23 janvier – Nouvelle chronique d’Anne Brunswic, journaliste et écrivain française, séjournant dans les territoires palestiniens occupés depuis plusieurs mois.
« Naplouse est en état de siège depuis le 26 décembre. L’armée y est entrée en force au lendemain de l’attentat de Petah Tikva (banlieue nord de Tel Aviv) qui a causé quatre morts et douze blessés. En fin de matinée, Robin et Jean-Philippe, qui ont hâte de filmer de près l’occupation, sont partis pour Naplouse lourdement chargés de leur matériel de cinéma. Vers deux heures, ils m’appellent au téléphone : « C’est la guerre, il y a des tanks partout, les jeunes jettent des pierres, les soldats répliquent avec des balles. » Adieu les festivités prévues ici en l’honneur des fiançailles de mon voisin Omar et du passage à 2004, je pars. Dans le sac, je mets deux bouteilles d’alcool en prévision d’un réveillon sous couvre-feu et un volume de Proust (La Prisonnière), au cas où les choses tourneraient mal.
Sur la place Al-Manara, j’apprends une bonne nouvelle : depuis la levée du check-point de Surda, l’autocar a repris son service régulier. Départ à 14h30, prix modique 10 shekels et itinéraire beaucoup plus direct que celui suivi en novembre. Autocar bondé. Serrés sur la banquette du fond, les enfants savourent leur bonheur de voyager. La route sillonne entre les collines, passant au large de nombreuses colonies.
Une heure plus tard, je suis devant le check-point de Hawara. À la vue de mon passeport étranger et de ma carte de presse, le jeune soldat de faction alerte son supérieur. Refus catégorique. J’évoque mes deux compagnons qui ont franchi le même check-point le matin même. « Naplouse est fermé à tout le monde, y compris aux journalistes. Vos deux collègues, ils ne sont pas passés par ici, c’est impossible. Ils ont dû se glisser par un chemin de la montagne. Fermé, vous avez compris ? Nous avons des ordres. On n’est pas au Parlement ici, les ordres, ça ne se discute pas. Si vous n’êtes pas contente, appelez le porte-parole de l’armée. » Le cerbère a la tête de l’emploi : poil blond dépassant sous le casque, carrure lourde, ventre proéminent souligné par le gilet pare-balles, yeux rougis et nez boursouflé. Je sollicite le numéro de téléphone de l’armée, obtiens quelqu’un au bout du fil qui me renvoie à un deuxième puis à un troisième. La ligne est coupée. Une demi-heure passe. Deux volontaires israéliennes munies de badges remplissent de petits blocs-notes. Je sollicite leur aide, à tout hasard. Elles ne sont pas là pour intervenir, précisent-t-elles avec des sourires aimables, juste pour observer le respect des droits de l’homme. Un peu plus tard, lorsque la nuit sera tombée et qu’elles seront sur le point de plier bagage, elles m’offriront tout de même un petit croissant.
Une landrover qui semble appartenir à un organe de presse se présente ; son chauffeur accepte de me prendre à son bord et de me faire franchir le barrage en sa compagnie. Je m’installe sur le siège avant, nous roulons dix mètres jusqu’à la barrière. Le sous-officier , cette fois, éructe de colère, me fait descendre et confisque immédiatement passeport et carte de presse. « Vous avez violé mon interdiction et vous avez essayé de vous faufiler à mon insu. C’est une faute très grave. Je vais aviser le haut commandement. » Le chauffeur de la landrover, trop content d’avoir été autorisé à passer, m’adresse un salut compatissant et disparaît. Je reprends mon attente derrière la barrière, à côté des deux observatrices humanitaires.
Une femme au visage tout fripé, très pauvrement vêtue, si petite qu’elle paraît presque naine, implore le sous-officier. Elle est là depuis plusieurs heures, la nuit tombe, elle n’a nulle part où aller, pas les moyens de s’en retourner. À hauts cris, elle tente d’ameuter les quelques Palestiniens qui patientent encore derrière la barrière. Un homme âgé prend sa défense. Peine perdue.
