16 novembre – Beaucoup s’interrogent sur les récentes déclarations publiques du chef d’Etat-major de l’armée israélienne, qui semblent indiquer un revirement inattendu à l’égard de la politique de Sharon. Voici l’analyse qu’en propose Uri Avnery, du mouvement Gush Shalom.
« Qu’est-il arrivé au chef d’état-major, le général de corps d’armée Moshe (« Bogie ») Ya’alon ?
Jusqu’à récemment, c’était le faucon le plus agressif de l’armée, peut-être même de tout le pays. Et soudain il devient presque une colombe.
A-t-il eu une révélation divine comme le rabbin Paul de Tarse, parti pour Damas pour persécuter les chrétiens et arrivé là comme apôtre de Jésus ?
Jusqu’à maintenant, l’évangile de Ya’alon était loin des enseignements du gentil prêcheur juif de Nazareth. Sa doctrine était : Frappez les Arabes sur la tête et ils se rendront. Si ce n’est pas suffisant, frappez les plus fort. Rendez la vie des Palestinien insupportable, empêchez-les de sortir de leur village ou de leur ville, détruisez le gagne-pain de leur famille, confisquez leurs terres.
C’était une formule presque mathématique : si on donne un coup après l’autre, la vie des Palestiniens finira par atteindre le point de rupture. Ils ne pourront pas résister. Ils mettront les mains en l’air, baisseront la tête et accepteront tout ce que le gouvernement d’Israël a la bonté de leur offrir. Ils retourneront leurs combattants (« terroristes » dans le langage de l’occupation, « héros nationaux » dans celui des occupés). Ils vivront dans les enclaves que leur laissera Israël, ou chercheront une vie meilleure dans un autre pays.
Et brutalement, maintenant, le chef d’état-major s’écarte de cette stratégie. Il dit aux gens que la politique du gouvernement – dont il a été le plus ardent soutien – est « destructrice ». Au lieu de liquider le terrorisme, déclare-t-il, elle produit le terrorisme. La vie des Palestiniens doit être facilitée, il faut leur donner de l’espoir.
Alors, que s’est-il passé ?
La première partie du plan a réussi au-delà de toute attente. La vie des Palestiniens est vraiment devenue un enfer. La plupart d’entre eux vivent en-dessous du seuil de pauvreté, beaucoup à la limite de la famine et certains dans un véritable état de famine. Des centaines de milliers d’enfants palestiniens souffrent de malnutrition. Chaque village est devenu un camp de prisonniers, totalement entouré de barrages routiers. La circulation des voitures est presque impossible. De nombreux Palestiniens ne peuvent se rendre à leur lieu de travail, à l’hôpital, à l’université ou à l’école ou apporter leur production au marché. Des troupes israéliennes patrouillent dans les villes et les villages, démolissent des maisons, arrêtent ou tuent des militants et, par la même occasion, des femmes et des enfants aussi. Le bruit d’un avion au loin suffit pour que toute la population retienne sa respiration.
En ce sens, tous les objectifs de Ya’alon ont été atteints. Il serait difficile d’imaginer une situation plus terrible, sinon de réels massacres. Et, suivant ce plan, les Palestiniens auraient dû être brisés depuis longtemps.
Mais, ô surprise, cela ne s’est pas produit. Les Palestiniens n’ont pas lâché. Ils ont réussi à exister, même dans ces circonstances épouvantables. L’assistance mutuelle de tous les membres de la famille arabe élargie y a contribué. En outre, la grande majorité des Palestiniens continue de soutenir les attaques violentes (« terrorisme » dans le langage de l’occupation, « résistance armée » dans le langage des occupés). Les kamikazes sont considérés avec fierté et admiration. Pour chaque « martyr » qui se fait exploser, une centaine se pressent pour le remplacer.
Le seul point en discussion parmi les Palestiniens est de savoir s’ils doivent continuer les attentats suicides à l’intérieur d’Israël ou se contenter d’attaquer les colons et les soldats dans les territoires occupés
Il semble que Ya’alon et ses généraux soient parvenus à la conclusion que leur campagne a échoué. Toute pression supplémentaire sur les Palestiniens sera contre-productive, provoquant plus de haine, plus d’hostilité. Donc il y aura plus d’attentats, obligeant l’armée à mobiliser plus de soldats et à investir plus de ressources sans obtenir de résultat.
Ya’alon le faucon se transforme en pseudo-colombe. Mais sa nouvelle recette est basée, elle aussi, sur de fausses hypothèses : au lieu de « frappez-les à la tête », c’est maintenant « calmez le jeu ». Comment ? En permettant à quelques milliers de personnes de travailler en Israël ? En laissant quelques centaines de commerçants entrer en Israël pour acheter des marchandises israéliennes ? (l’économie israélienne en bénéficierait certainement.) En déplaçant quelques barrages routiers ici et là ? En utilisant plus la carotte que le bâton ?
Voilà encore une recette pour aboutir à un échec prévisible. Parce que, comme la recette antérieure et tous les pronostics erronés depuis le début (souvenez-vous de Yom Kippour !), elle est basée sur un profond mépris pour les Arabes en général et les Palestiniens en particulier. Mais, comme le dirigeant sioniste d’extrême-droite Vladimir Jabotinsky l’avait compris il y a quelque 80 ans : vous ne pouvez pas acheter les Arabes. Remplacer un enfer absolu par un enfer relatif ne les conduira pas à abandonner leurs objectifs nationaux. Même si les territoires occupés se transforment en un paradis sur terre et si le gouvernement militaire offre 70 vierges à chaque habitant mâle (comme promis dans le paradis islamique), les Palestiniens voudront encore la fin de l’occupation. Ils veulent un Etat qui leur soit propre dans l’ensemble de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale.
Mais l’« assouplissement » promis par Ya’alon sera loin d’aboutir au paradis. Il sera comme une goutte d’eau sur une pierre chaude. Et pendant ce temps, le monstrueux « mur de sécurité » détruit quotidiennement les moyens de subsistance de plusieurs milliers de gens supplémentaires, les dépouillant de leurs terres et les isolant du reste du monde.
Ya’alon n’est pas atteint d’une subite attaque d’humanité. Il se rend compte que les Israéliens se détournent peu à peu de sa stratégie. Même les profanes commencent à réaliser qu’il a échoué. Ya’alon est en train de changer de cap parce que les gens eux-mêmes commencent à en changer.
Un homme qui aurait des principes se rendrait chez le Premier ministre, mettrait son insigne de général sur la table et dirait : « Monsieur, j’ai échoué. Je démissionne. Et, à propos, Monsieur, je vous conseillerais de faire de même. »
Uri Avnery, 15 novembre
[Traduit de l’anglais : RM/SW]