Nous reproduisons ci-dessous l’intervention de l’historien israélien Ilan Pappe à l’occasion du Forum Social Suisse qui s’est déroulé le 4 juin dernier et nous remercions Silvia Cattori de nous l’avoir transmise. Ilan Pappe estime que seules des sanctions prises par la communauté internationale contre Israël, peuvent débloquer la situation et mettre fin à « l’épuration ethnique, en l’absence d’un camp de la paix en Israël. »
« Pour moi, ce qui est en train de se passer, en Israël Palestine, cest un jeu, cest la charade de la paix, une parodie de paix. Mais la vérité, cest quencore une fois, toujours les mêmes politiciens, des deux côtés, se rencontrent dans des hôtels somptueux, avec des diplomates venus du monde entier pour parler de rien, simplement pour bavarder. Et lon entend des mots ronflants, tels « processus de paix », « évacuation », « désengagement », « fin de loccupation », « création dun Etat palestinien »
Cest l « Industrie de la Paix », dirait Chomsky. Mais sur le terrain, il ne se passe absolument rien !
Par contre, tout autour du terrain, se développent les bavardages et les exercices futiles dune diplomatie vide de sens. Mais le côté inquiétant de cela, cest que depuis linstant où Sharon a déclaré quil prenait une énième initiative de paix à lintérieur dune précédente initiative de paix appelée Feuille de Route, on assiste à une tendance très dangereuse : un peu nimporte qui, dans le monde, intéressé de près ou de loin à la question de Palestine semble vouloir prendre sa part dans le grand jeu de la paix. Nous avons déjà assisté à des chapitres précédents du jeu de la paix. Mais jusquici, ny participait pas qui voulait
Cette fois-ci, ce quil est convenu dappeler le Quartette Union européenne, ONU, Russie et Etats-Unis sont tous en train de congratuler Ariel Sharon pour son désengagement (de Gaza). Et il y a des gens, en Israël, qui sont supposés appartenir à un « camp de la paix », du parti Travailliste, et du mouvement La Paix, Maintenant !, qui disent la même chose que le Quartette, à savoir quils vont laisser faire Sharon à sa guise. Sharon, cet homme qui conduit Israël et les Palestiniens dans un nouveau chapitre de « fabrication de la paix » en Israël Palestine.
Le « plan de paix » de Sharon présente un double danger : Dune part, il est fallacieux, dautre part, il crée lillusion, chez les gens, quil va leur arriver quelque chose de positif. Alors que la situation est absolument catastrophique. Menaçante.
Et quand une politique savère napporter absolument aucun changement dans la réalité vécue des gens, alors cest la frustration qui sensuit. Cest la Troisième Intifada qui se prépare !
Elle éclatera dès lors quil y aura assez de gens pour prendre conscience que les négociations actuelles ont échoué, et quelles nont rien à offrir aux populations.
