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« Israël s’est créé un scénario cauchemardesque » : à lire, cette interview du grand historien palestinien Rachid Khalidi

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Nous vous proposons ci-dessous la lecture d’une interview passionnante et instructive, accordée par l’historien palestino-américain Rachid Khalidi au journaliste Itay Maschiah, du quotidien israélien Haaretz, lequel n’a pas ménagé ses questions, au point que les échanges sont parfois tendus.  Le texte est long, mais il en vaut la peine. (traduction depuis l’anglais CAPJPO-EuroPalestine).

« Israël s’est créé un scénario cauchemardesque », par Itay Maschiah, Haaretz, 30 novembre 2024

« Le 1er mai dernier, au lendemain de l’irruption de la police new-yorkaise, à l’aide de grenades assourdissantes, dans le bâtiment où s’étaient barricadés des manifestants pro-palestiniens sur le campus de l’université de Columbia, le professeur Rashid (Rachid) Khalidi s’est rendu à l’une des portes de l’université pour parler aux manifestants. Mégaphone à la main, l’historien semblait dans son élément.

« Quand j’étais étudiant dans les années 1960, on nous disait que nous étions dirigés par « une bande d’agitateurs extérieurs », par des politiciens dont personne ne se souvient aujourd’hui les noms. Nous étions la conscience de cette nation lorsque nous nous sommes opposés à la guerre du Vietnam et au racisme », a-t-il déclaré à la foule, ajoutant qu’« aujourd’hui, nous honorons les étudiants qui, en 1968, se sont opposés à une guerre génocidaire, illégale et honteuse… Et un jour, ce que nos étudiants ont fait ici sera commémoré de la même manière. Ils sont – et ils étaient – ​​du bon côté de l’histoire ». 

Khalidi a été décrit comme l’intellectuel palestinien le plus important de sa génération, comme le successeur d’Edward Saïd et comme le plus éminent historien vivant de la Palestine. Le mois dernier, il a pris sa retraite de Columbia après 22 ans, au cours desquels il a également édité ou coédité le Journal of Palestinian Studies. Dans son livre de 2020 « The Hundred Years’ War on Palestine », il résume le conflit au moyen de 6 « déclarations de guerre » contre les Palestiniens. Les lecteurs israéliens ne considéreraient pas certains des événements décrits comme étant des guerres – la déclaration Balfour et les accords d’Oslo, par exemple.

Les déclarants de guerre – la Grande-Bretagne, les États-Unis et, surtout, Israël – sont décrits comme de puissants oppresseurs qui ont à plusieurs reprises piétiné les Palestiniens et réprimé leurs droits. 

Parlons-nous à nouveau de Palestiniens « se vautrant dans leur propre victimisation » (selon les mots de Khalidi, qui est bien conscient de cette critique, dans le livre), ou d’une perspective différente sur le sujet ? À en juger par les ventes du livre, son message tombe dans des oreilles réceptives. Après le 7 octobre 2023, elle a été catapultée sur la liste des best-sellers du New York Times et y est restée presque consécutivement pendant un total de 39 semaines.

Khalidi soutient que la guerre actuelle n’est pas le « 11 septembre israélien », ni une nouvelle Nakba. Bien que chacun de ces événements ait marqué une rupture historique, cette guerre fait partie d’un continuum. Malgré son niveau de violence énorme, la guerre n’est pas en dehors de l’histoire, estime-t-il. Au contraire : la seule façon de la comprendre est de la replacer dans le contexte de la guerre qui se déroule ici depuis un siècle.

Dans le camp de réfugiés d’al-Bourej, ou ce qu’il en reste, novembre 2024

Khalidi, 76 ans, est le descendant de l’une des familles palestiniennes les plus anciennes et les plus respectées de Jérusalem. 

Parmi ses membres figurent des politiciens, des juges et des érudits, et sa généalogie remonte au 14e siècle. La célèbre bibliothèque familiale, fondée par son grand-père en 1900 et installée dans un bâtiment mamelouk du XIIIe siècle dans la vieille ville de Jérusalem, à côté du Haram al-Sharif (mont du Temple), constitue la plus grande collection privée de manuscrits arabes en Palestine – le plus ancien d’entre eux est millénaire. 

