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NOEL A HEBRON, par Anne BRUNSWIC

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25 décembre à Hébron. Pour aller de Ramallah à Hébron (en arabe Al-Khalil), on met actuellement deux à trois heures, contre une avant l’Intifada. Le taxi collectif, une vieille berline Mercedes jaune orangé à huit places, contourne l’agglomération de Jérusalem à l’est en passant par Bethléem et suit à peu près le tracé de la « clôture de séparation » qui prend, dans la traversée d’Abu Dis, la forme d’un mur érigé en pleine ville.


La route, souvent coupée par des barrages militaires fixes ou mobiles, zigzague entre les collines, gravit parfois des pentes très raides, dégringole dans des ravins désertiques. Le soleil du matin rase les pierres. Au creux de vallons caillouteux, des nomades ont planté leur campement. Selon la carte touristique israélienne (il n’en existe pas d’autre), nous parcourons les Monts de Judée. Les colonies juives, certaines fort peuplées comme Maale Adumim, se voient de loin. Perchées sur les collines, elles se signalent par une architecture en rupture avec celle des villages arabes environnants : toits inclinés couverts de tuiles rouges, façades identiques alignées au cordeau, éclairage abondant de jour comme de nuit au moyen de hauts lampadaires diffusant une lumière jaune. Elles sont desservies par un réseau de routes et d’autoroutes en principe étanche par rapport aux voies secondaires où les Palestiniens peuvent circuler, du moins lorsque l’armée ne décrète pas de bouclage. En cas de besoin, celle-ci ferme les barrières jaunes installées sur tous les accès importants, déverse des tonnes de gravats ou creuse des tranchées pour rendre les routes et chemins impraticables. Ce 25 décembre, à tous les carrefours agrémentés de guérites, de chicanes et de miradors, les soldats filtrent le trafic. Ils échangent un morne boker tov (salutation matinale en hébreu) avec le chauffeur, réclament parfois des cigarettes.

On accède à Hébron par la partie dite H1, théoriquement sous contrôle palestinien . Le centre de la ville moderne se signale par quelques constructions plus élevées, des immeubles de bureaux pour la plupart inachevés. Au marché, sous le soleil, se presse une foule nombreuse de villageois. Mais à mesure que l’on avance dans le vieux souk et que l’on s’approche du sanctuaire d’Abraham, on est saisi par un spectacle inouï, celui d’une ville assassinée. Ce qui frappe, ce n’est pas tant l’état de délabrement des maisons et les ruelles, certaines ont même fait récemment l’objet d’une restauration soignée, mais le silence pesant, les alignements de boutiques closes, les volets verts barbouillés d’étoiles de David, les allées désertes, les miradors et les caméras de surveillance, les grillages et les blocs de béton qui transforment les rues en impasses. A proximité du temple, quatre à cinq cents colons juifs ont pris position dans des bâtiments anciens dont ils occupent les étages supérieurs. La plupart, dit-on, viennent des Etats-Unis et de France. Leur sécurité est assurée par des soldats qu’on rencontre à chaque coin de rues. La haine ici se donne en spectacle : des filets ou des grillages ont été disposés pour protéger les piétons palestiniens des projectiles lancés par les colons installés dans les étages. On avance à couvert sous ces minces filets lestés de détritus variés (boîtes de conserves rouillées, bouteilles vides). Ou en rasant les murs. Lorsqu’on lève le regard vers les étages, on aperçoit des drapeaux israéliens, des fenêtres munies d’épais barreaux, des surélévations récentes réalisées sans grand souci du cadre historique. Un gamin sur une terrasse caillasse les passants, un soldat israélien (qui est peut-être son grand frère) s’efforce doucement de le ramener à la raison, le morveux s’obstine, sûr de son bon droit. Scène de la haine ordinaire. Cette rue centrale, l’unique voie d’accès à la mosquée pour les fidèles musulmans, est un parcours d’humiliation. Sur les volets verts d’une boutique fermée, en grosses lettres cyrilliques, « smiert arabam » (mort aux arabes) et sur les volets d’en face, les auteurs de ce graffiti ont signé « Sacha, Youra ». Quelques mètres plus loin, des inscriptions, toujours en russe, appellent au « combat sans compromis » à la « lutte à mort »… Par chance, les habitants du souk ne lisent pas tous le russe.