Il y a un autre scénario, moins probable, mais néanmoins possible : cest celui de laugmentation de la violence. Les gens seraient alors fatigués et diraient : « Bon. Négocions et tâchons darracher le maximum. On en a assez vu ! Quiconque sest rendu dans les territoires occupés sait quil y a une soif de vie normale, quil y a une lassitude de cette lutte contre trente-huit années doccupation. Les gens ne savent plus comment vivre avec cela, et il y a un danger que même une délégation palestinienne dise, comme Arafat, en été 2000 : « OK. Prenons ce quon nous offre, cest mieux que rien ! ». Et on peut dores et déjà entendre ce genre de discours dans les couloirs des ministères, à Ramallah. Et ça, cest encore plus dangereux que la violence. Cest un chapitre qui peut conduire à la destruction à la destruction TOTALE du peuple Palestinien, et de la Palestine
Dès lors, pour empêcher cela, nous devons souligner, encore et toujours, quau lieu dune charade de paix, ce que nous avons sur le terrain, cest une occupation qui perdure. Chaque jour qui passe ressemble au jour davant, et chaque jour ressemble ainsi à celui qui la précédé, depuis trente-sept ans. Mais si vous soutenez cette mascarade de paix, si quelquun, quel quil soit, soutient ce petit jeu de la paix, cela signifie non seulement que vous permettez à loccupation de continuer, cela signifie que vous permettez à quelque chose de bien pire que loccupation de se produire. En effet, si les Israéliens obtiennent le feu vert pour les plans de Sharon, cela signifie quil y a un danger pour les Palestiniens qui vivent dans cette moitié de la Cisjordanie quIsraël lIsraël consensuel considère aujourdhui comme faisant partie de lEtat dIsraël. Il y a un très grave danger que ces gens soient victimes dun nettoyage ethnique. Israël a déjà transféré deux mille familles palestiniennes pour construire le mur. Nous ne trouvons nulle part cette information, dans la presse occidentale. Et pourtant, ce sont bien deux mille familles palestiniennes qui ont été déplacées, chassées de chez elles, pour la construction du mur
Ce sont deux cent cinquante mille Palestiniens qui sont directement menacés dépuration ethnique par la prochaine étape de construction du mur, dans le cadre de la prochaine phase dannexion de la Cisjordanie à Israël. Si le projet de paix continue à être soutenu par les Européens, les Américains, les Russes et lOnu, cela signifiera quIsraël a le feu vert pour poursuivre sa politique dépuration ethnique. Il faut savoir aussi que les Israéliens se préparent dores et déjà à faire face à la prochaine insurrection (palestinienne) ; cette fois-ci, ils nhésiteront plus à utiliser y compris les pires moyens de répression, en comparaison avec les armes quils ont utilisées au cours des deux premières Intifadas. Aussi, nous ne sommes pas en train de parler, en ce moment, simplement dépuration ethnique, mais bien dun réel danger dune politique génocidaire.
Il ne suffit pas de dire que vous savez exactement quels sont les tenants et les aboutissants du projet de paix, dans ses moindres détails. Je pense que nous tous, les militants, à lintérieur et à lextérieur dIsraël, nous devrions comprendre quil y a un grave danger urgent dune épuration ethnique de Palestiniens supplémentaires ; et il ny a quune seule manière darrêter Israël. Ce nest ni au moyen du dialogue, ni au moyen de négociations diplomatiques cela, ça fait trente sept ans quon lessaie Un mouvement anti-occupation à lintérieur dIsraël na aucune chance de succès. Jamais.
Il nexiste quune seule manière de stopper le scénario que je viens de vous décrire : par les pressions, par les sanctions, par lembargo, en faisant dIsraël un Etat semblable à lAfrique du Sud à lépoque où elle vivait sous le régime dapartheid Il nexiste pas dautre moyen. Et je suis très triste en disant cela, car je connais les conséquences dune telle politique ; mais quiconque a été engagé dans le combat pour la paix dans mon cas, cela fait trente-sept ans sait quon est fondé, après trente-sept ans, à dire quaucun effort diplomatique ne mènera nulle part, que des négociations avec Israël ne conduisent nulle part, que le camp de la paix, en Israël, na absolument aucun pouvoir, que la lutte armée des Palestiniens a échoué, et quil ny a quune seule manière de sauver la Palestine : faire comprendre aux Israéliens quils ne sauraient appartenir aux nations civilisées si loccupation se poursuit ne serait-ce quun jour de plus
Quelles stratégies ?