Dans cette même rue de la Porte de la Chaîne, se trouve un autre bâtiment, qui appartient également à la famille et qui était destiné à abriter une extension de la bibliothèque. Plus tôt cette année, des colons juifs y ont fait irruption et ont brièvement occupé le site.

Khalidi intègre les membres de la famille dans l’histoire qu’il écrit, attribuant dans certains cas une influence considérable à leurs actions (l’historien israélien Benny Morris a qualifié cela de « forme de népotisme intellectuel »). 

Son oncle Hussein al-Khalidi a été maire de Jérusalem pendant une courte période durant le mandat britannique,  et a été exilé aux Seychelles à la suite de la révolte arabe de 1936-1939. 

En 1948, son grand-père refuse de quitter sa maison de Tel-a-Rish. La maison existe toujours, à la périphérie du quartier de Neve Ofer à Tel-Aviv, grâce au fait que des membres du groupe proto-sioniste Bilu y avaientloué des chambres dans le bâtiment en 1882, ce qui en fait un monument historique pour les Israéliens !

Pendant la guerre d’indépendance, Ismail Khalidi, le père de Rashid, était étudiant en sciences politiques à New York, où Khalidi est lui-même né en 1948. Ce n’est pas le seul moment où sa biographie croise l’histoire du conflit, objet de ses recherches. Il enseignait à l’Université américaine de Beyrouth lorsque l’armée israélienne a assiégé la ville en 1982. En raison de ses liens avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), les envoyés spéciaux de la presse internationale qui couvraient la guerre du Liban le citent souvent anonymement comme « une source informée ».

À la mi-septembre 1982, longtemps après un cessez-le-feu négocié par les Américains et le départ de l’OLP de Beyrouth, Khalidi a regardé avec stupeur « une scène surréaliste : des fusées éclairantes israéliennes flottant dans l’obscurité, dans un silence complet, l’une après l’autre, au-dessus des régions sud de Beyrouth, pendant ce qui semblait être une éternité », écrit-il dans le livre. 

Le lendemain, il s’est avéré que les fusées éclairantes étaient destinées à éclairer le chemin menant aux camps de réfugiés de Sabra et Chatila pour les Phalanges Chrétiennes.

De 1991 à 1993, Khalidi a été conseiller de la délégation palestinienne aux pourparlers de paix de Madrid et de Washington. Il a développé ses critiques du rôle joué par les États-Unis dans les négociations dans un livre précédent, « Brokers of Deceit » (« Les courtiers de la tromperie »), en 2013. L’implication diplomatique états-unienne au Moyen-Orient n’a fait qu’éloigner la possibilité d’une paix, a-t-il soutenu.

« Les Américains étaient plus israéliens que les Israéliens », dit-il aujourd’hui. « Si les Israéliens parlent de « sécurité », les Américains s’inclinent et se frappent la tête contre le sol. Et la forme la plus extrême de cela est Joe « Hasbara » Biden, qui parle comme s’il était [le porte-parole de Tsahal Daniel] Hagari », ajoute-t-il, utilisant le mot hébreu pour la diplomatie publique israélienne.

Aussi acerbes que puissent paraître ses critiques des États-Unis et d’Israël aux oreilles israéliennes, Khalidi a irrité les membres de la jeune génération et les militants pro-palestiniens les plus militants en Amérique du Nord avec ses réponses nuancées aux événements depuis le 7 octobre 2023. 

« Je pense que beaucoup d’entre eux ne seraient pas d’accord avec toutes les distinctions que j’ai faites sur la violence », dit-il, ajoutant : « Je m’en fiche. »

Au début de la guerre l’année dernière, il a déclaré sans équivoque que l’attaque du Hamas contre des civils israéliens constituait un crime de guerre. « Si un mouvement de libération amérindien venait et tirait au RPG sur mon immeuble parce que je vis sur une terre volée, cela ne serait pas justifié », a-t-il déclaré au New Yorker en décembre dernier. 

« Soit vous acceptez le droit international humanitaire, soit vous ne l’acceptez pas. » Aujourd’hui, Khalidi est en colère. Les personnes qui ont été en contact avec lui dans les jours qui ont suivi le 7 octobre ont dit qu’il était dévasté. « Cela m’a affecté comme cela affecte tous ceux qui ont des relations personnelles », m’a-t-il dit. « Je suis affecté à tous les niveaux. »

Il a de la famille à Jérusalem, dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et à Beyrouth, ainsi que des étudiants et de nombreux amis en Israël. 

