront levés, les colonies démantelées, les routes réouvertes, les soldats renvoyés à leurs foyers. Ce ne sont pas les extrémistes qui disent cela, ceux qui veulent la fin d’Israël ou la vengeance contre les Juifs… (que je n’ai d’ailleurs pas eu l’occasion de rencontrer), mais les braves dames chrétiennes ou musulmanes que je croise tous les jours à Ramallah, dans la ville la plus bourgeoise et la plus modérée de Palestine. Tellement modérée qu’on en plaisante fréquemment : “ Il faudrait envoyer nos lions de la place Al-Manara à Jenine et mettre à la place des souris ” …
Ce que la gauche israélienne offre à Genève en échange de la renonciation des Palestiniens à leur droit au retour (et à la grande couronne de Jérusalem), c’est l’Esplanade des Mosquées de Jérusalem. Le sacrifice n’est pas bien grand car la souveraineté d’Israël sur le troisième lieu saint de l’Islam n’a jamais été effective. C’était précisément pour l’affirmer en force que Sharon était venu y parader en septembre 2000, accompagné de plusieurs centaines de sbires.
Négociations après négociations (le préambule du protocole de Genève en mentionne une dizaine), ce sont toujours des marchés de dupes qu’on propose aux Palestiniens, définitivement traités comme des indigènes colonisés. Comme disait un certain, ce sont les libres transactions du renard en liberté avec la poule enfermée au poulailler .
Ramallah ne représente pas la Palestine. On me conseille d’aller voir le malheur palestinien de plus près, à Gaza, à Tulkarem, à Jenine. Sans parler des camps du Liban. “ Ramallah, ça fausse complètement ta perception ! 70 % des Palestiniens vivent en deçà du seuil de la pauvreté. L’armée tue toutes les semaines à Gaza et à Naplouse. ”
Je crains, à travers ces chroniques de mes jours tranquilles à Ramallah, de fausser la perception de mes lecteurs. Une semaine dans le camp de réfugiés de Balata à Naplouse ou Jabalia à Gaza remettrait les pendules à l’heure.
Sauf que, sauf que…
D’abord, je ne suis pas très courageuse. Quand je regarde la pluie dégringoler, j’ai envie de crapahuter jusqu’à un camp de réfugiés d’Hebron ou de Jenine comme de me pendre. En six semaines, je me suis tout de même rendue dans trois camps : Aida (Bethlehem), Shu’fat (Jérusalem) et Am’ari (Ramallah). Gaza et Jenine ne sont accessibles qu’aux journalistes dûment enregistrés. Pas aux écrivains et free-lancers dans mon genre. Pour l’essentiel, je reste à Ramallah, comme les habitants eux-mêmes qui , à moins de disposer de permis spéciaux, n’en sortent guère.
Ne parlant pas l’arabe, mes contacts avec les “ gens de la rue ” sont limités. Je fréquente la classe moyenne, chrétienne ou musulmane, anglophone ou francophone, hommes ou femmes, au hasard des rencontres…. Les gens souvent viennent me voir. Mon voisin Omar Al-Zuheiri, 30 ans, a pris prétexte d’une petite envie de fumer (pas question chez ses parents en plein ramadan). Il est resté plus d’une heure au cours de laquelle nous avons grillé maintes cigarette. Pas de barrière de langue ni de classe, ni même de culture. Du coup les choses apparaissent plus simples. À la fois moins dramatiques et plus tragiques.