Nous vivons des temps difficiles pour les divers mouvements de solidarité. En Europe, je pense que depuis très longtemps, et à juste titre, lun des principaux objectifs a été de promouvoir le dialogue israélo-palestinien, et cest là un objectif toujours très important, mais aujourdhui, il nous faut viser un autre objectif. Nous demandons aujourdhui aux mouvements de solidarité de faire quelque chose quils nont jamais faiu jusquici, en Europe. Nous leur demandons de copier, dimiter ce que les mouvements de solidarité ont fait, dans le cas de lAfrique du Sud ; et si vous regardez lhistoire des mouvements de solidarité avec la Palestine depuis trente-sept ans, vous constaterez que, parce quils pensaient quil y avait deux côtés, parce quils pensaient quil y avait une chance quun dialogue mette fin à loccupation, ces mouvements de solidarité que je ne blâme pas, jen ai fait partie, moi aussi sefforçaient de promouvoir la négociation, la coexistence, la compréhension mutuelle. Un jour, à venir, nous aurons peut-être besoin de ce genre dénergie et de soutien, de la part du mouvement de solidarité.
Mais aujourdhui, ce que jessaie de faire comprendre, cest que ce dont nous avons besoin, de la part des mouvements de solidarité, cest quils sauvent la Palestine, pour les Palestiniens. En fait, si ces mouvements ne réussissent pas à sauver la Palestine, pour les Palestiniens, les juifs, en Israël, seront eux aussi les victimes, ils seront perdus. Aussi avons-nous décidé effectivement dappeler à sauver les Palestiniens et les juifs, cest la raison pour laquelle jai fait la comparaison suivante, dans mon article : nous sommes tous à bord dun même avion, sans pilote. Tout le monde le sait : que vous parliez avec les Palestiniens ou avec les Israéliens, tout le monde sait que nous nous précipitons vers la collision dune guerre effroyable, et personne ne veut en parler. Ce qui signifie que lénergie, sur le terrain, pour arrêter les capacités de loccupation est inexistante. Ainsi, la solidarité, tant avec les Palestiniens quavec les juifs, cest la nécessité de les aider à faire mettre un terme à loccupation.
Toute tentative daider des mouvements de solidarité qui sont engagés dans des initiatives de paix, de dialogue et de coexistence, est importante. Mais je pense que nous ne devons pas oublier, ne serait-ce quun instant, quel est lobjectif impérieusement urgent.
Il y a un besoin urgent de stratégies qui correspondent mieux aux réalités, qui permettent de faire ce que tant les mouvements pacifistes en Israël que les mouvements palestiniens de résistance dans les territoires occupés nont apparemment pas réussi à faire. Il sagit bien entendu de la mise dun terme à loccupation israélienne. Ce nest que lorsque loccupation militaire touchera à sa fin quil y aura une quelconque chance de réconciliation entre les deux peuples. Aujourdhui, malheureusement, le processus de paix, jusquici et cette expression recouvre, pour moi, y compris les accords de Genève a mis le signe « égale » entre la fin de loccupation et la fin du conflit. Ceci est faux : ceci ne marchera pas. Vous ne pourrez pas mettre fin au conflit entre les Israéliens et les Palestiniens sans mettre un terme à loccupation.
Vous pouvez vous mettre à négocier au sujet de la fin du conflit, une fois que vous avez mis un terme à loccupation, mais pas avant cela. Et il y a tellement dénergie, et tellement de braves gens (dont ceux de Genève), qui sont allés dans la mauvaise direction, en essayant de convaincre les gens, en Europe, en Israël, en Palestine et en Amérique que dès linstant où les soldats israéliens quitteraient les territoires occupés, la paix sinstaurerait en Palestine. En fait, dès lors que les soldats israéliens quitteraient la Cisjordanie et la bande de Gaza, les véritables négociations du processus de paix pourraient commencer. Et parallèlement à ces véritables négociations de paix, il doit y avoir aussi une réorganisation, du côté palestinien.