Lorsque je lui ai demandé s’il était surpris par le niveau de violence, il s’est arrêté un instant pour réfléchir. « Oui, j’ai été surpris le 7 octobre », a-t-il dit, et a ajouté, « moins par la réponse israélienne ».

Tout au long de notre conversation, menée en ligne fin octobre et mi-novembre, l’importance qu’il accorde au maintien d’un canal ouvert avec les Israéliens est évidente. D’où également son consentement à être interviewé. Selon lui, c’est un élément essentiel du chemin vers la victoire.

Rashid (Rachid) Khalidi

Que ressentez-vous à l’heure actuelle dans la société palestinienne ?

« Il y a un degré de chagrin et de douleur qui ne disparaît pas, quand on pense au nombre de personnes qui ont été tuées et au nombre de personnes dont la vie a été ruinée à jamais : même si elles survivent, elles auront été traumatisées d’une manière qui ne peut pas être guérie. En même temps, cela s’est déjà produit. Je veux dire, 19 000 personnes ont été tuées au Liban en 1982 – Libanais et Palestiniens. C’est horrible de dire cela, mais nous nous y sommes habitués ; la société palestinienne est habituée à la souffrance et à la perte. Nous l’avons déjà vécue, à chaque génération.

« Je ne pense pas que cela atténue le chagrin », poursuit-il. « Cela n’atténue certainement pas la colère, l’amertume. Tous ceux que je connais se réveillent chaque matin et regardent les dernières horreurs, et encore avant d’aller se coucher. « Cela nous accompagne dans notre vie quotidienne, tout le temps, même quand nous essayons d’éviter d’y penser. »

Selon Khalidi, « les Israéliens vivent dans une petite bulle de fausse conscience que leurs médias et leurs politiciens créent pour eux, et sous-estiment le degré auquel le reste du monde sait ce qui se passe réellement. Le changement de l’opinion publique est le résultat du fait que les gens voient ce qui se passe réellement et réagissent comme des gens normaux face à la mort de bébés. Vous [en Israël] ne voyez pas de bébés mourir. Vous, les Israéliens, en tant que groupe, en tant que collectif, n’avez pas le droit de voir cela.

« Ou alors c’est présenté d’une manière qui dit que c’est de leur faute ou que c’est à cause du Hamas ou des boucliers humains ou d’une autre explication mensongère », note-t-il. « Mais la plupart des gens dans le monde voient les choses telles qu’elles sont. Ils n’ont pas besoin de l’amiral menteur Hagari, (le porte-parole de l’armée israélienne, NDLR) pour leur dire que ce qu’ils voient n’est pas réel. »

Qu’est-ce qui vous a surpris dans le niveau de violence du 7 octobre ?

« Comme les services de renseignements israéliens, je ne pensais pas qu’une attaque d’une telle ampleur pouvait être organisée. Vous savez, c’est comme une cocotte-minute. Vous exercez une pression constante, non seulement pendant des décennies, mais sur des générations. Et tôt ou tard, elle va exploser. N’importe quel historien peut vous dire que la bande de Gaza est l’endroit où le nationalisme palestinien s’est le plus développé, où des mouvements se sont succédés. La pression exercée sur ces gens qui sont coincés dans cette zone, qui voient leurs anciens villages juste de l’autre côté de la Ligne verte, n’importe quel historien aurait pu la prévoir. C’est une action et une réaction. Mais je ne m’attendais pas à un tel niveau. »

Israël a-t-il jamais eu une réelle opportunité de sortir de ce cycle sanglant ?