Si les choses tournent mal à un chek-point, je me drape dans ma dignité d’Occidentale et lâche sur un ton offensé : “ J’appelle immédiatement mon consulat. ” C’est simple et je ne m’en suis pas privée dimanche, lorsqu’un soldat s’est avisé de me confisquer mon appareil photo. (Pour le récupérer, j’ai été néanmoins contrainte d’effacer de la mémoire l’image anodine d’un père de famille avec femme et enfants en train de parlementer avec les soldats.) Aucun Palestinien ne peut s’offrir ce luxe. Il est absolument sans protection juridique contre l’arbitraire. Lorsqu’il est chez lui, dans la ville tranquille de Ramallah par exemple, l’occupant a sur lui tous les droits : le tirer du lit à deux heures du matin, lui interdire de sortir dans la rue et même dans son jardin, détruire sa voiture ou son ordinateur, confisquer son téléphone ou ses clés de voiture, jeter ses provisions de nourriture par la fenêtre, pisser sur ses tapis ou ses sacs de farine, l’incarcérer pour une durée illimitée. Si un Palestinien est tué par un soldat ou un colon, inutile de réclamer la moindre indemnisation. Pour leurs enfants tués, victimes “ collatérales ” des pilotes, les familles reçoivent-elles ne serait- ce qu’une lettre de regrets officiels ? Rien de tout cela n’est spectaculaire, rien même ne se prête à un reportage photographique, vous ne le verrez donc jamais à la “ une ” du journal de 20 heures.
May Jayyusi, la philosophe palestinienne qui m’a rendu visite lundi, s’est référée à un concept de Giorgio Agamben, “ bare life ” (“ la vie nue ”), une existence entièrement réduite à sa dimension physiologique.
Lorsqu’on traverse les banlieues arabes de Jérusalem, c’est cette existence dépouillée de toute dignité symbolique qu’on a sous les yeux : des faubourgs lacérés par des autoroutes auxquelles les habitants n’ont pas accès et qu’ils doivent contourner, au prix de détours et d’attentes innombrables,pour emprunter leurs routes (non entretenues par la municipalité de Jérusalem à laquelle ils paient néanmoins des impôts importants). Un des faubourgs arabes, la vieille ville de Bet Anina, n’est accessible qu’en passant sous l’autoroute, par la voie d’écoulement des eaux usées. Des égouts et des hommes. Qu’on appelle ces lieux banthoustans ou ghettos, le mot importe peu.
Les usagers des autoroutes israéliennes (dites aussi “ by pass ”, “ voies de contournement ”) sont protégés du spectacle pénible de leurs voisins arabes par des murs de béton souvent recouverts de fresques colorées représentant des paysages luxuriants. Le mieux pour opprimer l’autre est encore de ne pas le voir.
Spécialisée en philosphie politique, directrice de l’institut palestinien de recherches sur la démocratie, May Jayyusi s’intéresse au phénomène des kamikazes palestiniens, au rapport qu’ils entretiennent avec leur propre corps et à ce que cela révèle du sujet politique. A la lumière des écrits de Foucault, d’Agamben et de quelques autres . “ Les Irlandais ou les Basques mettent des bombes dans des voitures. Demande-toi comment quelqu’un peut en venir à ce geste absolument opposé à tous nos insctincts de se mettre une bombe sur son propre corps, autour de la ceinture. Certains ayant manqué leur attentat se trouvent actuellement en prison en Israël. Ils ont fait des dépositions sur lesquelles je travaille actuellement. Parfois leur acte a été longuement mûri, souvent il procède d’une impulsion. L’un a vu par la fenêtre un chien qui gambadait joyeusement entre les jambes des soldats, levait la patte, tournicotait. Depuis plusieurs semaines, il était cloué à la maison par le couvre-feu. Il a déclaré que la vue de ce chien plus libre que lui-même l’a déterminé à se foutre en l’air. ”