Je ne voudrais pas trop insister sur lélection dAbu Mazen ou sur lélection de Yasser Arafat, après Oslo. Certes, jai pensé quAbu Mazen allait remporter des élections démocratiques dans les territoires occupés. Jai toujours pensé aussi que Yasser Arafat remporterait des élections démocratiques. Mais noublions pas, même un seul instant, que des élections, ce nest pas quelque chose que les habitants des territoires occupés réclament particulièrement. Les élections sous occupation ont été imposées aux Palestiniens, comme une pré-condition israélienne. Noubliez pas que vous devez voir en face les données historiques, courageusement. Les Israéliens ont dit aux Palestiniens : « Vous êtes des gens primitifs ; nous ne pourrons pas négocier de paix avec vous, tant que vous naurez pas tenu des élections démocratiques ». Et cest ainsi quil y a eu des élections. Jusquà cette exigence israélienne, les Palestiniens tenaient un raisonnement très juste : « Quavons-nous besoin délections, alors que nous sommes encore sous occupation ? » Y a-t-il eu quelquun, en France, à la fin de la Seconde guerre mondiale, pour réclamer des élections avant la fin de loccupation ? Or, de quoi parlons-nous, en ce moment ?
Ensuite, si vous voulez parler de stratégies, nous respectons tous Abu Mazen ; il représente la population des territoires occupés. Il peut aller négocier et il devrait négocier la fin de loccupation. Mais est-il mandaté pour négocier au nom des réfugiés palestiniens ? Suis-je mandaté, moi-même, pour négocier au nom des réfugiés palestiniens ? Nous devons écouter de la bouche des réfugiés eux-mêmes comment ils veulent mettre en application le droit au retour qui leur a été reconnu par les Nations unies en 1948.
Je suis très heureux dentendre Abu Mazen, que je connais depuis un quart de siècle, dire quil ne renoncera pas au droit au retour. Jespère quil ne le fera pas. Mais les stratégies de paix, y compris celles du mouvement de solidarité européen, devraient placer le droit au retour des réfugiés palestiniens au centre de lagenda de la paix. Et non pas la fin de loccupation. Cette fin de loccupation, nous la voulons tous, bien entendu. Les gens de linitiative de Genève, eux aussi, voulaient la fin de loccupation. Mais le conflit entre Israël et la Palestine nest pas un conflit portant sur loccupation ; il sagit de lépuration ethnique perpétrée par Israël en 1948, et qui ne sest jamais arrêtée un seul jour, depuis lors. Aussi, les stratégies de paix ne sont pas des stratégies visant la fin de loccupation. Voilà comment on nous a empli lesprit de chimères, depuis 1967.
Cest ce qua dit le mouvement La Paix, Maintenant !, cest ce quont dit les Américains, cest ce que va dire le gouvernement suisse : limportant, cest que les Israéliens se retirent de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Eh bien non ! Cela, ce nest pas la paix : un retrait israélien de la bande de Gaza et de la Cisjordanie constitue simplement la fin des crimes dIsraël contre lhumanité. Cela na rien à voir avec une véritable paix. Les Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés ne représentent quune partie du peuple palestinien, ceux, qui notez le bien, dans la seconde moitié du vingtième siècle ! vivent depuis trente-sept ans sous occupation militaire ! Ce retrait simple na rien à voir avec la paix. Imaginez-vous la Suisse, sous occupation militaire, et pas pendant trente-sept ans : « seulement » pendant dix ans ?
Tous, ici, vous savez ce quune occupation militaire signifie. Cela signifie quun sergent peut vous arrêter, fermer votre commerce, détruire votre maison, à sa guise, à nimporte quel moment de la journée, brutalement. Multipliez cela par trente sept années ! Quest-ce que cela a à voir avec la paix ? Y a-t-il un autre endroit, dans le monde, où existe une oppression, et où il faudrait négocier avec un gouvernement oppresseur, en lui demandant darrêter son oppression en lui donnant autre chose en échange ?