Quant à moi, sans passeport, je ne peux aller nulle part : il ne me reste qu’à appeler le consulat. Je tombe sur le fonctionnaire français compétent, ce qui n’était pas gagné un soir de Saint-Sylvestre. Il s’inquiète, va tâcher d’en savoir plus, insiste pour que je le rappelle si la situation évolue. Je patiente encore une demi-heure, me couvrant peu à peu de tous les vêtements chauds que contient mon petit sac à dos.
À quelques mètres de moi, on aide un jeune homme à se dresser sur ses jambes. Je ne l’avais pas aperçu car il était dissimulé entre deux blocs de béton. Il a les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. Il est maigre et semble faible, frigorifié. Pour tout vêtement, il n’a qu’une chemise déchirée et un pantalon de jean. Il s’appuie sur le bras d’un autre Palestinien, plus âgé, vêtu d’un anorak vert. Celui-ci le conduit à dix mètres jusqu’à un endroit un peu écarté, près d’une voiture en stationnement, et commence une manœuvre malcommode. Le prisonnier tente d’écarter les jambes, parvient à pisser ; son compagnon le soutient, le porte presque, puis le ramène entre les blocs de béton où il s’effondre.
J’interroge les deux observatrices humanitaires. « Ils le gardent depuis ce matin, disent-elles. – Qu’a-t-il fait ? – On ne sait pas ».
Je m’approche des soldats. Un petit brun à la mine d’enfant m’adresse quelques mots gentils en français. Il paraît à peine dix-sept ans. Sa mère vient de France ; lui, il est né ici, ce qui ne semble pas l’enchanter. « Tu ne crains pas les ennuis, si l’officier voit que tu me parles. – Non, il gueule beaucoup mais c’est pas grave. » L’autre soldat, un gros gras grand blond aux yeux clairs nous rejoint. Dès le moment où il apprend que je parle russe, il se met à l’aise, presque sympathique. Son petit nom, c’est Micha. « Le prisonnier ? Il a rien fait, c’est son frère qu’on cherche. – Et toi, pourquoi es-tu là ? Tu fais ton service ? – Non, j’ai fini mes trois ans. Après je me suis engagé pour cinq ans. Il m’en reste deux. – Pourquoi as-tu choisi l’armée? – Pour servir mon pays. Notez, j’aurais bien voulu être soldat en Russie. Je suis né à Moscou, ensuite on est allés au Canada avec mes parents, après je suis venu ici. – Tu avais des convictions religieuses ? – Oui, un peu, au début, j’ai essayé d’être observant, mais l’armée ça te pourrit. Je ne suis plus du tout religieux. – Et le sous-officier, là-bas, c’est lui le chef de poste ? – Non, c’est l’autre, le jeune, le commandant. »
J’interpelle en anglais le jeune gradé, un long maigre à taches de rousseur flottant dans son uniforme, une tête de fort en thème : « Vous comptez garder mon passeport longtemps ? Vous savez que c’est illégal de confisquer une pièce d’identité ? Si, sans le vouloir, j’ai enfreint la loi, vous n’avez qu’à me mettre une amende. – La loi, je la connais mieux que vous. D’ailleurs je sais bien à quelle espèce de gens vous appartenez. Vous nous détestez. – Pardon ? – Oui, vous détestez les juifs, vous êtes tous pareils, les journalistes. » Il s’éloigne, pressé, craint peut-être d’en avoir trop dit.
