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Sous le parking de la plage, les corps des martyrs de la Nakba

Quelque 74 ans après les faits, la vérité éclate enfin sur le massacre en mai 1948 des habitants de Tantura, un village de pêcheurs palestiniens, par les miliciens sionistes à la conquête du pays.

A l’approche de leur propre fin de vie, une partie des auteurs et témoins de la tuerie, anciens membres de la « Brigade Alexandroni », âgés de 90 ans et plus, ont en effet accepté ces dernières années de confesser ou raconter le crime au cinéaste israélien Alon Schwarz, dont le documentaire, sobrement intitulé « Tantura », a été projeté en première cette semaine au festival états-unien Sundance.

Sous le parking de la plage,  les corps des martyrs de la Nakba
La plage « Dor » aujourd’hui. Sous le parking, les corps d’un nombre indéterminé de victimes de la Nakba

L’affaire,  une des premières taches, avec celle du tristement célèbre massacre de Deir Yassin (avril 1948) sur l’armée prétendant être « la plus morale du monde », avait déjà éclaté il y a vingt ans, avec le travail de recherche effectué par un thésard de l’Université de Haïfa, Théodore Katz. S’appuyant sur les témoignages de survivants, celui-ci avait établi la réalité du massacre de prisonniers désarmés, et son travail avait dans un premier temps couvert de lauriers.

Mais des anciens de la «Brigade Alexandroni » qui étaient à l’époque nettement moins âgés, avaient réussi à déclencher, avec l’appui d’une majorité de médias, de politiciens, et même de l’Université, avaient déclenché une campagne de terreur contre le chercheur, au point que sa thèse avait été annulée.

Dans la foulée, l’historien Ilan Pappé, qui avait défendu la validité scientifique des travaux de Katz, avait subi lui aussi une campagne de diffamation, qui devait l’amener à s’exiler.

Tous ceux-là, et les descendants des victimes palestiniennes de Tantura, sont maintenant vengés. Plusieurs des anciens ont accepté de se confesser, face à la caméra d’Alon Schwarz. Combien de victimes ? Les estimations varient, entre quelques dizaines et jusqu’à 200 adolescents, hommes et vieillards palestiniens sommairement exécutés après la conquête du village, à la mi-mai 1948. Il est tout cas certain qu’au moins que les cadavres d’une partie d’entre eux ont été jetés dans une fosse commune, qui se trouve encore sous le parking d’une plage très populaire, la « plage Dor », établie après que les survivants -femmes et enfants- de Tantura avaient été expulsés, et leurs habitations détruites par les conquérants.

L’ancien soldat Haim Levin raconte comment, à l’issue d’une courte bataille, lorsque les défenseurs du village s’étaient rendus aux troupes israéliennes, un des membres de son unité s’était approché d’un groupe de 15 à 20 prisonniers de guerre, et les avait exécutés un par un d’une balle dans la tête. Un autre soldat, Micha Vitkon, évoque la furie d’un officier qui assassinait sous ses yeux d’autres prisonniers. « C’est horrible à raconter. Il y en a qui ont ordonné à des prisonniers de se mettre dans un tonneau et qui ont ouvert le feu. Je me rappellerai toujours le sang dégoulinant du tonneau », dit un troisième.

L’expulsion des survivants, femmes et enfants de Tantura

« Oui, j’étais un assassin. Je ne faisais pas de prisonniers. Les Arabes qui se rendaient les bras levés, je leur tirais dessus. Combien ? Je n’ai pas compté. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’avais un pistolet-mitrailleur et 250 balles dans les chargeurs, que j’ai utilisées », confesse encore l’ancien soldat Amitzur Cohen.

Outre les témoignages -dont une partie sont ceux qui avaient déjà été recueillis par Katz il y a 20 ans-, le documentaire présente les conclusions d’experts qui ont analysé des photographies aériennes de Tantura, avant et après la conquête. Ces experts sont parvenus à établir que la fosse commune a une longueur de 35 mètres et une largeur de 4 mètres environ. « On a fait bien attention à la camoufler, de sorte que les générations à venir ne sachent pas sur quoi elles allaient marcher », commente Katz dans le film.

Comme l’écrit le journaliste de Haaretz Gideon Levy, qui vient lui aussi de découvrir le film : « Les fantômes de Tantura ne laisseront personne tranquille, tant qu’Israël ne reconnaîtra pas officiellement le crime. Il en va ainsi du combat pour la vérité, qui ne relâche jamais son étreinte ».

Voici, enfin, ce que nous écrivions sur le sujet, dans un article publié il y a vingt ans, en mai 2002.