Je fais part de mon étonnement. Pourquoi tant de commentaires sur le comportement, la psychologie, les motivations personnelles des kamikazes et si peu de condamnation du Hamas ou du Djihad ? Ces attentats-suicides, toute considération morale mise à part, ne devraient-ils pas être dénoncés comme contre-productifs pour la cause palestinienne ? Avec gentillesse et patience, May Jayyusi reprend depuis le début. “ Tu réagis en Occidentale. Bien sûr, ces attentats nous desservent en Occident. Mais on ne peut pas affirmer de façon aussi tranchée qu’ils sont contre-productifs : ils atteignent profondément la société, ruinent le tourisme, minent le moral des Israéliens. De même que tous les actes de résistance violente ou non-violente, individuelle ou collective, ils augmentent pour l’occupant le coût matériel et moral de l’occupation. En même temps, les partis islamistes s’en servent pour élargir leur influence et réduire le leadership de l’OLP. Cela dit, ces attentats poussent plutôt à la solution de deux Etats séparés, alors que le Hamas y est opposé. ”
En politique, May Jayyusi ne raisonne ni en sentimentale ni en moraliste. Son métier à elle, c’est de penser en toute liberté. Pelotonnée dans ses pull-overs et ses écharpes, voix douce, presque timide, cette petite dame fluette dont le front est mangé par d’épais cheveux noirs, est peut-être l’esprit le plus ouvert (ou le plus proche de moi) que j’ai rencontré en Palestine. Fille de diplomate, elle a passé son enfance à voyager à l’Ouest et dans les pays arabes. Pendant ses études de philo à Londres, elle a épousé un juif d’origine hongroise (ou un Hongrois d’origine juive ?), plus âgé qu’elle, philosophe aussi. Ils ont mené une existence libre, beaucoup voyagé. Rupture avec sa famille musulmane. Son second mari, le père de ses deux enfants, est un Arabe israélien, un Palestinien de l’intérieur comme on dit de ce côté de la ligne. A 54 ans, loin de ses enfants installés à Londres, May continue à mener une existence libre et vagabonde. Travaille à Ramallah, qu’elle trouve provincial, habite Jérusalem-Est, qu’elle trouve suffocant, rejoint parfois son mari qui vit à Jérusalem-Ouest, où elle se sent toujours mal à l’aise, sauf dans les cinémas. N’a pas vraiment défait ses valises depuis dix-huit mois. Ou depuis sa naissance. Elle aime Beyrouth, Londres, les grandes villes cosmopolites. “ Et Paris ? – Charmant, mais justement un peu trop ”. On entend parfois dire que les Palestiniens sont les juifs de notre époque. Avec May Jayyusi, le doute n’est plus permis.
La conversation avec mon voisin Omar me ramène vers des considérations plus immédiates. Employé de banque, diplômé de la fac de Naplouse, ce beau brun costaud vient de se fiancer avec Sara, elle-même diplômée de management à Bir Zeit. Comme il est de coutume, le futur époux a acheté un appartement neuf et tout l’équipement ménager. Les noces sont prévues en juin. Le hasard fait que j’ai rencontré la semaine dernière sa fiancée, animatrice du Centre d’Art Populaire, une passionnée de danse et de cinéma. Omar et Sara se sont retrouvés sur beaucoup de convictions partagées. “ Pas question d’élever nos enfants dans chaos où nous avons vécu depuis quinze ans. Je ne compte pas les jours où l’on n’a pas eu classe à cause des couvre-feu. Honnêtement, avant l’intifada, on ne vivait pas si mal. Avec mes parents, on allait pique-niquer au bord de la mer du côté de Netanya tous les vendredis. On s’achetait là-bas de beaux vêtements à la mode, nos copains de Jordanie nous enviaient. Au lieu de se soulever, on aurait mieux fait de jouer le jeu démocratique. A la longue, on aurait bien fini par obtenir nos droits. La direction palestinienne, qui vivait à l’étranger depuis longtemps, a choisi une stratégie qui ne conduit nulle part, dans l’abîme. Franchement, j’attends la fin d’Arafat et la relève. En vivant au côté des Israéliens, nous aussi, on s’est habitués à la démocratie. Si la Palestine doit devenir une dictature arabe corrompue et inefficace, je préfère vivre dans le grand Israël et gagner petit à petit mes droits. ” Pour le cas où l’on en douterait, la liberté d’expression existe bel et bien dans ce pays.