Micha, lui, serait plutôt d’humeur loquace. « Alors, comme ça vous connaissez la Russie ? – Oui, un peu. J’avais des cousins autrefois à Léningrad. Je leur ai plusieurs fois rendu visite. Maintenant, ils vivent en Californie. – Et qu’est-ce que vous faites ici en ce moment ? – J’écris. – Des romans ? – Si l’on veut. Tu vois, ton officier là-bas, il mériterait de devenir un héros de roman. Il est le premier qui me traite d’antisémite. – Ben, c’est vrai, tout le monde est contre nous. Au Canada aussi. – Vraiment ? À quoi as-tu vu ça ? – Chaque fois que je pars pour Israël et que je reviens, je vois bien comment ils regardent mon passeport à l’aéroport. Ils digèrent pas. –Ton commandant, au téléphone, il parle de moi, on dirait…. – Ouais, on va sûrement vous laisser passer. Pas tout de suite mais dans un quart d’heure, vingt minutes. Là, il discute avec le haut commandement. Franchement, pourquoi vous voulez aller à Naplouse ? – Pour voir ce qui se passe et pour rejoindre mes copains. – Où vous allez dormir ? – À l’hôtel. – Ils ont des hôtels à Naplouse ! ? – Bien, oui, qu’est-ce que tu imagines ? – Je sais pas, j’y suis jamais allé. »
Pendant que nous parlons, la nuit est tombée et la température a encore dégringolé de quelques degrés. J’ai eu tout le temps d’admirer les collines boisées dans le lointain, et plus près, les fils de fer barbelés, les monceaux d’ordures, les guérites et les miradors installés en surplomb. Deux jeunes gens arrivent avec un sac de sport. Un soldat fouille et trouve au fond un petit tapis brodé représentant une paire de mains menottées tendues vers le ciel. Ce motif, sans doute celui d’un groupe de résistance, surmonte une devise en arabe que le soldat ne parvient pas à déchiffrer. Il interroge un collègue plus expert. L’incident s’éternise. Le contenu du sac de sports est maintenant entièrement renversé sur la chaussée et le soldat continue à l’examiner en remuant lentement les vêtements avec le bout de son fusil.
Une petite voiture vient rechercher les deux observatrices. Au même moment, une fourgonnette blindée stoppe au barrage et l’on y fait entrer, toujours yeux bandés et mains attachées, le prisonnier qui bascule et s’effondre sur le plancher métallique. La voiture israélienne (reconnaissable à ses plaques d’immatriculation jaunes) et la fourgonnette s’éloignent, l’une en direction de Tel Aviv, l’autre du centre d’interrogatoire militaire.
Il ne reste plus grand monde à attendre derrière la barrière. Un jeune cadre vêtu d’un caban noir et portant attaché case tente de plaider sa cause en arabe puis en anglais. « Vous pouvez nous traduire, me demande Micha. On comprend pas ce qu’il veut. – Il dit qu’il habite juste de l’autre côté et qu’il voudrait rentrer chez lui, que sa famille l’attend. – Dites-lui qu’il faut qu’il attende le commandant.»
Je me demande bien ce je fabrique là, au beau milieu de la Cisjordanie, un soir de réveillon, à faire l’interprète pour l’armée israélienne qui vient par ailleurs de me confisquer mes papiers. Arrive une voiture particulière conduite par un jeune homme, transportant à son bord trois passagères voilées. Avec de grands gestes, le conducteur désigne, sur le siège avant droit, une femme âgée qui semble à demi-inconsciente. Micha commente : « Il raconte que la femme est en sang mais on peut pas savoir s’ils mentent. Ils essaient toujours de nous tromper. – À leur place, tu crois que tu dirais la vérité ? – À leur place ? ? » Cette question laisse Micha songeur, comme s’il ne se l’est jamais posée.
On extrait avec peine la malade de la voiture, elle chancèle. Elle est autorisée à passer à pied mais le reste de la famille doit rebrousser chemin. Il se passe encore un quart d’heure avant qu’une ambulance vienne la chercher de l’autre côté.