« Je pense que c’est de plus en plus la direction [prise par Israël] depuis la majeure partie de ce siècle. La dernière tentative israélienne, le dernier signe d’une volonté d’un gouvernement israélien de faire autre chose que d’utiliser la force, c’était sous [l’ancien Premier ministre Ehud] Olmert. Et je ne dis pas que c’était une porte de sortie [du conflit]. Mais à cette exception près, c’est un « mur de fer » depuis Jabotinsky [le leader révisionniste Ze’ev Jabotinsky, qui a inventé le terme en 1923]. La force et encore la force. Parce que vous essayez d’imposer une réalité à la région, vous essayez de forcer les gens à accepter quelque chose qui a envoyé des ondes de choc dans tout le Moyen-Orient depuis les années 1920 et 1930. Je veux dire, vous lisez la presse en Syrie, en Égypte et en Irak en 1910, et les gens s’inquiètent du sionisme. » 

Au début de « La guerre de Cent Ans », vous citez une lettre envoyée par un membre de votre famille, un érudit de Jérusalem, à Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, en 1899. Le sionisme était naturel et juste, écrivait-il – « qui pourrait contester le droit des Juifs en Palestine ? » Mais il est habité par d’autres, ajoutait-il, qui n’accepteront jamais d’être remplacés. Par conséquent, « au nom de Dieu, laissez la Palestine tranquille. »

« Il l’a vu aussi clairement que je le vois aujourd’hui. Cette réalité a provoqué des ondes de choc dès le début. Vous avez eu des volontaires venus combattre en Palestine dans les années 1930 de Syrie, du Liban et d’Égypte ; et à nouveau en 1948. Je vois cela comme un continuum, mais je ne pense pas qu’il soit possible de le voir autrement, franchement. Il faudrait faire comme si l’histoire avait commencé le 7 octobre ou le 5 juin 1967, ou le 15 mai 1948. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne l’histoire. »

Dans votre livre, vous décrivez l’année 2006 comme une possible sortie manquée. Vous affirmez que le Hamas a fait volte-face de manière surprenante, qu’il a participé aux élections [de l’Autorité palestinienne] avec une campagne modérée et qu’il a implicitement accepté la solution à deux États. 

Le « Document des prisonniers » de cette période, qui appelait le Hamas et le Jihad islamique à rejoindre l’OLP et à concentrer la lutte dans les territoires situés de l’autre côté de la Ligne verte, exprimait un esprit similaire. 

Pensez-vous que le Hamas était en train de vivre une véritable transformation qui aurait pu, à terme, conduire à la fin des violences ? 

« Je n’ai aucune idée personnelle de ce qui se passait dans le cœur et l’esprit des dirigeants du Hamas. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au sein de l’éventail des opinions, cette déclaration a eu une résonance qui se reflète, je pense, dans certaines déclarations du Hamas et chez certains de ses dirigeants. Cela comprend, je pense, la période précédant le document sur les prisonniers et le gouvernement de coalition de 2007, et peut-être même le cheikh Ahmed Yassine [fondateur du Hamas, assassiné par Israël en 2004], qui avait parlé d’une trêve de cent ans. Est-ce qu’ils représentaient tout le monde ? Je ne sais pas. Qu’avaient-ils dans le cœur ? Je ne sais pas. Mais il semble qu’il y ait eu quelque chose qu’Israël a rigoureusement choisi d’étouffer. »

Comment expliquez-vous cela ?

« Il est parfaitement clair que dans tout le spectre politique israélien, d’un bout à l’autre, personne n’a accepté l’idée d’un État palestinien totalement souverain et indépendant qui représenterait l’autodétermination. Du côté de [Benjamin] Netanyahou, c’est clair. Mais même [le Premier ministre Yitzhak] Rabin, dans son dernier discours à la Knesset, a déclaré : « Nous offrons aux Palestiniens moins qu’un État, nous contrôlerons la vallée du Jourdain. » Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie une continuation [de l’occupation] sous une forme modifiée. C’est aussi ce que [l’ancien Premier ministre Ehud] Barak et Olmert proposaient, avec quelques ajustements sur les bords. »

Lors des négociations de Taba [2001] et d’Annapolis [2007], il a été question de souveraineté…

« Je vous demande pardon ! Un État souverain n’a pas son registre de population, son espace aérien et ses ressources en eau sous le contrôle d’une puissance étrangère. Ce n’est pas de la souveraineté. C’est un bantoustan, c’est une réserve indienne. Vous pouvez l’appeler comme vous voulez, un mini-État, un non-État, un État partiel ou « moins qu’un État ». »

Peut-être que l’ouverture à un État se serait développée plus tard. Le discours de Rabin de 1995 a été prononcé sous une énorme pression politique.