Whisky, cigarettes. Omar, bien calé dans le fauteuil, enchaîne sur la religion. “ Moi, je ne pratique pas. Sara, carrément, elle ne croit pas en Dieu. Mes parents, surtout ma mère, pratiquent mais ils sont tolérants et me laissent faire ce que je veux. Les parents de Sara aussi. On peut se voir tous les jours, sortir ensemble. A Ramallah, ça va, mais à Naplouse, j’ai vraiment souffert. La fac est un bastion des islamistes. On n’avait aucune liberté d’expression, ni de conscience. D’après ce qu’on sait, quatre ou cinq étudiants de Naplouse ont commis des attentats-suicides. ”
Depuis cette première visite, Omar revient chaque jour. Pour fumer, boire, bavarder, écouter de la musique, grignoter quelques arachides ou simplement m’aider à réparer quelque chose chez moi. En attendant d’emménager dans sa nouvelle vie d’homme marié, il se sent bien à l’étroit chez ses vieux parents.
“ Mon père est un réfugié de Haïfa, ma mère vient de Tulkarem. Quand j’étais gamin, j’ai fait pas mal de bêtises avec mes copains d’ici. A 14 ans, je me suis fait attraper à jeter des pierres ; j’ai été une semaine de prison. Mon père m’a fait sortir en versant une grosse caution. Tu la récupères si ton fils se tient à carreau pendant un an. Mon père m’a tenu très serré et au bout d’un an, il a récupéré ses 6000 shekels. Ça m’a bien calmé. Je ne veux plus vivre dans cette violence et franchement quand je vois les jeunes de vingt ans qui n’ont jamais connu autre chose, je me dis qu’ils sont foutus, complètement foutus. ”
Jeudi soir se tient à Tel Aviv un “ Marathon pour les droits de l’homme ” organisé par la revue Palestine-Israël. Sari Hanafi qui doit y prendre la parole m’emmène avec lui. Un petit groupe d’intellectuels palestiniens l’accompagne et nous partons tous de Jérusalem-Est à bord d’un minibus. En chemin, conversation avec l’historien Nazmi Ju’beh, un des négociateurs de l’accord de Genève (et de tous les précédents).
Arrivée à Tel Aviv de nuit. Gratte-ciel brillamment éclairés, échangeurs d’autoroute, enseignes lumineuses, néons. Dire qu’on a quitté Ramallah il y a une heure ! Grosse déception dans la salle : après trois mots d’introduction en anglais, dont ceux de l’ambassadeur d’Irlande qui a sponsorisé la soirée, toutes les allocutions, cinq minutes chacune, sont prononcées en hébreu. Ni Sari Hanafi, ni la plupart des Palestiniens ne comprennent cette langue. Ni moi. Aucune traduction. Sur l’estrade a été tendu un drapeau israélien mais l’emplacement prévu pour le drapeau palestinien est resté vide, les organisateurs comptant sur la délégation palestinienne pour l’apporter. Près de deux cents militants israéliens remplissent la salle, et une douzaine de Palestiniens muets. Dans le fauteuil d’à côté, Sari Hanafi bouillonne. Mon voisin attend son tour après la pause musicale. La célèbre chanteuse Yaffa Yarkoni entre en scène pour quatre chansons d’inspiration patriotique. “ Tout le monde comprend l’hébreu ? ” lance-t-elle au public. Elle est bien la première personne depuis deux heures à poser la question. Quelques voix s’élèvent pour dire “ Non ! ” Elle enchaîne joyeusement avec une chanson de la “ guerre d’indépendance ” (la “ nakba ” des Palestiniens). Le public israélien qui connaît le répertoire par cœur fredonne, frappe dans ses mains. Une bonne ambiance de veillée scoute. Sari s’étrangle mais applaudit poliment. C’est enfin à lui de monter en chaire. En bon sociologue qu’il est, il fait observer d’un ton mordant (dans son anglais teinté d’arabe et de français) que la dissymétrie entre l’occupant et l’occupé se retrouve en tous lieux, y compris dans cet amphithéâtre où les Palestiniens sont réduits au rang de faire-valoir. Applaudissements d’une partie de la salle. Sans transition, il enchaîne avec l’intervention prévue, une réflexion très critique sur la pratique et de l’idéologie des associations de défense de droits de l’homme tant du côté israélien que palestinien. 22h30, comme prévu, la délégation palestinienne plie bagage et remonte à bord du minibus laissant les pacifistes israéliens à leur marathon. Leur course en solitaire plutôt. Une soirée pour rien. Pas un atome de dialogue. Pour une soirée organisée par la revue “ Palestine-Israël ”, c’est un comble. Dans le minibus du retour, on évoque le projet d’un message collectif de protestation. Sans illusion.