Après trois ou quatre longues conversations téléphoniques, dont une avec le consulat de France, le gros sous-officier rougeaud, me rend mes papiers et m’invite poliment à franchir le barrage. « Désolé de cette erreur, ajoute-t-il avec un sourire déférent auquel il ne m’a pas habituée. Sincèrement désolé. »
Pourquoi ce revirement ? Est-ce l’intervention du consul ? Ont-ils compris qu’ils avaient affaire à une femme juive ? Je m’éloigne rapidement, sans trop savoir ce qui m’attend de l’autre côté. J’appelle immédiatement les services consulaires pour les remercier de leur intervention et leur souhaiter un joyeux réveillon. « Rappelez-nous en cas de problème. Cela ne nous tranquillise pas de vous savoir à Naplouse en ce moment. Mais nous avons fait comprendre à l’armée qu’une femme de votre âge courait moins de risques la nuit dans un hôtel de Naplouse que sur les routes de Cisjordanie, n’est-ce pas. – En somme, je suis passée au bénéfice de l’âge ? – Euh ? Non, non, nous leur avons dit que, votre âge, c’était une question qui ne regardait que vous, n’est-ce pas ? – Merci encore. »
Je n’ai pas franchi cent mètres que le sous-officier me rappelle avec un « Come back, come back » qui ne souffre pas de discussion. Je ne vais pas prendre le risque de me faire tirer dans le dos. Donc, retour à la case check point. « Vous ne pouvez pas entrer dans Naplouse à cette heure-ci sans voiture. Personne ne circule. Entrez dans cette voiture. » Le véhicule réquisitionné pour me transporter appartient à un médecin palestinien que j’ai vu patienter devant le barrage depuis une heure au moins, un monsieur d’une cinquantaine d’années à l’allure de notable, veston, cravate, chemise blanche. Peut-être vient-on de le laisser passer sous condition qu’il me serve de chauffeur ? Le fait que je bénéficie de la protection de l’armée ne nous met pas à l’aise, ni lui, ni moi. Pas une voiture ni un piéton sur les larges avenues qui entrent dans la ville. Des tas de décombres fumants obstruent ici et là le passage et contraignent la voiture à zigzaguer, en empruntant parfois le bas côté. Le médecin me fait observer, à la lueur des phares, une grande flaque de sang sur la chaussée. « Je ne peux pas vous emmener plus loin. C’est dangereux. – Ne prenez pas de risque pour moi, votre famille vous attend. » Nous croisons un taxi qui roule en sens inverse ; il refuse de revenir vers le centre. Deux ambulanciers acceptent de me prendre en charge. A l’arrière de l’ambulance, s’offre le choix entre une civière et un fauteuil. Je choisis la place assise et nous reprenons notre route dans une ville entièrement obscure, sans un lampadaire ni une lumière aux fenêtres. Les poubelles renversées en flammes, les cailloux, les gravats, les poutrelles disséminées sur la chaussée témoignent des combats qui viennent de se terminer. Un char bloque le carrefour devant nous, l’ambulance braque prestement à gauche. Un autre char, plus loin ; l’ambulance se glisse dans la première ruelle. Des fourgonnettes blindées passent juste derrière nous. L’ambulance stoppe au bas d’un escalier qui vient de s’éclairer. « Voilà, vous y êtes. Bonne chance ! » J’offre de payer le transport. Les Saint-Bernard refusent et disparaissent dans le noir.
Je monte les marches de l’hôtel Yasmeen comme un noyé touche le rivage. Il n’est pas encore sept heures du soir. Les compagnons cinéastes m’accueillent, le réceptionniste, le guide-interprète, quelques étrangers. Tous ont plus ou moins suivi les péripéties de mon passage à Hawara. Ils sont enfermés dans l’hôtel depuis le début de l’après-midi, lorsque les affrontements ont pris une tournure violente. En définitive, si j’examine mes petites aventures d’un point de vue plus compréhensif pour les « Forces de Défense Israéliennes », j’admets que celles-ci m’ont retenue au barrage pour me protéger en attendant que la situation se calme en centre ville. Par parenthèse, tout le monde sait en Palestine que l’Intifada a ses horaires. Son heure de pointe, le moment où les gamins sont les plus nombreux à jeter des pierres, c’est presque toujours le milieu de l’après-midi ; elle observe généralement une pause à la tombée de la nuit. Naturellement, l’arrivée intempestive d’un convoi de blindés dans une ville ou un village peut décaler les horaires, mais en principe… En somme, sept heures du soir, c’était le bon moment pour arriver.
Le hall de la réception, situé au premier étage, donne d’un côté sur la ruelle par laquelle je suis arrivée, de l’autre sur la mosquée et la tour de l’horloge au cœur de la casbah.