Gérard et Pierrette qui m’accompagnent n’en reviennent pas. « Ça donne la chair de poule » disent-ils. Un jeune homme nous hèle, nous invite à boire le café. Le salon est une petite pièce carrée, dont le toit est formé de deux voûtes ogivales croisées. Les murs sont si épais et les ouvertures si étroites que l’habitation semble taillée dans le roc. C’est son père, Mohammed Taleeb, un patriarche d’à peine soixante ans qui nous fait asseoir sur les canapés rouges. Le seul livre est un gros volume vert du Coran. Aux murs, des sourates encadrées et une tapisserie représentant La Mecque. Chaque jour, explique-t-il en anglais, on lit en famille une sourate. Peu à peu la pièce se remplit de femmes et d’enfants. L’épouse du patriarche, qui a mis son voile blanc pour nous recevoir, s’assied à ses côtés. Des filles et belles-filles, des enfants… Le père et le fils sont maçons mais le père s’est arrêté pour cause d’invalidité. Il évoque ses problèmes de santé (disques vertébraux endommagés) et présente peu à peu sa famille. Vingt-deux personnes vivent sous son toit, dans six pièces indépendantes réparties autour d’un unique escalier. Sa femme lui a donné six fils et sept filles, presque tous déjà mariés et déjà parents de nombreux enfants. Les petits, fort respectueux, viennent saluer les étrangers d’une poignée de main ou d’un triple baiser, puis se serrent en silence sur les genoux de leurs parents. Tous semblent correctement nourris et vêtus, entourés d’une grande affection. Ils vont à l’école ou au lycée mais la famille est trop pauvre pour les envoyer à l’université. Le dernier né, un bébé de sexe masculin, passe de main en main, offrant à tous ses risettes. L’orangeade arrive, puis des bonbons, puis du café. Les belles-filles prennent congé en baisant cérémonieusement la main et le front du patriarche puis de la matriarche. Celle-ci ne dit mot – sans doute parce qu’elle ne parle pas l’anglais – mais sourit, assise bien droite à côté de son mari. Visage brun sculptural aux lignes fines encadrées par le triangle blanc du voile.
A leur manière simple et imparable, les Taleeb résistent, en maintenant coûte que coûte la vie : des enfants innombrables, une famille soudée par la tradition et la religion. Alors que nous sommes sur le départ, le patriarche montre la photo d’un neveu, journaliste de Reuters récemment tué à Badgad. Un martyr de plus.

Le sanctuaire au cœur de la vieille ville est un monument composite où l’on vénère depuis plus de deux mille ans les cénotaphes de quelques illustres ancêtres : Abraham, Sarah, Isaac, Rébecca, Jacob, Léa et Joseph. Les ossements se trouvent dans une grotte située une dizaine de mètres plus bas. Les murailles hautes de vingt mètres datent d’Hérode mais les créneaux datent de l’époque mamelouk. A l’intérieur, le décor est oriental mais les Croisés y ont apporté leur touche personnelle en ajoutant un vitrail au-dessus de l’entrée principale et en remplaçant le plafond plat par une voûte. Cathédrale saint-Abraham pendant un siècle, puis de nouveau mosquée avec l’adjonction de deux minarets et de cinq cénotaphes, l’édifice à présent, se partage entre la mosquée (entrée de gauche) et la synagogue (entrée de droite). Depuis le massacre de 29 fidèles musulmans perpétré en 1994 par le colon Baruch Goldstein, les accès sont très contrôlés. Fidèles et touristes passent sous des portiques électroniques détecteurs de métaux et subissent une fouille au corps. Les soldats interrogent également les touristes sur leur religion. En bons Français que nous sommes – peu enclins à discuter de nos convictions métaphysiques avec des représentants de l’autorité, surtout lorsque ceux-ci vous pointent vers vous un fusil mitrailleur – nous nous déclarons tous « sans religion ». « Ça n’existe pas ! » répond, péremptoire, une des soldates. Les factionnaires ont-ils reçu pour consigne d’interdire l’accès de la mosquée aux juifs et celui de la synagogue aux non-juifs ?
Une cloison à travers laquelle on peut aisément s’entendre sépare la mosquée de la synagogue. On peut même s’apercevoir de part et d’autre du cénotaphe d’Abraham. En effet, celui-ci est enfermé dans une étroite chapelle où l’on plonge le regard à travers d’épaisses grilles disposées des deux côtés. Ainsi rien n’interdit, théoriquement du moins, à des fidèles juifs et musulmans de se voir et de se parler de part et d’autre du tombeau. Sujet de rédaction improbable pour les petits élèves d’Hébron-Al-Khalil : « Abraham B. et Ibrahim A. s’aperçoivent à travers la grille du sanctuaire commun à leurs deux religions. Imaginez le dialogue. »
Devant l’entrée de la synagogue, un petit complexe touristique à l’usage des juifs : cafetéria, magasins de souvenirs, articles de piété, toilettes publiques frappées d’une gigantesque étoile de David. Juste à côté, un poste de police israélien et un arrêt d’autobus desservant la colonie voisine de Kiryat Arba (où les colons d’Hébron vont faire leurs courses). Des voitures à plaques jaunes (israéliennes) sont garées devant, probablement la propriété des colons. Les magasins de souvenirs arabes sont fermés, abandonnés semble-t-il depuis fort longtemps. Des colons vont et viennent, beaucoup d’hommes en noir. Deux jeunes femmes enceintes, vêtues de longues jupes, la tête couverte de chapeaux cloches, avancent entourées chacune de trois jeunes enfants.