Bien sûr que non ! En Serbie, lOtan a bombardé Belgrade pour obtenir larrêt de la purification ethnique dans les Balkans. Ils ont envoyé leurs avions bombarder Belgrade. Mais avec Israël, alors là : non ! On négocie ! ! ! Il faut offrir quelque chose aux Israéliens en échange, pour quils veuillent bien daigner renoncer un tout petit peu à une petite partie de leur occupation Et malheureusement il y a eu bien trop de Palestiniens pour collaborer avec cette politique. Une stratégie tendant vers la paix, cest tout à fait autre chose. Une véritable stratégie de paix prend en compte lensemble du Moyen-Orient, et non pas seulement la Palestine. Pas seulement la partie du peuple palestinien qui vit dans les territoires occupés. Bien sûr, il faut les libérer, mais ces Palestiniens sous occupation ne représentent quune partie du peuple palestinien. Le peuple palestinien, il est réparti dans lensemble du Moyen-Orient, et ce sont tous les Palestiniens qui sont des parties à ce problème. Laspect profondément négatif du projet dOslo, cela a été quil a exclu les réfugiés palestiniens, quil a exclu aussi les Palestiniens vivant en Israël de la solution future de la question palestinienne
Je conclurai en vous disant de quelle manière jenvisage à toutes fins une stratégie qui soit à même de replacer le problème des réfugiés palestiniens au centre des négociations de paix et apporter une réconciliation entre juifs et Palestiniens. Car toute autre proposition, quelle quelle soit, ne sera jamais quune accalmie passagère des violences et de loccupation. Certes, je ne sous-estimerai jamais une accalmie, mais une accalmie, ce nest pas un projet de paix. Cette stratégie, je la place sous légide de ce que jappelle les trois « A » :
Ces trois « A » sont les trois conditions qui doivent être réunies, si lon veut avoir un plan de paix. Je ne propose pas ici un énième plan. Je suis simplement un intellectuel, qui réfléchit à cette question. Je ne suis pas Palestinien. Je ne suis pas un homme politique. Je nai pas à donner des détails sur la manière dont la paix doit être mise en uvre, précisément : ça, cest le boulot des hommes politiques. Mais jai une idée, que partagent beaucoup de mes amis palestiniens. Et de plus en plus dIsraéliens je men réjouis envisagent lavenir comme moi.
Le premier « A » est pour « acknowledgement », cest-à-dire la « prise de conscience » quil ny aura pas de paix entre les Israéliens et les Palestiniens tant que les Israéliens nauront pas reconnu ce quils ont fait en 1948. Tout le monde, en Israël et cest aussi vrai pour les jeunes Palestiniens ne le sait pas. Ce quils ont fait et cela, on nen a pas suffisamment conscience en une seule journée, en 1948, fut pire que trente-sept années doccupation. Mais nous avons oublié ! Ce que les Israéliens ont fait, en une seule journée, en 1948, ils nont pas encore réussi à légaler en horreur, en trente-sept années doccupation.
En une seule journée, en 1948, les Israéliens ont détruit cinq cent villages, dont ils ont chassé la population. Ils ont rasé ces villages au sol ; à la place, ils ont construit des colonies juives ou planté des parcs publics. Cest ce crime, perpétré en 1948, qui est à lorigine du mouvement national palestinien. Ce nest pas loccupation. Et si nous continuons à ne pas le savoir, les Israéliens vont continuer leur déni de ce quils ont fait en 1948, de la manière dont ils ont chassé un million de Palestiniens de chez eux. De la manière dont ils ont pris 80 % de la Palestine par la force armée. Tant que ces faits nauront pas été reconnus, il est inutile de parler de « paix en Palestine » !
Le deuxième « A », cest le « A » d « accountability », de responsabilité, davoir à rendre des comptes. Les Israéliens doivent être responsables de ce quils ont fait en 1948. Les Nations unies lont dit. Elles ont dit ce que cette responsabilité signifiait : le droit des Palestiniens chassés de chez eux à y retourner. Je ne dis nullement quil existerait une manière simple de mettre en application le droit au retour des réfugiés, bien entendu. Les gens ne doivent pas venir simposer là où dautres personnes vivent déjà. On ne saurait créer une nouvelle injustice au motif quune injustice doit être réparée. Mais on ne saurait dénier le droit des réfugiés au retour. Il ne sagit pas seulement de responsabilité. Il sagit aussi de la manière dont les Israéliens perçoivent leur propre insertion dans le monde arabe. Les Israéliens rejettent le droit au retour parce quils veulent une majorité juive. Et beaucoup dentre eux, qui croient en une solution à deux Etats, pensent que les deux Etats permettront davoir un Etat juif dont la population serait majoritairement juive Israël est une démographie ethnique, ce nest pas une démocratie juive !