« Peut-être. S’il n’y avait pas eu trois quarts de million de colons, si Rabin n’avait pas été assassiné, si les Palestiniens avaient été beaucoup plus fermes dans les négociations. À Washington [1991-1994], nous avons dit aux Américains que nous négociions un gâteau alors que les Israéliens étaient en train de manger ce même gâteau par le biais de la colonisation en cours. « Vous avez promis que le statu quo serait maintenu, et ils volent. » Et les Américains n’ont rien fait. A ce moment-là, il aurait dû être clair que si nous ne prenions pas position, la colonisation continuerait, le contrôle sécuritaire et l’occupation israéliens continueraient sous une forme différente. C’est ce qu’a fait Oslo.

« Une partie du problème est que les Palestiniens ont accepté les choses horribles qui nous ont été proposées à Washington. Ils ont donné 60 pour cent de la Cisjordanie à Israël sous la forme de la zone C. Ce sont des concessions de l’OLP, ce n’est pas la faute d’Israël. Aucun dirigeant palestinien n’aurait dû accepter de tels accords. »

1994 : discussion entre le dirigeant palestinien (Arafat) et les dirigeants israéliens (Rabin, Peres)

Un de vos collègues, l’historien israélien Shlomo Ben Ami, a expliqué l’échec des négociations de Camp David, en juillet 2000, comme un échec du leadership palestinien. Dans une interview en 2001, il a déclaré que les Palestiniens « ne pouvaient pas se libérer du besoin de se justifier, de leur victimisation » ; que négocier avec Arafat était comme « négocier avec un mythe » ; et que « les Palestiniens ne veulent pas tant une solution qu’ils veulent mettre Israël au banc des accusés ». Est-il possible que la région ait raté une occasion historique à cause du leadership de Yasser Arafat ?

« Bill Clinton  a gaspillé sept ans et demi de sa présidence – avant d’amener, quelques mois avant une élection, alors qu’il n’est pas un canard boiteux mais un canard mort, des gens à Camp David. Vous voulez négocier ? Alors faites-le dans le délai fixé par l’accord [d’Oslo] que vous avez signé sur la pelouse de la Maison Blanche en 1993. [Le processus] aurait dû être achevé en 1999. Barak avait déjà perdu sa majorité à la Knesset – un autre mort-vivant. 

« Quant à Arafat, où est-il en 2000 ? J’ai vécu à Jérusalem au début des années 1990. On pouvait aller n’importe où avec des plaques d’immatriculation vertes, de la Cisjordanie au plateau du Golan, à Eilat, à Gaza. Il y avait 100 000 travailleurs [palestiniens] en Israël et des Israéliens qui faisaient leurs courses dans toute la Cisjordanie. En 1999, l’économie palestinienne était paralysée. Permis, points de contrôle, murs, blocus, séparation. La popularité d’Arafat s’est effondrée. »

Vous parlez de la détérioration de l’économie palestinienne dans les années 1990, mais un autre épisode important et traumatisant pour Israël au cours de cette décennie a été les attentats suicides de 1994 à 1996, auxquels vous consacrez peu de place dans votre livre.

« La séparation a commencé avant le premier attentat suicide. L’idée de séparation était au cœur de la façon dont Rabin et [le ministre des Affaires étrangères Shimon] Peres ont compris ce [processus] dès le début. Et la séparation signifie que vous enfermez les Palestiniens dans de petites enclaves et les détachez de l’économie israélienne. Tous ces développements étaient planifiés à l’avance. L’excuse des attentats suicides explique les détails, mais elle n’explique pas l’idée. »

Les attentats suicides ont joué un rôle important dans l’échec du processus.

« Souvenez-vous de ce qui a précédé les attentats suicides. »

Vous faites référence au massacre de fidèles palestiniens à Hébron par Baruch Goldstein, en février 1994.