ISRAEL : CHASSE AUX CONTESTATAIRES, L’HISTORIEN ILAN PAPPE MENACE DE REVOCATION 

14 mai 2002

L’universitaire israélien Ilan Pappe, connu pour sa mise à jour de certains des aspects les moins avouables de la naissance d’Israël, vient de faire savoir à la communauté scientifique internationale qu’il était directement menacé d’exclusion par l’Université de Haïfa, dans le cadre de procédures dignes de la chasse aux intellectuels contestataires en vogue aux Etats-Unis sous le « maccarthysme », dans les années 1950.


Il est reproché à Ilan Pappé d’avoir lui-même défendu, récemment, un autre chercheur, Teddy Katz, qui, après avoir publié un travail révélant un massacre de villageois palestiniens en mai 1948, le massacre de Tantura, un village côtier au sud de Haïfa, a été victime d’une première chasse aux sorcières de la part de la hiérarchie universitaire, du système judiciaire, et dans une large mesure des médias israéliens aussi.

« Je viens d’être invité à comparaître devant le conseil de l’Université de Haïfa (…) En deux mots, disons que si l’Université m’attaque aujourd’hui, c’est parce que les temps sont malheureusement devenus mûrs pour étouffer les libertés académiques. Mon projet de donner un cours sur la Nakba (expulsion en masse des Palestiniens en 1948), à la rentrée prochaine, et le soutien que j’apporte au boycottage d’Israël ont en effet conduit la direction de l’Université à conclure qu’il n’y avait qu’un moyen de m’arrêter : en me chassant », écrit-il.

« La sentence est en réalité déjà écrite, et je n’assisterai pas à la pitrerie maccarthyste que serait mon procès », poursuit Ilan Pappé.

«Si je m’adresse à vous », écrit le chercheur, « ce n’est pas pour demander de l’aide ». Après tout, « ma situation est bien plus favorable que celle de mes collègues dans les territoires occupés, qui vivent dans le harcèlement quotidien et les brutalités de l’armée israélienne. La machine est lancée, et nombre de mes collègues, en particulier Palestiniens Israéliens, pourraient être les prochains sur la liste ».

LE MASSACRE DE TANTURA

En janvier 2000, le quotidien à grand tirage Ma’ariv publie un long article sur la thèse de maîtrise (avec mention « Très bien ») de Teddy Katz, de l’université de Haïfa, qui conclut à un massacre d’environ 200 villageois désarmés, par la Haganah (le nom d’époque de l’armée israélienne naissante) à Tantura, les 22 et 23 mai 1948, c’est-à-dire dans les premiers jours de la guerre israélo-arabe dite d’Indépendance.

La principale découverte de Katz, dont le travail sur Tantura a essentiellement reposé sur 40 entretiens avec des témoins, Arabes et Israéliens (20 de chaque, par coïncidence), survivants des événements, fait état d’exécutions commises par l’armée israélienne après que ce village se soit rendu à ses troupes, des soldats de la « brigade Alexandroni ».

Des témoignages recueillis par Teddy Katz, lui-même sioniste convaincu avant l’affaire, il ressort que le massacre s’est déroulé en deux phases.

Une première tuerie, accompagnée d’une mise à sac du village, qu’on peut imputer à l’atmosphère de furie succédant immédiatement à la reddition, d’autant plus que un ou quelques combattants Arabes avaient continué à tirer sur les troupes israéliennes après que les drapeaux blancs aient été brandis.

La phase II du massacre correspond par contre beaucoup plus à une action préméditée, décidée nettement plus « à froid », avec sélection organisée de tous les hommes de plus de 13 ans, leur exécution, et leur enterrement à la hâte dans une fosse commune (le kibboutz sur le territoire duquel se trouve aujourd’hui la fosse n’a d’ailleurs pas autorisé d’exhumations, et ne semble pas prêt de le faire, commente Ilan Pappé). Une partie des soldats israéliens étaient eux-mêmes des rescapés directs de la Shoah, qui avaient assisté aux massacres de masse (de Juifs, de Soviétiques et autres Slaves) perpétrés par les troupes allemandes en Europe de l’Est.

L’article du Ma’ariv suscite alors une émotion considérable en Israël, dans la mesure où l’histoire officielle n’admet pas que l’armée ait pu commettre, quand bien même cela aurait été à une époque aussi reculée, des crimes de guerre ; car une telle reconnaissance, poursuit Ilan Pappé, oblige évidemment à une véritable remise à plat, côté israélien, de ce que fut la « Nakba » (catastrophe) de mai-juin 1948, qui se traduisit par l’expulsion de plus de 700.000 Palestiniens.

Il est moins étonnant qu’il y paraît que Katz ait pu recueillir des témoignages d’Israéliens, analyse Ilan Pappé. Cela vaut d’abord pour un kibboutznik, voisin de Tantura, qui était précisément intervenu auprès du détachement de la Haganah et avait réussi à faire suspendre les exécutions sommaires ; s’agissant des témoins-acteurs, il faut savoir qu’ils avaient pleinement conscience de ne pas risquer la moindre implication pénale pour ce qu’ils disaient ; mais il y a aussi le fait qu’on est en présence d’hommes souvent au soir de leur vie, et qui ont probablement éprouvé la nécessité, en disant la vérité, de se mettre en paix avec leur conscience.