La première rue à gauche n’est plus qu’un décor vide. Décor d’un film que j’ai déjà vu cent fois : le survivant d’une catastrophe nucléaire ou chimique déambule seul dans une ville dont les bâtiments sont à peu près intacts mais d’où toute vie a disparu. Sur un balcon, un enfant apparaît. Un autre se hasarde dans la rue. Celui du balcon saisit un balai et s’efforce de pousser une bouteille vide sur la tête de l’autre. Il manque sa cible. Les deux enfants disparaissent, le silence revient. Le soleil de l’après-midi projette au mur des dentelles d’ombre.
Des soldats stationnent au bout de la rue. La conversation s’engage avec un grand gars jovial qui vient, dit-il, du Brésil. « Qu’est-ce vous venez faire ici ? demande-t-il. – Et vous ? lui réponds-je – Maintenir l’ordre. – L’ordre ou le désordre ? – L’ordre du désordre, si vous voulez. Dans les années vingt, soixante juifs ont été tués ici, alors il faut protéger bien la présence juive à Hébron. – 1500 soldats pour protéger 500 colons, vous trouvez ça normal ? – Normal, pas normal, qu’est-ce que ça change ? De toutes façons, j’obéis aux ordres de l’armée. – Si vous voulez mon avis, vous feriez mieux de quitter l’armée. – Et qu’est-ce que je deviendrais ? Comment je vivrais ? »
Voici un soldat qui aurait bien plu à Brecht. J’imagine Bertolt B. se promenant ainsi dans Hébron à la tombée du jour. Sans doute engagerait-il la conversation avec les dames colons aux ventres pleins. Qui sont-elles ? Comment vivent-elles ? A quoi rêvent-elles pour elles-mêmes et leurs enfants ? Je ne me sens pas le courage de les aborder.
La distinction entre civils et militaires paraît ici tout à fait oiseuse. Aux avant-postes israéliens se tiennent ces hommes, femmes et enfants, prêts à tuer et sûrement à mourir pour affirmer les droits des juifs sur Hébron et par delà, sur la Cisjordanie et Gaza. L’armée prétend les protéger. Sans doute les utilise-t-elle. Plus aguerris que la plupart des soldats, les colons sont des civils doublement armés.
Des enfants accourent à la mosquée avec des petits seaux en plastique colorés. « Ils viennent chercher la soupe » m’explique-t-on. Un peu plus loin dans une ruelle du souk, un petit brun de onze ans boxe un autre gamin plus dépenaillé que lui. Le petit brun ajuste ses coups avec précision, l’autre esquive maladroitement. Aucun des deux ne pleure ni ne crie, ils se cognent comme des hommes. Un adulte vêtu d’un large paletot sombre sort du café pour les séparer, mais aussitôt qu’il a tourné les talons, la bagarre reprend. Le plus faible prend la fuite.
Une patrouille de six jeunes soldats se lance dans l’artère principale de la vieille ville, déterminée à chasser les passants et à faire fermer les rares magasins encore ouverts. L’œil collé au viseur de leur M16, ils pointent dans toutes les directions avec des mouvements mécaniques qui miment ceux d’un jeu vidéo. La rue se vide instantanément. Un enfant se cache dans les plis du manteau de sa mère. Un quadragénaire en keffieh à carreaux noirs avance à pas lents en soulevant son blouson au-dessus de son ventre (preuve qu’il ne porte pas de ceinture d’explosifs).
Scène de la vie quotidienne à H2. « Ils décrètent le couvre-feu quand ça les arrange, à n’importe quelle heure, explique un vieux marchand de cartes postales. On ne peut plus travailler. Tous ceux qui ont les moyens ont ouvert des boutiques dans H1 et sont partis d’ici. »
On croise de temps à autre de jeunes Européens – Norvégiens, Danois, Italiens – munis de brassards rouges frappés des quatre lettres TIPH (Temporary International Presence in Hebron), tantôt à pied, tantôt à bord de landrovers. Ils sont là, expliquent-ils, « pour observer l’application des accords de 1996 et tenir le registre quotidien des incidents. Pas pour intervenir. » Ce ne sont pas des volontaires internationaux mais des fonctionnaires appointés par leurs gouvernements respectifs. Leur quartier général, situé sur des hauteurs assez lointaines, est le seul endroit en ville – nous l’apprendrons par la suite – où l’on a la moindre chance de se procurer de l’alcool.
Au centre Hébron-France, situé en face de l’université, nous sommes accueillis par une demi-douzaine d’étudiants (technologie, pharmacie…) et deux professeurs. Un petit tour de présentation. Dès qu’ils s’avisent que Gérard est philosophe, ils l’entreprennent sur la question du suicide. En résumé, leur question se formule ainsi : « Comment qualifier ces opérations au cours desquelles le combattant sacrifie sa vie pour tuer des ennemis ? L’emploi du mot suicide ne prête-t-il pas à confusion en laissant supposer des motifs psychologiques d’ordre intime ? » Pas pressé de répondre, Gérard s’efforce de les faire parler davantage de ce qu’ils en pensent eux-mêmes. Leur approbation de ces « opérations » comme on les appelle ici est totale – ce n’est pas une surprise. A leur tour, ils répondent à nos questions, racontent leurs vies d’étudiants.