« Oui, et à la réponse de Rabin au massacre. Il n’a pas déraciné Kiryat Arba [la colonie urbaine jouxtant Hébron], il n’a pas expulsé les colons d’Hébron, il n’a pas puni les coupables – il a puni les Palestiniens. Puis la signification d’Oslo est devenue claire : une extension et un renforcement de l’occupation. Et le Hamas en a profité. Ils ont vu que tout l’édifice qu’Arafat essayait de vendre aux Palestiniens n’allait pas conduire à ce qu’il avait prétendu. Cela, ajouté à tout ce qui se passait, leur a donné une énorme ouverture. La situation des Palestiniens s’est aggravée tout au long des années 1990, donnant au Hamas des munitions formidables.

« Rétrospectivement, de la guerre de 1973 à 1988, l’OLP s’est éloignée de [son objectif déclaré] de libération de toute la Palestine et de l’usage de la violence. Cela est résumé dans la déclaration du Conseil national palestinien de l’OLP de 1988 à Alger. Ceux qui s’y opposaient ont fini par rejoindre le Hamas, le Front populaire de libération de la Palestine, etc.

« Comment le premier groupe aurait-il pu triompher ? Il fallait qu’il soit en mesure de fournir à ses partisans des preuves tangibles que sa démarche réussissait. Mais il n’a rien fourni à sa base. Rien. Une situation pire qu’au début des années 1990. Donc, bien sûr, ceux qui rejettent la partition et insistent sur la lutte armée et sur la libération totale vont trouver du soutien.

« Ce que je veux dire, c’est qu’il y a ici un processus dialectique qui, du côté israélien, est motivé par l’incapacité à comprendre qu’il faut lâcher prise. Et il semble impossible pour Israël de lâcher prise : de la terre, de la population et des registres de population, de la sécurité, des ponts, du Shabak [service de sécurité du Shin Bet] qui met ses doigts dans le nez de tout le monde. Ils ne voulaient pas lâcher prise – et c’est plus important que les mythes sur ce qu’Arafat voulait ou ne voulait pas lâcher prise. »

La question est de savoir si le mouvement national palestinien des années 1990 a été capable de comprendre que ce lâcher prise nécessitait une évolution politique interne israélienne qui prendrait un peu de temps. Et quand on se fait exploser en plein Tel-Aviv, cette option d’un changement de perspective perd aux élections.

« Je sais que les attentats suicides des années 1990 ont eu un impact énorme sur l’opinion publique israélienne, mais ce n’est pas vraiment la question. Si le colonisateur veut décoloniser, il prend la décision de le faire. Il y a deux façons de le faire comprendre au colonisateur : lorsque le coût devient trop lourd et que l’opinion publique change chez lui ; ou lorsque le colonisé élabore une stratégie qui fonctionne à plusieurs niveaux. » 

« Les Irlandais ont trouvé une stratégie, les Algériens et les Vietnamiens aussi. Les Palestiniens, à mon grand désespoir et à ma grande tristesse, n’en ont pas trouvé. Ni pour approcher le public israélien sans passer par les dirigeants, ni pour traiter avec votre métropole, à savoir les États-Unis et l’Europe, sans lesquels vous n’existez pas en tant qu’État indépendant et vous n’avez ni bombes ni avions. Les Irlandais ont été brillants, les Algériens ont été très intelligents, et les Vietnamiens géniaux. Les Palestiniens, pas si intelligents. Si vous voulez ma critique des dirigeants palestiniens, la voici. »

Votre explication de la montée du Hamas est essentiellement factuelle : l’alternative diplomatique de l’OLP a entraîné une dégradation des conditions de vie des Palestiniens et a laissé un vide politique dans la branche militante, que le Hamas a comblé. Mais qu’en est-il du rôle de la religion et des aspirations islamiques dans la société palestinienne ?

« La religion a été un élément important du nationalisme palestinien depuis le début, mais sa pénétration dans le mouvement a été fluctuante.  À l’apogée de l’OLP, les islamistes étaient très faibles – presque inexistants politiquement. Donc, pour dire que la société palestinienne est profondément musulmane et profondément islamiste, il faudrait pouvoir expliquer pourquoi cela n’a pas été le cas pendant plusieurs décennies. Le Hamas n’a jamais obtenu la majorité absolue parmi les Palestiniens. En 2006, il a remporté 43 % des voix. Je connais des chrétiens de Bethléem qui ont voté pour le Hamas parce qu’ils en avaient assez du Fatah. Je ne pense donc pas que même 43 % représentent leur popularité réelle à cette époque. »

Vous critiquez Israël pour avoir ignoré la possibilité que le Hamas ait connu un changement au cours de ces années. Mais ce que beaucoup d’Israéliens se demandent, c’est pourquoi les Palestiniens n’ont pas profité de l’occasion du désengagement d’Israël de Gaza en 2005 pour développer leur société et construire une alternative pacifique.