Et si la préoccupation démographique pour la démographie dune certaine ethnie continue à dominer en Israël, alors nous pouvons oublier la solution à deux Etats. Nous devons commencer à réfléchir à la manière dont nous pouvons créer un unique Etat en Palestine. Il ny a aucune possibilité de créer une solution à deux Etats, car si vous voulez le faire, vous devrez transférer tellement de juifs et de Palestiniens que toute solution à deux Etats serait nécessairement entachée dune forme dépuration ethnique. La solution à un seul Etat consiste à dire que les Palestiniens et les juifs ont les mêmes droits. Vous navez nulle besoin de déplacer quiconque. Il vous faut seulement donner les mêmes droits à tous les habitants de la Palestine.
Enfin, le dernier « A » est celui de l « acceptation ». Ce nest quune fois que les Israéliens et lensemble des juifs, dans le monde entier, et pas seulement en Israël, auront reconnu ce qui sest passé en 1948 que nous pourrons négocier de quelle manière ils veulent, précisément, mettre en pratique le droit au retour des réfugiés, de quelle manière, précisément, la structure politique future satisfera à la fois au désir des juifs de disposer dun Etat et dune nationalité, et à celui des Palestiniens de disposer dun Etat, dune nationalité et dune vie normale, y compris les Palestiniens qui ont été chassés de 80 % de la Palestine. Ce nest qualors que les juifs qui vivent aujourdhui en Israël auront le droit de demander aux Palestiniens, au monde arabe, et au monde musulman, de bien vouloir nous accepter.
Oui, nous fûmes un mouvement colonialiste. Oui, nous sommes entrés au Moyen-Orient à la fin du dix-neuvième siècle. Nous navions pas été invités, nous sommes venus nous imposer par la force. Mais nous faisons aujourdhui partie intégrante du Moyen-Orient. Nous devons renoncer à notre rêve dappartenir à lEurope. Nous devons être partie intégrante du Moyen-Orient, nous devons nous colleter aux problèmes du Moyen-Orient, nous devons partager les choses à faire au Moyen-Orient, et non pas la vision de lEurope, non pas lEurovision, non pas le foot européen Nous appartenons au Moyen-Orient, et quand nous en aurons vraiment pris conscience, sans doute naurons-nous plus à construire des murs, sans doute naurons-nous plus à installer des barrières électrifiées. Parce que les Palestiniens ne sont pas les seuls prisonniers du mur : prisonniers, les Israéliens le sont, eux aussi.
Si vous voulez vivre sans mur, alors acceptez-nous : le monde arabe et aussi, ce qui pourrait sembler plus surprenant, le peuple palestinien, malgré tout ce que les Israéliens lui ont fait subir sont prêts à accepter que sept millions de juifs, qui vivent aujourdhui en Israël, fassent partie du Moyen-Orient. Mais si loccupation israélienne se prolonge, si la paix ne vient pas en Palestine, le monde arabe et le monde musulman diront : « ça suffit ! » et là, cinquante bombes nucléaires ne serviront à rien, le président Bush ne pourra pas aider ces juifs, le gouvernement suisse, malgré tous les équipements militaires quil a achetés à Israël ne les aidera pas non plus ! Quand on vit au Moyen-Orient, on doit sassurer que lon fait partie de cette région du monde, il faut sy intégrer. Et jai une bonne nouvelle, pour les citoyens israéliens : appartenir au Moyen-Orient, ce nest pas si mal que ça. Et eux, ils continuent à rêver quils ne sont pas au Moyen-Orient, et ils aliènent cette région, de même que la région les aliène. Tant quils ne comprendront pas quelle est la nature véritable du voisinage où ils sont entrés par force, ils ny aura pas de paix, ni en Israël, ni en Palestine.