L’université étant la plupart du temps fermée par l’armée, les cours ont lieu dans les locaux d’une école primaire, l’après-midi, après le départ des enfants. Ils tâchent de s’entraider, viennent apprendre le français au Centre avec l’espoir de décrocher un jour d’une bourse. La conversation se déroule autour de verres de thé, entre gens bien élevés. Les étudiants ont une mise soignée, s’expriment d’une voix posée en un français un peu hésitant mais parfaitement compréhensible. Sont-ils vraiment prêts à mourir ? Ou occupés à préparer leur avenir professionnel et personnel ? Ou les deux inextricablement ? Depuis le début des attentats-suicides (comme nous continuerons à les appeler faute de mieux), les universités palestiniennes (Naplouse, Hébron notamment) ont fourni beaucoup de candidats. Des jeunes gens sérieux qui sans doute leur ressemblaient. Auxquels visiblement ils s’identifient. Pendant que nous parlions, on vient d’apprendre qu’un Palestinien s’est fait sauter près de Tel Aviv. « Il y aurait au moins quatre morts » annonce sobrement l’un des étudiants. Sont-ils contents ? Pas de manifestation de joie, ni au centre Hebron France, ni plus tard dans la soirée au restaurant ou dans les cafés. Tout attentat est suivi d’un couvre-feu d’une durée imprévisible, plus ou moins rigoureux selon le lieu d’origine du kamikaze. L’armée boucle aussitôt le secteur et détruit sa maison ou celle de sa famille le jour-même.
Dans les journaux du lendemain, on lira que Shehad Hanani, 21 ans, l’auteur de l’attentat à la station du bus de Geha, provenait de Beit Furik près de Naplouse, un des villages les plus sévèrement bouclés de la Cisjordanie. On apprendra aussi un peu plus tard que son frère avait été tué dix jours plus tôt à Naplouse .

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