Nous lions conversation avec trois Italiens de ma génération (ceux qui avaient plus ou moins vingt ans en 1968) et toute une bande nettement plus jeune venue de Suède, Norvège, Belgique, Allemagne, Angleterre, France. Après tout, c’est le réveillon, buvons un coup. Par chance, l’hôtel sert du vin (chose inconcevable à Hebron ou à Gaza). Soudain, deux grosses détonations retentissent. Elles semblent très proches. Ceux qui ont l’oreille exercée diagnostiquent « les Israéliens sont en train de faire sauter des maisons dans la vieille ville. »
Un quart d’heure passe, le silence revient. D’un haut-parleur, on entend des appels en arabe. « Le commandement unifié de la résistance de Naplouse appelle les habitants à monter sur les terrasses et à crier Allah est grand » traduit Farid, le jeune guide-interprète de l’hôtel. De la table des jeunes internationaux, tout le monde se lève et s’apprête à partir en mission de reconnaissance. Nous leur emboîtons le pas et sortons en file indienne par l’escalier situé à l’arrière de l’hôtel qui débouche directement dans une ruelle du souk. Tout est obscur. Cent mètres plus loin, un blindé israélien est posté à une intersection. Mains en l’air, nous répétons en anglais « Nous sommes des internationaux, nous venons voir s’il y a des blessés, nous venons aider les secouristes à acheminer les blessés. » « Go away » entend-on dans le mégaphone. Nous obliquons dans une autre ruelle. Autre blindé. « Go away ». Notre cortège hétéroclite est emmené par un jeune Américain qui connaît parfaitement la casbah et parle un peu l’arabe. Avec un petit groupe de volontaires, il s’est installé dans le camp de Balata depuis quatre mois. Une barbiche blonde, une silhouette très mince flottant dans un anorak trop large, la démarche souple et rapide, un regard aigu, il semble ici parfaitement à l’aise. Je l’apprendrai plus tard dans la soirée, ce quidam qui n’a pas froid aux yeux est juif. Nous avançons maintenant dans une des artères principales du souk, en contournant des détritus en cendres et des éclats de verre. Beaucoup de vitres cassées. Aux fenêtres, des habitants nous adressent des signes d’amitié. Pas question pour eux de nous rejoindre dans la rue, la plupart ne sont pas sortis de chez eux depuis quatre ou cinq jours. Nous croisons plusieurs ambulances du Medical relief (l’organisation palestinienne pour les secours d’urgence). Chacune d’elle est sous la responsabilité de deux jeunes secouristes, vêtus de vestes rouges à bandes fluorescentes.
Encore un blindé, encore un « go away ». Nous nous approchons des soldats israéliens qui semblent peu offensifs. Ce sont des tout jeunes, visiblement contrariés de passer la nuit du nouvel an dans une fourgonnette blindée au cœur d’une ville réputée très dangereuse. « Ils ont les yeux explosés » me fait remarquer un des jeunes internationaux, « ils ont dû fumer et picoler grave. » De fait les soldats se mettent à parlementer mollement sans prêter la moindre attention à la caméra et au micro. Une jeune femme nous hèle de la fenêtre, auprès d’elle, une vieille femme se sent mal. Les ambulanciers montent à l’étage. Rien de grave, inutile de la transporter de nuit à l’hôpital. Tout près, un portail a été enfoncé, apparemment par un char. En revanche, il reste encore quelques voitures en stationnement qui n’ont pas été écrasées ou incendiées. Les ambulanciers racontent qu’ils ont conduit beaucoup de chebab (garçons ou jeunes gens) à l’hôpital aujourd’hui, mais n’ont pas relevé de morts .
Quelqu’un regarde sa montre. Il va être minuit. Notre groupe s’immobilise au centre d’un carrefour. Deux jeunes militants lillois nous rejoignent, une Grecque, un Norvégien qui termine des études de linguistique. Une dizaine d’ambulanciers ont mis pied à terre. Un voisin descend un thermos de café. Tout le monde s’embrasse. Les trois Italiens se mettent à chanter Bella Ciao. Tous les couplets y passent jusqu’au « partigiano morto per la liberta » qui nous fait monter les larmes aux yeux. À mon tour, je chante quelques couplets de l’Internationale (quoi d’autre en pareille compagnie ?). Les Italiennes, Donatella, de Bergame, et Barbara, de Milan, reprennent avec moi « C’est la lutte finale… » devant les ambulanciers étonnés. Un 31 décembre dont tous se souviendront, y compris les jeunes Israéliens dans leur blindé stationné à trente mètres.
Jeudi matin, il se confirme que c’est le Château Abdel Hadi qui a été attaqué au mortier et à la dynamite. Ce bâtiment de trois étages datant du XVIIIe siècle abritait seize familles. Le bilan dressé quelques jours plus tard par le bureau des Nations unies pour les Affaires Humanitaires (OCHA) fera état de trois autres maisons de la vieille ville entièrement détruites, trente-cinq rendues inhabitables, dix endommagées et quelques dizaines ayant eu leurs vitres soufflées.
