Nous publions ci-dessous une traduction de l’arabe, par Aziz HILAL, d’un texte d’Elias Khoury, paru dans le quotidien londonien al-Quds al-Arabi du 13/09/2005. L’écrivain et romancier libanais y tourne en dérision les accusations israéliennes concernant la « profanation d’une synagogue de Gaza par des Palestiniens ».
Joha l’Israélien !
Joha occupe une place à part dans la culture populaire. C’est l’idiot-intelligent qui incarne la sagesse, combat l’autorité par l’humour et défend la vie en affectant la stupidité. Son histoire, dont l’origine serait turque, a incarné la relation de l’individu à l’autorité lors du pouvoir des Janissaires. A cette époque, l’individu ne jouissait d’aucun droit car la notion de citoyen n’était pas encore née. Ce n’était qu’une simple victime des puissants. L’émergence de ce personnage narquois aux histoires sans fin nous dit que le conte ironique est un moyen de résistance parmi d’autres et que raconter peut être une façon de continuer à vivre. Je ne sais pas pour quelle raison la littérature arabe ne s’est pas sérieusement penchée sur cette personnalité extraordinaire. En effet, non seulement les histoires de Joha se prêtent à des interprétations multiples, mais elles invitent également le lecteur à enrichir à sa guise cet intarissable réservoir oral. Avec le personnage de Saïd le peptimiste, Emile Habibi a su retrouvé l’ambiance de Joha. Bien plus, il a su inventer un Joha adapté au temps de la nakba et son roman est un cri de protestation qui allie l’humour noir à la profondeur tragique.
Mais ce Joha populaire, qui se moque aussi bien de lui-même que du pouvoir, qui est la synthèse entre une extrême sagesse et une extrême connaissance, celui dont la plaisanterie provoque aussi bien l’éclat de rire que la réflexion, ce Joha-là a cédé la place, dans la culture populaire arabe, à des personnages qui n’ont pas sa profondeur tragique et restent à la surface des choses , tel Abou Abd le Beyrouthin, devenu, aux temps de l’occupation israélienne et la domination syrienne, un moyen de se moquer de soi-même.
Mais Joha demeure parmi nous même si nous ne lui attribuons aucune place dans notre littérature moderne, incarnant la capacité du conte à défendre la vie et à ruser avec la mort. Il est un étonnant mélange d’excentricité, d’intelligence, de naïveté et d’ironie. Il permet au pauvre de résister au puissant et à l’homme de déconsidérer l’autorité. L’histoire de «Joha et le juge » en est le meilleur exemple : elle montre à quel point Joha se moque de la justice au temps du despotisme et de l’effondrement des valeurs.
On raconte que Joha prit la place du juge afin de trancher dans un conflit entre un homme et sa femme. Il écouta tout d’abord la plainte de l’épouse, souvent frappée et humiliée par son mari sans raison. Et Joha de donner raison à l’épouse. Il écouta ensuite le mari qui se plaignait de sa femme qui lui désobéissait et ne s’occupait pas de ses enfants. Et Joha de donner raison au mari également. Là surgit un homme de l’assistance pour dire au juge qu’il n’était pas logique que les deux pussent avoir raison, sinon la justice n’aurait plus aucun sens. Joha le juge resta perplexe ne sachant quoi dire. Puis il trouva la réponse adéquate ; il se tourna alors vers celui qui l’avait interpellé : «Et toi aussi tu as raison » lui dit-il, avant de quitter le tribunal.
Les réponses à la Joha surgissent toujours ainsi. Il déploie des trésors d’ingéniosité pour faire passer l’ironie du « petit » à l’endroit de l’autorité, transformant ainsi le tragique en comique et brandissant l’arme du conte contre l’arme de la peur. C’est pourquoi les oeuvres de Joha n’existent pas, pas plus que Joha lui-même d’ailleurs. Les gens ont crée une œuvre collective, un personnage populaire et des contes s’enchaînant à l’infini.
C’est tout naturellement que les pauvres et les persécutés éprouvent de la sympathie envers Joha et intègrent ses histoires dans un processus psychique de compensation que la littérature populaire élabore. Mais que l’occupant, le puissant et l’arrogant viennent à se reconnaître en Joha… Voilà qui ne peut arriver qu’en Israël.
En effet, avec cette réappropriation forcé de Joha – qui ressemble plutôt à une plaisanterie usée – les Israéliens essaient encore et encore de faire passer en douce l’idée que ce sont eux les victimes. Après avoir volé les falâfels, le taboulé et le homos, ils se mettent à faire les Joha avec cette plaisanterie éculée concoctée par le gouvernement israélien en accord avec les rabbins, en nous refaisant le coup du « clou de Joha » à Gaza après leur déroute pour montrer que les Palestiniens profanent les lieux de culte juifs « épargnés » par l’armé israélienne de la grande destruction entreprise dans les colonies de Gaza !
Ce qui est extraordinaire dans cette histoire, c’est que la synagogue avait été vidée de ses objets de culte, c’est-à-dire des ustensiles et des livres sacrés, et que la cour suprême d’Israël avait décidé sa destruction. Malgré cela, le gouvernement a décidé de ne pas la détruire pour que les Israéliens puissent faire croire que les Palestiniens profanent leurs lieux sacrés. Selon cette logique, il n’y aurait par conséquent aucune différence entre le bourreau et la victime et les synagogues des colonies de Gaza seraient mises sur le même plan que les centaines de mosquées et d’églises que les Israéliens avaient détruites en 1948 ou transformées en étables et en bars.
Cette fantaisie israélienne digne de Joha montre surtout l’effondrement de la politique israélienne devant le fondamentalisme qui envahit la société et le chantage que pratiquent les religieux au soir des élections israéliennes.
« Le clou de Joha » avec lequel les Israéliens essaient dangereusement de jouer à Gaza qui, malgré le retrait, demeure sous occupation effective, est rouillé et ne tient plus. On ne peut pas déclarer sacrés des bâtiments de colons, construits sur des terres confisquées ; on ne peut non plus faire de l’expulsion des colons et des occupants de Gaza un drame humain, lequel drame est devenu un téléfilm, long et ennuyeux.
Cette mascarade médiatique est pathétique, car ceux qui ont ouvert des sépultures pour emporter leurs morts avec eux n’ont pas le droit de jouer avec cette histoire de synagogue, qui plus est complètement vide.
Telle est l’erreur de Sharon. Pour être juste avec l’histoire, il faut dire que cet homme a provoqué un revirement dramatique en Israël. C’est avec lui qu’avaient commencé les crimes publics après lesquels on allait rapidement découvrir ceux commis en secret, de Qana à Sabra et Chatila, et de Jenine à la synagogue de Gaza.
Mais pourquoi, à la fin de sa vie, le général cherche-t-il à se mettre dans les habits de Joha ? Cherche-t-il à nous faire rire ? Ou cherche-t-il à montrer que les généraux israéliens, à court de ruses, se sont mis à faire le Joha, convaincus que le « le clou de Joha » peut être utilisé par d’autres que les pauvres qui l’ont fabriqué ?
Elias Khoury (Al-Quds al-Arabi – Mardi 13 septembre 2005)
Traduit de l’arabe par Aziz HILAL