Quelques choses vues.
La dame en noir. Le taxi collectif entre Kalandia et Jérusalem s’arrête à un check point intermédiaire. Un jeune soldat fait coulisser la porte arrière. Tout le monde brandit sa carte d’identité. Y compris une femme entièrement dissimulée sous un voile noir et gantée de noir, munie d’une carte d’identité verte (Palestiniens de Cisjordanie), avec un nourrisson dans les bras. Après un temps d’hésitation, le soldat lâche “ Circulez ! Bonne journée. ”
Jeux d’hommes. Des tirs d’arme automatique dans ma rue. Les blindés israéliens ne sont pas en ville que je sache. Une centaine de jeunes gens aux mains nues courent en tous sens avec des airs farouches. Des voitures démarrent en trombe. Des pneus crissent. Un jeune homme agite en l’air une mitraillette. Les détonations continuent. Des groupes s’éloignent, se rapprochent convergeant autour d’un ennemi invisible. Le gardien de l’immeuble et le patron du café internet observent depuis le pas de la porte. “ C’est juste une bagarre entre deux garçons. Chacun est allé chercher ses copains. Celui qui est armé doit être dans un service de sécurité. Ici, on tire souvent en l’air pour faire peur. Mais c’est rare qu’on fasse mal, sinon les frères de la victime sont obligés de venger l’honneur et on n’en finit plus. ”
Fête nationale. Quelques drapeaux viennent d’être plantés sur l’échafaudage métallique qui domine la place Al-Manara. L’Autorité Palestinienne a institué le 15 novembre fête de l’indépendance et jour férié. (Il y en a que ça fait rire, tristement). Des scouts à l’air morose défilent en battant le tambour tandis que leurs aînés déploient une grande banderole dénoçant le Mur de l’apartheid. Ils vite laissent la place à des militants du Parti de la Lutte Populaire qui déploient des slogans nettement moins pacifistes. En fin d’après-midi, c’est au tour des militants du Fatah réclamant la libération de Marwan Bargouti. Les quatre lions restent de marbre.
Je voulais finir cette chronique par quelques bonnes nouvelles glanées dans la presse.
A la une du quotidien israélien Yediot Aharonot, quatre anciens chefs du Shin Beth (service de sécurité intérieure), touchés par la grâce, déclarent : “ Nous courons à la catastrophe ”, “ Nous nous enfonçons chaque jour davantage dans un bourbier sanglant, payant un prix de plus en plus lourd économiquement et internationalement ”.
Coup de théâtre lors des retrouvailles serbo-bonsniaques : le premier ministre serbe présente ses excuses pour les souffrances infligées aux Bosniaques. Huit ans après la guerre, les frontières sont réouvertes et un accord de coopération signé.
C’est tout pour les bonnes nouvelles. Vendredi, trente carabinieri tués en Irak. Samedi, attentats contre deux synagogues d’Istanbul.
J’hésite entre deux questions. 1. Quand aurons-nous touché le fond du gouffre ? 2. Y a-t-il un fond ? »
Chronique n°7, 8-15 novembre 2003