« Parce que l’occupation n’a jamais pris fin. C’est une question profondément stupide, qui est posée par des gens qui tentent de justifier un récit fondamentalement faux. Gaza n’a jamais été ouverte ; elle a toujours été occupée. L’espace aérien, l’espace maritime, chaque entrée, chaque sortie, chaque importation, chaque exportation – le satané registre de la population est resté entre les mains d’Israël. Qu’est-ce qui a changé ? Quelques milliers de colons ont été expulsés. Ainsi, au lieu d’être dans de petites prisons à l’intérieur de Gaza, les Palestiniens se trouvaient désormais dans une grande prison à Gaza. Ce n’est pas la fin de l’occupation, c’est une modification de l’occupation. Ce n’est pas la fin de la colonisation.

« Vous quittez Gaza pour intensifier [votre emprise] sur la Cisjordanie. Vous avez l’assistant de Sharon, Dov Weissglas, qui dit [dans une interview à Haaretz en 2004, que le plan de désengagement de Sharon] « fournit la quantité de formol nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens ». Vous pensez que nous ne savons pas lire l’hébreu, pour l’amour de Dieu ? Un État signifie souveraineté. Et la souveraineté ne signifie pas qu’une puissance militaire étrangère occupe le pays et contrôle votre registre de la population. Pensez-y deux minutes. C’est comme si le Bureau du recensement des États-Unis était contrôlé à Moscou. Sérieusement ? Les importations et les exportations sont décidées par un caporal ou un bureaucrate dans un ministère à Tel-Aviv ou à Jérusalem ? Sérieusement ? Et les Palestiniens sont censés dire : « Oh, créons une jolie petite utopie à l’intérieur de la prison » ? Quelle absurdité est-ce là ? »

« LE COLONISATEUR EST TOUJOURS PLUS VIOLENT QUE LE COLONISÉ »

Que pensez-vous de la lutte armée d’un point de vue moral ?

« Commençons par le fait que la violence est la violence ; la violence d’État et la violence non étatique sont toutes deux de la violence. Si nous n’acceptons pas ces principes, nous ne pouvons pas parler. La violence du colonisateur est trois à vingt à cent fois plus intense que la violence du colonisé. Donc si nous voulons parler de violence, parlons de violence ; si nous voulons nous concentrer sur le terrorisme et la violence des Palestiniens, nous ne parlons pas le même langage. » 

« Le deuxième point de départ est que depuis la Seconde Guerre mondiale, il est admis légalement que les peuples sous domination coloniale ont le droit d’utiliser tous les moyens pour leur libération, dans les limites du droit international humanitaire. Cela signifie combattants et non-combattants, cela signifie proportionnalité. Ce n’est pas de la morale, c’est du droit international.

« Mais cela s’applique aux deux parties, colonisateur et colonisé, s’ils acceptent le droit international humanitaire. Quand vous détruisez un bâtiment entier pour tuer un membre du Hamas à Jabalya, il est clair que la proportionnalité et la discrimination sont tombées à l’eau.

« Ce n’est pas de savoir qui a commencé. La proportionnalité et la discrimination ne signifient pas que vous n’avez pas à vous soucier de ces règles si l’autre est un méchant et que c’est lui qui a commencé. Et enfin, vous avez l’aspect politique [de la violence], qui concerne la manière la plus sage d’atteindre vos objectifs. »

Sur ce point, dans votre livre, vous citez Eqbal Ahmad, l’intellectuel pakistanais qui a travaillé avec Franz Fanon et le FLN, le mouvement de libération algérien. Au début des années 1980, l’OLP lui a demandé d’évaluer la stratégie militaire de l’organisation. Il a fait valoir que, contrairement à ce qui s’est passé en Algérie, l’usage de la force contre les Israéliens « n’a fait que renforcer un sentiment préexistant et omniprésent de victimisation chez les Israéliens, tout en unifiant la société israélienne ». 

