9 janvier – A lire, ci-dessous, une réponse que le président de l’UNION JUIVE FRANÇAISE POUR LA PAIX, Richard Wagman, vient d’adresser au Monde, après la enième publication, par ce journal, d’une tribune d’Alain Finkielkraut et quelques uns de ses amis.
Paris, le 7 janvier 2003
LE MONDE
Le » Courrier des lecteurs »
21 bis, rue Claude-Bernard
75242 PARIS Cedex 05 Monsieur le rédacteur, En ma qualité de président de l’Union juive française pour la paix, j’aimerais répondre à un article qui a paru à la Une du Monde le 30 décembre 2003, intitulé » Les juifs de France et la France, une confiance à rétablir « . Signé par sept intellectuels, dont le grand rabbin Gilles Bernheim et l’écrivain Alain Finkielkraut, cet article, qui se veut conciliant et réparateur, constitue pourtant une pièce dans une campagne bien orchestrée : celle de la confusion entre la communauté juive française et les intérêts israéliens. Les auteurs affirment qu’une des sources du malaise entre les Juifs* français et leurs concitoyens d’autres confessions consisterait dans le fait que ces derniers ne comprendraient pas la situation d’Israël, et, plus précisément, la » difficulté de faire accéder le peuple juif à l’existence politique « . Il convient de rappeler que l’Etat d’Israël, où vit à peine un tiers des Juifs du monde entier, n’exprime pas l’existence politique du peuple juif. Il représente tout au plus l’existence politique d’une partie du peuple juif (ou faudrait-il dire : des » peuples juifs « , tant il est peu avéré que les Juifs du monde entier, si différents les uns des autres sur le plan culturel, constituent un seul peuple uni). Quant aux Juifs de France, ils n’ont pas attendu le sionisme pour s’affirmer politiquement. Ils ont été parmi les premiers de leurs coreligionnaires à accéder à l’existence politique en 1794. L’émancipation des Juifs née de la Révolution française a permis à nos aïeux de l’Hexagone de bénéficier d’une citoyenneté pleine et entière. Malgré les périodes de notre histoire nationale aussi noires que furent l’affaire Dreyfus et le régime vichyste, la presque totalité des Juifs de France ont choisi de rester dans leur pays natal, pas du tout séduits par la chimère nationaliste de fonder une nouvelle patrie juive en Palestine ou ailleurs. Les auteurs de l’article déplorent le » rejet de l’Etat juif » . Un dirigeant éminemment respectable du judaïsme français, qui détient par ailleurs la double nationalité franco-israélienne, a déjà clairement répondu à cette angoisse : » Notre peuple est rejeté parce qu’il rejette un autre peuple » (Théo Klein, président d’honneur du CRIF, dans Le Monde du 24 avril 2003). Les auteurs de l’article récidivent en parlant du » lien vital des juifs avec Israël « , qui serait devenu » inavouable « . Pour ma part, je passe tout de suite aux aveux : le seul » lien vital » que j’ai avec Israël est de dénoncer les crimes de guerre qu’il ose commettre au nom du peuple juif, et dont je suis obligé de me dissocier, car je ne peux cautionner des exactions que cet Etat inflige au peuple palestinien dans les Territoires occupés. Le rabbin Benheim et ses cosignataires se plaignent que la critique de la politique israélienne tourne à la » réprobation de l’existence même de l’Etat juif « . Une politique tant soit plus humaine, sans occupation, ni check-points, ni barbelés, ni murs, amoindrirait peut-être autant de critiques. Mais si l’ » Etat juif » est objet de réprobation, c’est peut-être parce que l’évolution du monde moderne accepte de moins en moins l’idée d’un Etat ethnique. Depuis les années 1990 et la guerre des Balkans, les Européens acceptent mal la construction d’un Etat serbe pour les Serbes, un Etat croate pour les Croates, etc., avec pour corollaire une purification ethnique. Lorsque l’ONU a voté son plan de partage pour la Palestine il y a plus d’un demi-siècle, il était en effet question de deux Etats : un Etat juif et un Etat arabe. Bien que ce dernier n’ait jamais vu le jour, le premier était construit sur la base de massacres des populations civiles (comme à Deir Yassine), provoquant la fuite de quelque 800 000 Arabes à l’extérieur de la zone vouée à devenir le nouvel Etat juif. La réprobation tant redoutée vient peut-être de la dépossession du peuple palestinien et la » continuation de la guerre de 1948 » – comme l’a déclaré Ariel Sharon lui-même