La société israélienne se porte mal, on le sait. Mais à quel point ? Sylvain Cypel, qui a vécu 12 ans en Israël, qui a effectué de nombreux séjours à titre familial ou professionnel, dresse un tableau précis et terrifiant de la fuite en avant et de la dégénerescence d’une société qu’il connaît bien et qu’il a vu évoluer de manière très inquiètante. : montée du racisme, d’une religiosité mystique, de la violence, de l’immoralité, de la banalisation de l’idée de « virer les Arabes une fois pour toutes ».
« Nous sommes les victimes », reste le seul credo admis en Israël et malgré le travail accompli par les « nouveaux historiens » pour rétablir les faits, le déni des torts et souffrances imposées aux Palestiniens depuis 1948 reste massif, souligne Sylvain Cypel qui revient sur les massacres de villages palestiniens en 1948, les expropriations, la naissance d’un Etat juif qui a d’emblée exclu l’existence d’un Etat palestinien et d’emblée annexé bien plus de territoires que lui en accordait le partage de l’ONU, avec la volonté clairement affirmée de ne pas s’arrêter là.
L’auteur s’appuie sur les faits historiques, sur les déclarations des dirigeants israéliens pour démontrer que « le nettoyage ethnique était constitutif de la nature du ychouv » (nation juive en formation). Démontant les mythes fondateurs du sionisme : « les Palestiniens n’existent pas, les réfugiés non plus », « David contre Goliath », les concepts de « supériorité morale sur l’adversaire » et de « la pureté des armes », il analyse comment ils ont permis de justifier les actes les plus effroyables.
Il montre bien également le paradoxe entre le côté occidentalisé, américanisé de la société israélienne et ses aspects théocratiques, réactionnaires et anti-démocratiques puisqu’elle n’accorde pas les mêmes droits à tous ses citoyens.
« L’enseignement du mépris » comme le nomme Sylvain Cypel est également très répandu au niveau de l’éducation nationale comme de l’ensemble de la société israélienne qui continuent à véhiculer une représentation des Arabes « voleurs », « violents », « sales », « menteurs pathologiques », « voleurs d’enfants » et « terroristes », sans parler des établissements religieux dans lesquels sont scolarisés quelque 40 % des enfants israéliens, « où la diabolisation de l’autre est devenue terrifiante ».
La déshumanisation de l’autre remonte à la création de l’Etat d’Israël. « Des générations d’Israéliens ont été éduquées dans une vision dégradante de l’Arabe et de l’Islam », relève S. Cypel qui examine les manuels scolaires récents où l’on ne trouve que des « attaques arabes » contre des « civils juifs », quand il ne s’agit pas de l’allocation divine de toute la terre d’Israël aux Juifs.
Aucun des « nouveaux historiens » n’est enseigné aux élèves. Ariel Sharon a donné des consignes claires à cet égard : « On ne doit pas enseigner aux enfants les nouveaux historiens, mais les valeurs juives sionistes » .
« Combien d’Israéliens savent exactement ce qui est advenu des biens et des avoirs des « absents » palestiniens ? Combien savent que le Fonds National Juif, à l’établissement d’Israël, ne possédait pas plus de 7 % des terres de l’Etat juif et 13 % du domaine urbain ? » interroge Sylvain Cypel en soulignant que « l’occultation des questions essentielles du passé n’est pas sans incidence sur les comportements du présent.
Qualifiant de « serial lyers » (menteurs en série) les dirigeants israéliens, l’auteur analyse tour à tour les divers mensonges qui ont façonné l’opinion publique israélienne et internationale, de même que l’émergence d’une extrême droite de plus en plus influente .
Qu’il s’agisse de la guerre des 6 jours, où Israël s’est prétendu agressé, des « offres généreuses » de Ehoud Barak à Camp David ,ou encore du soi-disant « impératif de sécurité » qui justifierait l’occupation et la colonisation israéliennes, les dirigeants israéliens ne cessent de mentir.