Il ny a pas de mouvement de la paix en Israël !
Il ny a pas de véritable mouvement pacifiste en Israël. Cest la raison pour laquelle il nous faut des sanctions. Sil y avait un mouvement de la paix en Israël, je nappellerais pas à des sanctions. Malheureusement, il ny a pas de mouvement pacifiste chez nous. Il ny a pas de mouvement pacifiste avec lequel négocier, par conséquent : loccupation nest pas à la veille de sarrêter. Quand je parle de droits égaux, je parle de droits égaux dans le futur Etat. Je ne dis pas quil y a des droits égaux maintenant, et jaffirme que la seule base dune réconciliation entre juifs et Palestiniens nexistera que lorsque les juifs et les Palestiniens auront les mêmes droits, dans un même Etat. Cest la seule solution. Le chemin sera sans doute très long. Il sera peut-être nécessaire den passer par un stade différent, en Israël, pour obtenir ces droits égaux. Mais sans eux, le conflit perdurera. Non, il ny a pas de camp de la paix en Israël, malheureusement, et ce nest que lorsquon aura mis un terme à loccupation au moyen de toutes les pressions possibles et imaginables, et lorsque la société civile développée en Israël aura été libérée de lidéologie sioniste, que nous aurons la possibilité de nous réconcilier.
Le mouvement de solidarité aux Etats-Unis et le boycott
Je me souviens souvent dune histoire que ma racontée Chomsky, à propos de lAmérique. Yasser Arafat est venu à New York, en 1975, et il a fait sa première apparition à lOnu, où il a prononcé son célèbre discours. Il avait rencontré des intellectuels, dont Chomsky
Chomsky demande à Yasser Arafat pourquoi ils nouvriraient pas, ensemble, aux Etats-Unis, un bureau de relations publiques pour les Palestiniens ?
Et Arafat de lui répondre : « Non : nous avons lUnion soviétique
Nous navons pas besoin des Etats-Unis
»
Et Chomsky précise que lui-même, il a un bureau de relations publiques, à New York. Mais Arafat ne lécoute pas. Je pense que ce que montre cette anecdote, cest que pendant de nombreuses années, les Palestiniens et leurs soutiens ont considéré les Etats-Unis pour des raisons objectives- comme un poids mort, comme une cause perdue. Et si, au vu du poids quont aujourdhui les Etats-Unis dans le monde, vous persistez à considérer que les Etats-Unis sont une cause perdue, vous avez un très gros problème. Toutefois, deux choses doivent être dites au sujet de lAmérique. On y assiste au début de plusieurs mouvements de personnes excédées par Israël.
Il y a une émergence de mouvements : des gens, en Amérique, prennent conscience du fait que beaucoup des problèmes américains sont liés au soutien unilatéral à Israël. Oh, bien sûr, on ne voit pas ces gens conscients sur la colline du Capitole, dans les corridors du pouvoir américain, mais ils existent bel et bien. Ensuite, il y a la communauté arabe américaine. Cette communauté est restée silencieuse, pendant des années, parce quil sagissait dune première génération dimmigrants. La deuxième génération, la jeune génération, est beaucoup plus active, elle saffirme beaucoup plus. Et je pense que dans un futur proche, nous verrons cette communauté, quon peut estimer au moins à trois millions et demi de personnes, exercer un impact non négligeable sur la politique étrangère des Etats-Unis.