pour expliquer la politique qu’il mène en Cisjordanie et à Gaza -, ainsi que du sort fait aux Arabes israéliens (un citoyen sur cinq), qui ne jouissent toujours pas des mêmes droits que leurs concitoyens juifs. Le temps des Etats ethniques est révolu, et l’horreur de la purification ethnique telle qu’elle a été pratiquée dans les Balkans n’est pas moins horrible lorsqu’elle est mise en œuvre au Proche-Orient. L’Etat d’Israël : oui ; l’Etat juif : non. Autrement dit, Israël cessera sans doute d’être un objet de la réprobation générale lorsqu’il acceptera de devenir un Etat de droit pour tous ses citoyens : les Juifs comme les Arabes, avec les mêmes droits et devoirs pour chacun. Si la laïcité est bonne pour la France, elle est bonne pour le Proche-Orient aussi. Même si la laïcité à la française n’est pas forcément un concept universel, le respect de l’Autre l’est bel et bien. L’association que je représente, ainsi que d’autres forces démocratiques engagées en faveur d’une paix juste au Proche-Orient, n’appliquons pas de critères plus exigeants pour Israël que pour d’autres pays. Certes, très rares sont les pays laïques dans le monde arabe – ainsi que d’ailleurs en Europe. Si le Liban, par exemple, n’est pas laïque, les Pays-Bas ne le sont pas non plus. Mais l’ensemble des communautés ont leur place dans le jeu politique libanais tout comme dans le jeu politique néerlandais. A l’heure où l’on parle, ni le Liban ni la Hollande n’occupe un autre territoire que le leur ni ne mène de guerre coloniale à ses dépens. Là est la différence : si Israël cherche à (ré)intégrer le monde civilisé, il lui appartient d’évacuer les Territoires palestiniens occupés, d’accorder des droits égaux à tous ses citoyens et d’arrêter de se prétendre au-dessus du droit international sous prétexte d’ » impératifs de sécurité « . Car s’il y a un pays au monde aujourd’hui où des Juifs subissent l’insécurité au quotidien, c’est bien Israël. Une belle réussite pour le sionisme ! Le rabbin Bernheim et ses cosignataires prétendent dans leur article que la fondation de l’Etat d’Israël a constitué un » gage que la victoire sur le nazisme ouvrait des temps nouveaux « , préludant en particulier à » un monde où les génocides seraient impossibles « . Force est de constater qu’il n’en est rien. Les Cambodgiens, les Bosniaques, les Ruandais et bien d’autres peuples en font manifestement la preuve. Le spectre du génocide n’a pas été dissipé par la simple création d’un Etat, tout issu d’un génocide fût-il. Le fait que cet Etat mène une guerre coloniale et pratique une forme d’apartheid tout en jouissant d’une impunité assurée par la protection américaine est une pilule amère à avaler pour les promoteurs de l' » idéal sioniste « . L’Etat d’Israël a donc terriblement déçu ceux qui, bercés par l’espoir, ont soutenu sa création. Hélas, les génocides ne deviendront impossibles que dans un monde plus juste, où tous les Etats connaîtront une répartition égalitaire des richesses et où règnera le respect universel du droit international. Quant aux Juifs français, ils continueront à vivre et à s’épanouir ici, dans notre République, comme citoyens à part entière. La lutte contre l’antisémitisme et contre toute autre forme de racisme (autre sujet abordé par les auteurs de l’article) en dépend aussi. Et, lorsque des figures médiatiques de la communauté juive française comme M. Finkielkraut et ses cosignataires arrêteront de répandre le mythe du » lien vital » existant entre notre communauté et l’Etat d’Israël, l’apport juif à la lutte contre le racisme dans l’Hexagone sera revalorisé. C’est une condition sine qua non pour que soit réalisé le nécessaire travail de réflexion que les auteurs de l’article appellent de leurs vœux, » sur la définition de la France et du judaïsme français comme communautés historiques dignes d’être continuées « . Richard WAGMAN Président, UJFP
* M. le rédacteur : La règle orthographique qui a prévalu dans l’article paru dans Le Monde est peut-être celle des sept co-auteurs, mais lorsqu’ils écrivent le mot » juifs » avec un » j » minuscule, ils ne désignent que les personnes qui professent le judaïsme comme religion. Lorsque j’écris ce même mot avec un » J » majuscule, comme le veut l’usage, c’est pour désigner tous ceux qui appartiennent au peuple juif ou à la communauté juive, laïques et non croyants compris.