Le célèbre historien israélien, Shlomo Sand, analyse les positions d’Avigdor Lieberman, à partir de la situation de l’électorat russe au sein du régime d’apartheid.
Au cours des deux dernières élections qui ont eu lieu en Israël, quelque chose d’étrange s’est produit, qui n’était pas évident au premier abord.
Quelqu’un venu de l’extrême droite a, délibérément, fait sauter les repères établis de longue date au sein de tout ce qui régissait la droite israélienne. Voilà que tout d’un coup un politicien, aussi raciste que corrompu, a décidé qu’il devenait préférable de voir le pays dirigé par un gouvernement libéral, laïc, plutôt que religio-nationaliste, comme il en fut durant de nombreuses années.
Par quel coup de baguette magique, Avigdor Liebermann a-t-il pu ainsi se métamorphoser, lorsque l’on connait :
– son long passé de partisan enthousiaste de la déportation en masse des Palestiniens comme solution au conflit
– ses propos récurrents assimilant toute personne en faveur d’une solution pacifique, à rien moins que des kapos, soit les collabos des nazis dans les camps de concentration
– ses inlassables démarches pour la promulgation d’une loi obligeant quiconque prétendant à la citoyenneté israélienne à jurer sa loyauté à l’Etat juif
– sa participation à tous les groupes parlementaires du judaïsme intégriste
Quiconque a suivi un tant soit peu la carrière fulgurante de cet homme venu de Moldavie, il y a 41 ans, qui servit un an à tout casser au sein de l’armée, -plus précisément dans la police à Hébron-, connait son parcours tortueux d’arriviste l’ayant conduit à devenir une figure très importante de la politique israélienne, à force de calculs jamais désintéressés, de manipulations en tous genres, où le cynisme et l’arrogance ont toujours fait bon ménage.
Si l’on veut y voir clair dans ce revirement stratégique, qui ne se limite pas à de simples considérations tactiques, il nous faut regarder d’un peu plus près les changements qui ont transformé son propre électorat, dans sa mentalité comme sa place dans la société israélienne.
Depuis que Lieberman a rompu les ponts avec son copain Netanyahou, et fondé son propre parti Yisrael Beitenu en 1999, son maître fut l’électorat » russe », et tout son discours n’eut de cesse de s’articuler autour de ses désidérata.
En 2000 (après dix ans et demi d’alya sioniste, le nombre d’immigrants des ex-pays du bloc soviétique, atteint le pic d’un million.
Liebermann ne met pas trop de temps pour comprendre combien il peut tirer parti de cette masse de nouveaux électeurs, alors plutôt désireux de voter pour l’un des leurs. Il ne tarde pas à rafler la mise et obtient, après les forts suffrages obtenus auprès de ces tout nouveaux Israéliens, dix sièges au parlement israélien.
Alors, sans relâche, il déblatère auprès de cet électorat ses diatribes racistes contre les Arabes, faisant son Poutine l’autoritaire, et vantant ses efforts auprès du gouvernement, afin que les électeurs « russes » aient une plus grosse part du gâteau.
Le fait que ses collègues et lui en aient profité, au passage, pour s’en mettre plein les poches, était sans grande importance pour cet électorat composé de gens très reconnaissants pour leur leader, et qui, plutôt réservés, n’allaient pas émettre de protestations.
Mais, depuis 2000, cette communauté est beaucoup moins timide. Devenus parents de « sabras », ils sont devenus de plus en plus confiants en eux-mêmes. On vit alors, élection après élection, cet électorat s’émanciper toujours plus de LIeberman, allant jusqu’à compromettre son agenda politique, avec un futur de moins en moins prometteur.
Etant assurément l’un des politiciens les plus alertes, Lieberman ne tarda pas à s’ajuster aux transformations de son « maître », ce large vivier électoral qui, si fièrement, l’avait jusqu’ici suivi en masse.
Toutefois, le gros secret de polichinelle partagé dans tout le pays, mais que personne n’osait dévoiler jusqu’ici, résidait dans le fait que ces immigrés russes n’avaient jamais été considérés comme juifs, au regard des critères établis par la loi israélienne.
En d’autres termes, cela signifie qu’en sus des 20 % de la population que constituent les Palestiniens vivant en Israël, on peut très raisonnablement rajouter ces plus d’un million et demi de Russes, qui « font tâche » dans la société israélienne, dès lors qu’ils ne sont pas conformes aux critères de judéité étatiques.
Tant que les enfants de ces immigrés russes venaient renforcer les rangs de l’armée, et apportaient leurs solides compétences dans le domaine de la haute technologie, tout le monde en Israël restait silencieux sur cet état de fait. Mais voilà que le chef du rabbinat vint à s’inquiéter de voir, ainsi, quelque chose d’important lui échapper.
Pas un jour ne se passa sans qu’on le vit rendre la vie impossible à ces gens, exigeant qu’ils soient bien enregistrés comme non-juifs auprès du ministère de l’intérieur, pour, in fine, s’assurer qu’aucun danger d’assimilation ne persiste.
On vit même récemment le rabbinat israélien alimenter son discours en prétendant détenir la preuve scientifique d’un ADN spécifique aux vrais Juifs.
un bon moyen d’asseoir son autorité et d’accroître son influence dans la société.
La réponse de Lieberman fut alors prompte auprès de ce massif électorat non-juif.
Oui, tous les garçons et filles de la communauté orthodoxe doivent faire l’armée sans exception ; oui toutes les boutiques doivent rester ouvertes, et les transports en commun continuer d’opérer, le shabbat (samedi).
Oui, les écoles orthodoxes doivent enseigner tout le programme scolaire obligatoire ; et, sans doute, le plus important, les mariages civils doivent être permis en Israël. Voila ainsi que ce qui était jusqu’alors le bébé choyé de la « gauche antijuive », devint l’étendard du nouveau Lieberman, devenu à son tour, pour ainsi-dire » non-Juif »
Que l’on reste sans crainte, son racisme et sa condescendance envers les Arabes sont restés intacts, et rien n’est venu altérer non plus son mépris pour la Cour Suprême que pourtant tout libéral respecte. Mais voilà, il est devenu la figure de proue de toutes les batailles contre les orthodoxes. Jusqu’où ira-t-il?
Il y a, depuis les récentes élections, une nouvelle donne dans le paysage politique israélien. Bien sur, il n’y a aucune forme d’alliance, même purement tactique, entre ces deux groupes que la société israélienne catalogue dans « les non-Juifs ».
Comme nombre de ses électeurs, Lieberman rêve d’une société régie par un Etat qui ne soit pas si Juif, le plus Est européen possible, et, cela va sans dire, le moins arabe possible.
Les contradictions inhérentes à cette nouvelle approche politique, ne manquent pas, et le système politique s’en trouve piégé, mais à long terme on peut voir, à la faveur de cette nouvelle donne, émerger des changements, des bouleversements au sein d’un pays en proie au traditionalisme religieux ethnico-sectaire.
Paradoxalement, verra-t-on ces « Russes » devenir l’un des piliers fondateurs d’une conscience collective qui, jusqu’à aujourd’hui, a tendance à les refouler ? L’avenir nous le dira.
(Traduit par Lionel R. pour CAPJPO-EuroPalestine)
Source : Haaretz
CAPJPO-EuroPalestine