En ce qui concerne le boycott Il y a un mythe, qui voudrait que la communauté juive américaine soutienne inconditionnellement Israël. En réalité, nous savons que seule une très petite minorité, au sein de la communauté juive américaine, soutient effectivement Israël. Et il y a une très large majorité, que nous pouvons qualifier de majorité juive, qui ne soutient pas Israël. Ils ne sont pas contre Israël, mais ils ne le soutiennent pas activement. Et puis il y a un groupe duniversitaires juifs américains qui disent : « Non, pas en notre nom ! ». Tous ceux qui connaissent un minimum Israël savent, quen Israël comme dans beaucoup dautres pays, le monde universitaire est une sorte de grand ministère des affaires étrangères. Et les universitaires israéliens sont formés je le sais, pour faire partie du système à être des ambassadeurs dIsraël, dans le monde entier.
Une excellente tactique consiste à aller voir ces ambassadeurs et leurs épouses, quand ils viennent à Lausanne, sils viennent ici, et à leur dire que nous savons des choses terribles au sujet de votre Etat, que nous désapprouvons votre politique, et que si vous continuez, nous ne vous inviterons sans doute plus à venir chez nous. Je pense que cela a un impact ; Israël se perçoit comme un pays cultivé, civilisé, « la seule démocratie au Moyen-Orient ». Une bonne façon de savoir si Israël est aussi démocratique quil le prétend, cest le respect des libertés académiques. Si vous nagissez pas ainsi vis-à-vis des universitaires israéliens, vous leur envoyez le message selon lequel Israël est la seule démocratie au Moyen-Orient. Et moi qui en fais partie, je peux vous dire que les universitaires israéliens qui sont réellement opposés à loccupation sont très peu nombreux. Nous parlons ici de soixante personnes, environ, sur neuf mille. Aussi avons-nous affaire, avec les universitaires, à une des composantes très importantes du système israélien qui maintient loccupation, qui permet quelle continue et qui ne fait absolument rien pour sy opposer, alors quen qualité dintellectuels, ils ont lobligation morale de le faire.
Le nettoyage ethnique est une réalité
Je sais bien que lexpression « épuration ethnique » a des connotations qui évoquent la période nazie ; mais lexpression « épuration ethnique » na pas été utilisée, en réalité, à lépoque. Je fais référence à une expression qui est utilisée par le Département dEtat et les Nations unies, qui décrit ce qui sest passé dans les Balkans, dans les années 1990. Si vous consultez le site web du Département dEtat, ou celui de lONU, vous verrez une définition très claire de ce quest lépuration ethnique. Lépuration ethnique est une politique dexpulsion, de démolitions de maisons, de construction de murs de séparation, de ségrégation ; et cette politique est motivée par une idéologie.
Le mobile dune telle politique est le désir de voir un groupe ethnique en remplacer un autre. Je ne pense pas quil existe de meilleure définition que celle-ci de la politique sioniste à travers les décennies. Je pense donc que jutilise cette expression à bon escient, car lune des choses les plus importantes que dit le Département dEtat américain au sujet de lépuration ethnique, cest le fait que les gens qui ont été chassés de chez eux par ce type de politique ont le droit plein et entier de retourner chez eux. Et cest pourquoi je pense que lexemple des Balkans est très éclairant pour comprendre ce qui se passe depuis trente-sept années, et ce qui se passait ces derniers mois, et aussi, malheureusement, ce qui va continuer à se passer dans les années futures ».
(1) Conférence enregistrée le 4 juin 2005, à lAula de luniversité de Fribourg. Ilan Pappe intervenait dans le cadre du Forum social Suisse sur le thème : » Quelle solidarité avec le peuple palestinien ? « . Veuillez nous excuser si sur la première quelques passages nont pas pu être retranscris en entier à cause dun mauvais son.
(2) Ilan Pappe, historien israélien, vit à Haïfa. Militant politique depuis longtemps, il est lu des trsè rares intellectuels israéliens à avoir signé une pétition appelant au boycott académique dIsraël. Qualifié de traître, accusé dêtre » un des pires nouveaux antisémites » en Israël, il est très isolé.
Auteur de nombreux ouvrages, il est lunique universitaire à enseigner une matière dont les Israéliens ne veulent pas même entendre parler : lépuration ethnique de 1948.