Dans un interview à Jeune Afrique, Alain Gresh, directeur adjoint du Monde Diplomatique, s’inquiète de la politique de la France, qui accueille le dictateur à la tête de l’Egypte comme si de rien n’était.
Quelle est l’utilité de cette visite pour le président Sissi ?
Quand j’étais en Égypte il y a quelques jours, j’avais remarqué que les responsables égyptiens étaient particulièrement gênés par la politique européenne à leur endroit. Je pense qu’ils veulent rétablir leur image et qu’avec le thème – à nouveau – de la guerre contre le terrorisme, ils ont l’occasion de faire valoir en France qu’il y a des intérêts communs, sur la Libye ou d’autres dossiers, et que tout le monde a besoin de l’Égypte. Ces responsables égyptiens savent qu’il y a un isolement médiatique important de l’Égypte en Europe. Tous les médias, qui n’ont pourtant aucune sympathie pour les Frères musulmans, n’ont pas non plus de sympathie pour le régime militaire. Pour lui, il s’agit donc de rétablir une certaine dose de confiance. Mais je ne pense pas que cela marchera au-delà du gouvernement français.
À l’heure où François Hollande sermonne les chefs d’État d’Afrique sur leur gouvernance, n’y a-t-il pas une contradiction à recevoir un Sissi très critiqué pour les violations aux droits de l’homme commises par les autorités égyptiennes ?
Il y a bien sûr une contradiction. D’ailleurs il est quand même assez affligeant de constater que ce soit l’Union africaine qui a suspendu l’Égypte pendant un an, alors que l’Europe n’a pris aucune mesure contre ce qui était un coup d’État. Je crois qu’on ne mesure pas à quel point ce type d’attitude discrédite totalement le discours sur les droits de l’homme et la démocratie, un discours par ailleurs juste mais qui apparaît alors comme purement manipulatoire, à géométrie variable. Et malheureusement cela renforce les courants les plus extrémistes dans le monde arabe dont les militants arguent « vous voyez ils tiennent des discours sur les droits de l’homme mais en réalité ils appuient de nouveau les dictateurs ! »
Et de recevoir Sissi comme on a reçu Assad et Kaddafi…
D’une certaine manière. Mais aujourd’hui la sécurité régionale offre un meilleur prétexte. Assad, c’était le choix personnel de Sarkozy de faire le contraire de ce qu’avait fait Chirac. Mais là, je dirais que c’est encore plus inquiétant aujourd’hui, parce qu’il y a derrière cette rencontre un discours sur la menace islamique et la guerre contre le terrorisme qui me semble très dangereux. C’est appuyer l’idée que la France et l’Europe seraient menacés par des islamistes qui seraient organisés partout dans le monde, une menace existentielle, et que dans cette guerre il faut savoir s’allier avec le diable. Cela renforce un discours islamophobe déjà très présent dans le paysage politique français.
Je crois qu’on ne mesure pas à quel point ce type d’attitude discrédite totalement le discours sur les droits de l’homme et la démocratie.
Quel pourrait être l’impact de cette visite sur la crédibilité de la France dans le monde arabe ?
Il faut déjà mesurer la perte de crédibilité de la France sur le plan géopolitique régional depuis une dizaine d’années. Le prestige de la France qui était lié à la politique suivie depuis le général de Gaulle et jusqu’à Mitterrand s’est aujourd’hui complètement évaporée. Sur la question palestinienne qui est pour le monde arabe très symbolique, il y a eu cette déclaration scandaleuse de François Hollande sur la dernière guerre de Gaza et sa visite en Israël : tout cela porte un coup très sérieux à la crédibilité et au prestige de la France dans le monde arabe qui ne reposait pas sur une politique hostile aux États-Unis, ni même à Israël mais sur une ligne relativement originale. Aujourd’hui il n’y a plus aucune originalité de cette politique, il y a un alignement sur les positions américaines et israéliennes et donc la France perd de son intérêt…
Sissi pourrait-il être un bon partenaire de paix pour travailler avec la France sur le dossier israélo-palestinien ?
Jamais les relations entre Israël et l’Égypte n’ont été aussi puissantes. On sait que les Israéliens ont fait pression sur Washington pour éviter toute sanctions à l’égard de l’Égypte, on a vu les positions que l’Égypte a adopté pendant la guerre de Gaza, on a vu aussi la participation directe de l’Égypte au blocus contre Gaza donc je ne vois pas très bien ce que la France pourrait faire avec l’Égypte pour débloquer la question palestinienne. D’autant qu’on ne le reconnaît pas, mais ce processus de paix est mort : il n’a plus aucune chance de survivre, de se régénérer. Il faudrait tout à fait autre chose et pour faire autre chose, il faudrait une vraie rupture au sens de désigner qui est responsable de ce blocage, c’est-à-dire Israël. Et donc de prendre des mesures contre le gouvernement israélien or, non seulement ce n’est pas le cas, mais dans la discussion qu’il y a en ce moment à l’Assemblée et au Sénat, l’Elysée et le Quai font pression sur les députés pour que le texte qui accompagne la demande de reconnaissance de l’Etat palestinien soit le plus neutre possible. »
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