Nous publions ci-dessous une interview très interessante d’une historienne, spécialiste des camps de concentration, publiée par Le Monde. Wieviorka condamne l’exploitation de la « mémoire » par les médias et les politiques ». Elle demande que l’on cesse de substituer la morale à la réflexion », les jeunes ayant besoin avant tout de comprendre comment une telle barbarie a été possible, si l’on ne veut pas qu’elle se reproduise un jour.
Entretien avec Annette Wieviorka, historienne, directrice de recherches au CNRS
« Si rien n’a été transmis avant, le voyage à Auschwitz est inutile »
LE MONDE | 25.01.05 | 14h26
Dans auschwitz, 60 ans après (robert laffont, 2005), vous vous interrogez sur l’intérêt pédagogique des voyages scolaires d’une journée qui se sont multipliés depuis les années 1980. n’y a-t-il rien à voir à auschwitz pour un adolescent du XXIe siècle ?
Je crois qu’il n’y a rien à voir à Auschwitz si on ne sait pas déjà ce qu’il y a à y voir.
C’est un lieu. Or d’un lieu ne sourd aucun savoir. Le savoir, dans ce type de lieu, c’est celui que l’on apporte avec soi. Si rien n’a été transmis avant, le voyage à Auschwitz est inutile. Il faudrait se demander qui sont les jeunes que l’on emmène ainsi. Je me souviens d’un élève de BTS revenu ravi de sa journée parce qu’il avait pris son baptême de l’air. Dans la vie d’un adolescent, est-ce plus important d’avoir pris l’avion pour la première fois ou d’avoir été à Birkenau ? Les élèves se demandent aussi pourquoi on déploie toute cette énergie. Il est étonnant que l’on n’ait jamais fait une véritable enquête pour savoir ce qu’ils retirent de la visite et, avec le recul, ce que le voyage a produit chez les adultes qui l’ont fait voici dix ou quinze ans.
Votre critique ne reflète-t-elle pas la position d’une universitaire spécialisée coupée de la réalité des élèves du secondaire et qui, forte de ses connaissances, a tendance à considérer qu’en la matière on sait tout ou on ne sait rien ?
J’ai cessé de fréquenter les lycées en 1990 après vingt ans d’enseignement, mais je suis certaine que le matériel – livres, films, etc. – dont disposent les professeurs pour aborder cette partie de l’histoire est abondant et ne rend pas obligatoire une visite sur place dans n’importe quelles conditions. En 1988, j’ai participé au premier voyage du genre avec dix élèves de mon lycée tirés au sort. Déjà, ce voyage m’avait gênée par sa médiatisation. Depuis, les politiques se sont ajoutés. Les élus régionaux qui financent les voyages accompagnent parfois les élèves. En acceptant cela, on prend quasiment les élèves en otage du médiatique et du politique.
Quels enseignements tirez-vous des incidents survenus avec les lycéens de Montreuil (Seine-Saint-Denis) -deux d’entre eux ont été exclus, dont un définitivement- lors d’un voyage à Auschwitz (Le Monde des 18 et 24 janvier) ?
Cette affaire pédagogique aurait dû être réglée à l’intérieur du lycée. Le comportement de l’adolescent qui a dit « Ils ont bien fait de les brûler » est évidemment inacceptable, mais à quoi sert-il de l’exclure ? Beaucoup de gens autour de moi, y compris des rescapés d’Auschwitz, sont choqués. Il aurait mieux valu l’obliger à travailler sur l’histoire du génocide. Quant à l’attitude de ceux qui se sont livrés à une bataille de boules de neige sur place, est-elle plus choquante que celle de cette journaliste que j’ai vue utiliser son portable depuis Auschwitz en lançant : « Devine où je suis ! »?
De la gravité des incidents comme ceux-là, déduisez-vous qu’il faut remettre en cause le principe des voyages scolaires ?
Il faut remettre en cause les déplacements en grands groupes, ceux qui n’ont pas été suffisamment préparés ou qui sont accompagnés par des hommes politiques. Certains enseignants préparent le voyage par des travaux pluridisciplinaires alliant l’histoire, la philosophie et la littérature, ils font intervenir des rescapés. Les élèves savent alors exactement pourquoi ils font le voyage et restent en Pologne quelques jours. Ils ne partent pas à 5 heures du matin pour rentrer à 23 heures après avoir passé trois heures sur place.
Les déplacements scolaires à Auschwitz sont souvent présentés comme des réponses à une montée de l’antisémitisme. Qu’en pensez-vous ?
C’est une vision religieuse : comme s’il suffisait d’avoir été à Auschwitz pour être vacciné contre la haine, pour devenir lucide sur les dangers du monde actuel. Si c’était vrai, cela se saurait. En réalité, on charge la visite de quelque chose qu’elle ne peut pas apporter. On attend un choc alors qu’il arrive à des élèves très sensibles de ne rien ressentir. Ils se trouvent un peu honteux et répètent les slogans que l’on attend d’eux : « J’ai compris où le racisme menait », « Plus jamais ça »… D’un point de vue éducatif, c’est vain. Peut-être faudrait-il réfléchir sur autre chose.
Beaucoup d’élèves se montrent au contraire bouleversés.
Bien sûr, il ne faut pas généraliser. Mais il existe un problème général d’identification. Birkenau, c’est l’extrême de l’extrême de l’extrême. Quelque chose qu’on ne peut se représenter à moins d’être très malade. On ne peut demander aux élèves de s’identifier ni aux victimes, ni a fortiori aux auteurs de ces assassinats de masse. Il faudrait davantage insister sur les faits qui peuvent avoir des échos dans le présent pour les jeunes : sur le fichage, l’indifférence et la lâcheté devant la persécution, la coupure du lien social, les gens qui conduisent les trains… tout ce qui s’est passé en amont des chambres à gaz et qui leur a permis de fonctionner.
Certains élèves font état d’une sorte de saturation d’informations sur la Shoah, parfois en se plaignant de l’absence de leur propre mémoire douloureuse (esclavage, guerre d’Algérie) dans les cours. Comme analysez-vous cette réalité ?
Si ce sentiment de saturation existe, c’est qu’on ne cesse de faire de la morale et que cela ennuie les élèves. Si l’on considère plutôt Auschwitz comme quelque chose qui continue d’interroger, ce ras-le-bol disparaît. Il faut cesser de substituer la morale à la réflexion. Cesser de dire aux lycéens : « Attention, vous allez être des nazis si… » Pourquoi un jeune accepterait-il cette vision de lui, cette injonction morale et sociale à être bouleversé ?
Votre critique des voyages scolaires ne remet-elle pas plus globalement en cause l’accaparement de l’histoire par la mémoire ?
Non seulement par la mémoire, mais aussi par les médias et le politique. Laissons les professeurs et les élèves travailler, laissons cette histoire vivre pour les générations qui viennent ! Cessons de faire des leçons de morale ahurissantes qui nous posent, nous adultes de 2005, comme les porteurs d’une vertu que n’avaient pas nos aïeux ! Nous nous donnons bonne conscience, alors que nous devrions nous inquiéter du monde que nous avons fait et dans lequel beaucoup de jeunes vivent dans des conditions déplorables. Que signifient nos leçons sur la République, l’intégration, l’antiracisme alors qu’ils subissent l’exclusion, les discriminations liées à leurs origines et ont tant de mal à imaginer leur place dans la société ?
Propos recueillis par Philippe Bernard