Ce matin, l’équipe de cinéma s’est étoffée : Robin, avec la caméra, Jean-Philippe avec les micros, le guide-interprète Farid et moi. Nous arpentons les ruelles désertes de la Vieille Ville. En dépit du couvre-feu, quelques boutiques entrouvrent leurs volets pour permettre aux familles de se ravitailler. Impossible de s’approcher du Château, les blindés bloquent tous les accès.
Farid frappe à la porte des Khammash, des amis dont la terrasse donne sur le Château. Samir, un petit homme fluet d’une cinquantaine d’années la barbe en bataille ouvre la porte en pyjama. Hanane, une belle femme aux formes opulentes, les yeux encore gonflés de sommeil, prépare le café. « Mais non, entrez, vous ne dérangez pas ! » L’appartement consiste en deux vastes pièces carrées, très hautes, au plafond voûté en ogive. Elles viennent d’être restaurées et repeintes avec goût. Pas le moindre signe religieux dans l’appartement. Samir est peintre et sculpteur mais gagne sa vie comme intendant de l’hôtel Yasmeen. Hanane élève leurs six enfants, trois fils et trois filles. Il y a aussi un petit chien, qui ne quitte guère les genoux de Samir. Prestement, les matelas sont repliés dans la pièce de séjour et les canapés remis en place pour accueillir les invités. Seule la petite dernière, 5 ans, reste couchée, gravement occupée à têter son pouce sous la couverture. Mohamed, 12 ans, n’a plus classe depuis une semaine. Les autres enfants sont invisibles ce matin.
Face à la caméra, Samir raconte la vie quotidienne à Naplouse ces derniers jours, les familles que l’armée déloge de leurs appartements pour y installer des positions fortifiées, les malades qui ne peuvent plus recevoir de soins, les enfants qui ne vont plus à l’école, les petits qui font des cauchemars. « Les provisions ? On se débrouille, des commerçants viennent à domicile. L’argent ? On s’entraide en famille ou l’on fait des dettes. » Le chien se mêle parfois à l’interview par de petits aboiements. Appuyé sur la porte d’entrée, Mohamed écoute les réponses de son père, traduites une à une par Farid. « Et votre fils Mohamed, il jette des pierres ? – Bien sûr, comme tous les autres garçons de son âge. – Vous n’avez pas peur ? – Qu’est-ce que ça change ? Il résiste avec les moyens qu’il a, comme nous tous. – Vous ne pensez pas qu’il sera plus efficace dans la résistance quand il aura fini ses études ? – Peut-être, mais on ne peut pas l’empêcher d’y aller avec les autres. » Hanane grimace, visiblement pas d’accord avec son mari. Nous la poussons à en dire plus. « Une mère pourrait peut-être sacrifier son fils si ça en valait vraiment la peine, mais pas comme ça. Là, ça ne sert à rien. C’est une violence qui ne va nulle part. » Samir ne la contredit pas. Sans doute s’exprime-t-elle avec plus de liberté que lui, sans souci du « politiquement correct ». Hors caméra, je continue à discuter avec Samir. « Sur les toits, on a crié hier soir Allah est grand et pas Libérez la Palestine. – Parce qu’ils font la guerre aux musulmans. – A mon avis, les Israéliens font la guerre aux Palestiniens, pas aux musulmans. – Et en Irak ? et en Afghanistan ? Bush et Sharon, c’est pareil. »
Samir et son fils nous conduisent sur la terrasse d’où l’on peut voir l’appartement voisin entièrement détruit, le toit explosé, deux étages effondrés l’un par-dessus l’autre. « L’armée l’a dynamité l’an dernier. C’est chez mon cousin. » La plupart des cousins Khammash vivent dans le même bloc de maisons. Dans la direction opposée se trouve le Château, cerné par les blindés. D’ici, on ne peut pas apprécier les dommages de la nuit dernière. Tout autour de nous, les terrasses enchevêtrées de la casbah sur lesquelles se lève le soleil pâle du premier janvier. Hanane monte un plateau d’orangeades. Des vœux ?