L’échec d’Oslo est avant tout de la responsablité d’Israel, souligne Sylvain Cypel, rappelant que les Palestiniens se voyaient proposer « un Etat croupion divisé en quatre parties, sans frontières et sans Jérusalem-Est, entouré et entrecoupé de troupes israéliennes », tandis que de 1993 à 2000 (pendant la période des négociations d’Oslo) le nombre de colons s’installant dans les territoires palestiniens équivaudra à celui des 16 années précédentes.
Et de noter le verdict de E . Barak, qui s’adressant à Yossi Beilin en novembre 1999, se vantait : « Moi, je leur proposerai 50 % des Territoires et ils devront l’accepter ».
Concernant l’occupation, que les refuzniks israéliens appellent « la guerre des colonies, la société israélienne affiche une indifférence impressionnante quant aux méthodes de répression et d’humiliation, dignes de l’OAS.
S. Cypel énumère « la torture institutionnalisée , les punitions collectives, les enfants emprisonnés et torturés, les détenus administratifs, équivalent légal israélien de Guantanamo, les déplacements forcés de populations, les écoles et universités palestiniennes régulièrement fermées, les maisons rasées qui ne sont pas celles des seules familles de kamikazes, la destruction de stations de pompage de puits, les saccages de champs et de vergers par les colons, l’allocation d’un litre d’eau par paysan palestinien contre 7 à chaque colon…. »
Pendant la première Intifada, raconte l’auteur , « Tsahal en viendra à lister les livres interdits de figurer dans les bibiothèques et les librairies palestiniennes, sous peine de prison », et Itzhak Rabin à réclamer que les soldats israéliens « cassent les os » de la jeunesse palestinienne pendant la « révolte des pierres » .
Désormais l’armée israélienne a pris l’habitude de s’installer chez l’habitant, de boucler les familles dans une seule pièce, d’humilier les parents devant les enfants, de se livrer à de nombreuses dépradations dans les écoles, les mosquées, les usines les ONG, les centres d’artisanat.
Pendant « L’opération Remparts », le correspondant du Monde rapportait comment les soldats allaient jusqu’à déféquer dans un centre culturel à Ramallah.
« Des soldats se sont particulièrement acharnés sur les ordinateurs. Un palestinien ne peut être qu’un fellah, une femme de ménage ou un garagiste ; il ne saurait être ingénieur, médecin ou professeur de littérature et posséder un ordinateur personnel », conclut Sylvain Cypel.
L’impunité est totale et permanente. Sylvain Cypel donne toute une série d’exemples. Quand le colon religieux Baruch Goldstein assassina 29 fidèles palestiniens en prière au Caveau des Patriarches à Hébron le 25 février 1994 et que des voix s’élevèrent en Israël pour virer les colons d’Hébron, ce fut finalement la population palestinienne d’Hébron qui fut mise sous couvre-feu.
De même tous les morts et blessés civils palestiniens «une petite fille sur le chemin de l’école, une vielle dame qui croyait le couvre-feu levé, des hommes allant vaquer aux champs…Ceux-là tombent un peu partout », remarque Sylvain Cypel qui décrit « l’algérisation » des Israéliens, qui adhèrent à 63,7 % à l’idée « d’encourager leurs concitoyens arabes » à quitter le pays (nous parlons des Arabes de nationalité israélienne).
Une minorité d’Israéliens, épouvantés par cette dérive, s’élèvent contre cet état de fait. Ils sont qualifiés de «traîtres », tandis que les militaires et les colons dans une imbrication de plus en plus affolante, mènent la danse macabre.
La fin de l’histoire, Sylvain Cypel ne la connaît pas. Mais il n’est guère optimiste, en l’absence d’une intervention internationale.
« Désormais, une négociation et un accord de paix ne peuvent plus constituer un préalable au retrait des Territoires, mais ce dernier apparait comme la condition d’une paix possible dans le futur. Bref, la « victoire » d’Israël le mènerait à la perdition. Seule « la défaite » est salvatrice » conclut l’auteur.
Les Emmurés, 432 pages, Editions La Découverte, 23 euros.