UN PROCES EN SORCELLERIE

Les représailles contre Teddy Katz interviennent rapidement. L’association des anciens de la brigade Alexandroni porte plainte pour diffamation, et réclame plus d’un million de shekels (plus de 200.000 euros) de dommages et intérêts au chercheur.

L’Université, qui avait pourtant couvert la thèse de lauriers, et s’apprêtait à honorer le chercheur au cours d’une cérémonie spéciale, refuse d’apporter la moindre assistance juridique à Katz, qui fait appel à des avocats bénévoles de l’ONG palestinienne-israélienne Adalah.

Alors même que (dans le domaine de l’histoire contemporaine, bien entendu), le recours au témoignage oral (enregistré, doublé de notes complètes des entretiens) a largement obtenu droit de cité, on oppose d’abord à Katz l’absence de documents écrits sur le massacre de Tantura.

Les rares mentions du village dans les archives de l’armée ne font en effet état que de 20 à 30 morts arabes dans des combats, ce qui n’a rien de surprenant (si le massacre avait déjà été avéré, le directeur de thèse de Katz n’aurait par définition probablement pas retenu la proposition de recherche !)

On oppose aussi à l’Israélien l’absence de mention de Tantura dans l’historiographie palestinienne de la Nakba, ce qui est un comble, remarque Ilan Pappé, quand on sait que les autorités israéliennes ont toujours rejeté comme nulles et non avenues ces mêmes études historiques palestiniennes, qualifiées de mensongères et propagandistes.

Ilan Pappé observe justement que la preuve historique de l’extermination des Juifs par les nazis repose largement autant sur les témoignages oraux des survivants et acteurs que sur la documentation laissée par les bourreaux.

Concrètement, 6 seulement des 230 références contenues dans la thèse sont contestées, dont il ressortira qu’une seulement –portant sur un point archi-mineur- correspond à une véritable erreur de Katz.

C’est alors, au terme du deuxième jour du procès, que se produit un coup de théatre : pour des raisons inexpliquées, Katz signe une lettre dans laquelle il se reconnaît tous les torts, dans des termes ressemblant bien plus à un procès-verbal de gendarmerie qu’à une rétractation d’auteur scientifique.

Katz aura beau revenir sur ses « aveux » dans les 12 heures, la Cour refuse de l’écouter. Elle tient sa « confession », et la meute se déchaîne. Comme dit Ilan Pappé, il ne se serait désormais rien passé à Tantura, et même la Nakba pourrait bien n’être qu’un mythe.

L’Université de Haifa n’est pas en reste, et entame une procédure d’annulation de la thèse. En novembre 2001, elle organise ainsi un cérémonial grotesque, où, en séance publique, le directeur de la bibliothèque retire pompeusement le document des rayonnages, « comme dans les époques les plus sombres», observe Ilan Pappé.

Katz n’est pas officiellement chassé de l’Université, et on lui concède même le droit théorique de reécrire sa thèse ; mais à condition, lui a fait savoir le Conseil de recherches, qu’il la fasse précéder de la mention des travaux d’un autre universitaire, Ephraim Karsh, lequel conclut que tout examen critique de la geste sioniste officielle doit être appréhendé avec suspicion !

Ilan Pappé, comme professeur dans la même faculté, est choqué. Il affiche sur l’intranet de l’Université les transcriptions les plus significatives des 60 heures de bande magnétique enregistrées par Katz, faisant état d’enfants assistant au supplice de leur père, de viols et de tortures, émanant, là encore, de témoins aussi bien juifs que palestiniens. Il publie parallèlement une lettre ouverte accusant la direction de l’université de lâcheté.

Les sanctions commencent à pleuvoir : annulation d’une conférence (deux professeurs seulement sur plusieurs centaines protestent), puis de l’ensemble des activités du chercheur, jusqu’à l’annonce de prochaine révocation qui vient d’intervenir.

« Les survivants de Tantura avec lesquels Katz et moi-même continuons d’avoir des contacts sont finalement beaucoup moins déçus que nous ; eux n’avaient pas d’illusions, ils ne voulaient pas qu’il revienne à un tribunal israélien de dire s’ils avaient menti ou énoncé la vérité sur les événements de Tantura », conclut Ilan Pappé.

Et puis, ces mêmes survivants ont appris à fréquenter à nouveau les abords du site, où ils se rendent les samedis soir, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis des lustres. Ainsi la mémoire de la Nakba poursuit-elle quand même son chemin.

CAPJPO-EuroPalestine