Nous publions un article paru dans « Afrique Asie » du mois de Mai 2006:
Un journaliste se bat contre un projectile reçu en pleine poitrine, il y a six ans, dans les territoires occupés. Ironie du sort, celui-ci lui a été retiré depuis longtemps. Son nom? Jacques-Marie Bourget.
Aujourd’hui, cet homme a recommencé à vivre. Ou presque. Un
poumon gauche transpercé, une épaule réduite, un avant-bras à vif, une main gauche qui fonctionne à peine, un état « dépressif post-traumatique permanent», une douleur telle qu’on lui prévoit l’implantation d’un électrode dans le cerveau. 42 %, tel est le taux d’invalidité que
lui a attribué la Cnam. Un quasi demi-Bourget, en somme.
Son histoire est exemplaire. Nous sommes le 21 octobre 2000. Grand reporter à l’hebdomadaire Paris Match, Jacques-
Marie Bourget se rend à Ramallah en Cisjordanie.
L’Intifada bat son plein : de jeunes Palestiniens balancent des pierres à des soldats israéliens qui répondent par des
gaz lacrymogènes, des balles réelles ou caoutchoutées. Affrontement classique, dit-on.
– Dans le coma
Il est 15 h. Bourget n’est pas seul. Autour de lui, d’autres journalistes s’activent, des photographes également. Le reporter de Paris Match est lui-même
accompagné de Thierry Esch, qui tient son appareil. Ils choisissent de prendre place loin des affrontements, dans un lieu protégé, du moins le pensent-ils. Des murs, à gauche, à droite, derrière eux. Seule en face, vue d’elle et la voyant, l’armée israélienne.
Bourget qui est resté assis sur un morceau de ciment décide de se lever. Il est 15h30.
Une balle le frappe à la hauteur de l’aisselle. Un projectile tiré, selon Thierry Esch, téléobjectif en main, depuis le City Inn, un hôtel réquisitionné par l’armée
israélienne. « Un sniper militaire », « un tir délibéré », témoigne-t-il. Plus loin : « Un projectile éventuel ne pouvait provenir que d’en face, depuis une arme israélienne.
» Le message est clair : ce 21 octobre, pas de balle perdue sur ce carré de pierres, mais une vraie, en ferraille, qui a
repéré puis touché sa cible.
L’envoyé de Paris Match tombe dans le coma. Evacué par le Croissant-Rouge palestinien aux urgences de l’hôpital de
Ramallah, son état est jugé si grave qu’il doit être transporté vers un hôpital à Jérusalem.
Mais les autorités israéliennes refusent de laisser passer l’ambulance. Il est 19h30. Les chirurgiens palestiniens alertent le consul de France. Le journaliste est
finalement opéré par un cardiologue et un pneumologue palestiniens, entre autres ; le docteur Desnante, réanimateur spécialiste français de l’hôpital Cochin, à Paris, et volontaire de l’ONG Médecins du Monde,
participe à l’intervention.
Sauvé in extremis, le blessé doit maintenant
être transféré en France. Nouveau
refus des autorités israéliennes qui lui bloquent
l’accès à l’aéroport le plus proche.
Cette fois, c’est Chirac en personne qui
intervient depuis la Chine où il se trouve.
Le reporter est enfin « libéré », réopéré –
la balle restée coincée sous l’omoplate lui
est extraite en juin 2001 -, soigné autant
que faire se peut, c’est-à-dire à… 58 % de
validité.
Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Pour
le moins agacé, Israël conteste d’abord la
responsabilité de son armée dans cette
affaire, se référant aux conclusions d’une
enquête (laquelle ?) qui estime : « Il ne
semble pas probable, d’après le lieu où il
se situait, que M. Bourget ait été atteint
par des tirs israéliens. » Cette version qui
vient contredire celle du photographe,
témoin direct, est mise en défaut par le
rapport d’expertise du Tribunal de grande
instance de Paris, lequel relève dans son
examen balistique que la seule munition
présentant des caractéristiques similaires à
celles de l’ogive qui a esquinté le journaliste
est fabriquée par l’industrie militaire
israélienne. (Dans son étude, l’expert judiciaire
indique que « la munition isolée
est de marque Samson, fabriquée
par IMI (Industrie militaire israélienne) »
et « Comparable en tous points
à l’ogive sous scellé n° 5, [elle] est
de nationalité israélienne. »)
– Tireur de bon droit
Autre élément à verser au dossier, une
lettre du Fonds de garantie des victimes
des actes de terrorisme et autres infractions qui, en novembre 2003, refuse son intervention
dans cette affaire, au motif que
Bourget « a été gravement blessé par un
tir de l’armée israélienne, dans le cadre
d’une opération de maintien de l’ordre ».
Traduction : le journaliste ne peut prétendre
à une indemnisation de ce Fonds car
sa vie n’a pas été détruite par des terroristes
mais par un militaire agissant dans
son bon droit. Belle la vie, non ?
Les autorités israéliennes contredisent enfin les conditions d’évacuation du reporter,
affirmant que « tous les efforts civils et
militaires ont été déployés en collaboration avec l’ambassade de France en Israël ».
Chirac devra-t-il témoigner de sa bonne
foi ? Le reporter aurait même été transféré
le 22 octobre et non le 23, corrige, dans un
courrier expédié à un journal, la représentation
israélienne qui veut faire la savante. Ce
que réfute le compte-rendu d’hospitalisation
de l’hôpital Beaujon, qui a noté que le
rapatriement du journaliste par avion sanitaire
a bien eu lieu le 23 octobre.
Jacques-Marie Bourget a déposé plainte
contre X pour tentative d’homicide volontaire.
Une commission rogatoire internationale
française a été délivrée en avril 2005 à
destination des autorités israéliennes, qui
n’ont toujours pas répondu, en contradiction
avec la convention de 59 pourtant
signée par Tel-Aviv. Refus de reconnaître
la vérité, manque de discernement, crainte,
comme elles le stipulent elles-mêmes, d’une exploitation politique de cette
affaire… il y a là une désinvolture et un
mépris de la vie humaine à glacer le sang.
En attendant leur hypothétique réveil, la très impartiale association Reporters sans
frontières (RSF) qui a aligné il y a peu,
Place du Trocadéro à Paris, les portraits des
prédateurs de la liberté de presse dans le
monde, gagnerait à rappeler qu’en Israël
aussi, on canarde les journalistes. S’agissant
de ce pays, Robert Ménard, le patron de
RSF, et son équipe ont tout simplement
cessé d’enregistrer les crimes commis
contre la presse, par son armée, dans les territoires
occupés. Désormais, Ménard ne
prend en compte que les atteintes commises
par l’Etat hébreu à l’intérieur de ses frontières
de 1967. De la même manière que les
attaques des soldats de Bush contre la
presse en Irak, ne sont pas « homologuées » au débit des Etats-Unis, mais à celui de
l’Irak ! Pour que la fièvre baisse, cassons le
thermomètre. Plus facile pour Ménard d’occuper
l’Office du tourisme tunisien que
celui d’Israël. Notons, pour l’anecdote, et
pour mesurer l’incohérence du droit européen,
que des juges anglais viennent, eux,
de déclarer « crimes de guerre » deux assassinats
commis par Tsahal contre deux de
nos confrères britanniques.
On tire sur les journalistes et on tue
leurs collaborateurs. Comme Abdel Khorti,
le guide et interprète de Bourget, qui,
quelques jours avant l’attentat dont ce dernier
a été victime, a été liquidé d’une balle
dans la tête, alors qu’il rentrait chez lui
près de Netzarim. Exécuté pour avoir travaillé
avec ce journaliste ?
Par Philippe Tourel