« Oui, et je pense que c’est quelque chose d’extrêmement important. Si vous parlez des Français [en Algérie], je dirais que placer une bombe dans un café viole à la fois les sanctions morales et légales, c’est une violation du droit international humanitaire. Deux héroïnes de la révolution algérienne – Djamila Bouhired et Zohra Drif – ont fait cela. Au niveau politique, je pense que c’est discutable, car les colons [les colons français en Algérie, aussi connus sous le nom de pieds-noirs], en dernière analyse, ont un endroit où retourner. Ils souffrent de ce que j’appelle la « peur coloniale ». Ils sont terrifiés par les indigènes, parce que les indigènes sont plus nombreux qu’eux et ils savent que les indigènes leur en veulent.

« Mais ils ne souffrent pas d’une peur héréditaire de la persécution. Ils n’ont pas de récit mobilisé selon lequel chaque attaque contre eux est placée dans ce contexte, plutôt que dans le contexte local de l’Algérie. Et en fin de compte, cette violence est un succès. Moralement, l’attitude envers la violence aveugle est noire et blanche. Mais politiquement, elle est grise. Ce que dit Eqbal Ahmed à propos d’Israël, c’est qu’en raison de la nature de l’histoire juive, une stratégie de violence aveugle – que l’OLP poursuivait alors – est politiquement contreproductive. »

Comment évaluez-vous l’effet du BDS – le mouvement de boycott contre Israël – aujourd’hui, deux décennies plus tard ?

« Il y a vingt ans, les résolutions BDS [des assemblées étudiantes] n’auraient pas pu être adoptées sur aucun campus américain ; aujourd’hui, elles sont adoptées facilement. Mais aucun boycott n’a été institué, ou très peu ; aucune sanction n’a été imposée ; et il y a eu très peu de désinvestissements. »

Un échec donc ?

« Non ! Le fait est que l’opinion publique a changé. Le but du BDS était d’ouvrir un sujet que l’autre camp ne voulait pas ouvrir. Pourquoi [les Israéliens] traitent-ils d’antisémites tous ceux qui osent parler de ce génocide [à Gaza] ? Parce qu’ils n’ont pas d’arguments, ils n’ont rien à dire ; alors faites-les taire avec l’accusation la plus toxique possible dans le monde occidental. Le but [du BDS], de la façon dont je le voyais, n’était pas de provoquer de véritables boycotts, désinvestissements ou sanctions. C’était un levier pour ouvrir un sujet dont personne ne voulait discuter. Et cela a été, à mon avis, un énorme succès à cet égard.

« Maintenant, les Hollandais, les Allemands, les Espagnols, les Canadiens commencent à restreindre [certaines] livraisons d’armes à Israël. Ces mesures et d’autres sont le résultat d’un changement d’opinion dans la métropole occidentale, et cela est en grande partie dû au BDS. »

Et pour vous, en tant que partisan du BDS, ce n’est pas un problème d’accorder une interview à un journal israélien ?

« Non. J’ai publié des livres en Israël. Je pense qu’il est important d’atteindre le public israélien. Je sais que c’est un public très réduit, mais le fait est que vous ne pouvez pas gagner, vous n’apportez pas de changement sans comprendre comment faire appel à l’opinion publique, par-dessus les têtes des gouvernements et par-dessus les têtes de la machine de propagande, que ce soit aux États-Unis ou en Israël. »

Dans votre livre, vous remarquez que les Algériens et les Vietnamiens n’ont pas laissé passer l’occasion d’influencer l’opinion publique dans les sociétés d’origine de leurs ennemis, et vous affirmez que cela a été crucial pour leurs victoires. Que devraient faire les Palestiniens qu’ils ne font pas pour atteindre les Israéliens, si c’est possible ?

« La réponse à cela devrait venir d’un mouvement national palestinien unifié avec une stratégie claire – ce n’est pas à Rashid Khalidi de la donner. L’un des problèmes que nous avons aujourd’hui est la désunion et l’absence d’un mouvement national unifié et d’une stratégie claire et unifiée. Sans cela, vous ne pourrez rien libérer. La diplomatie publique – que l’on peut appeler hasbara ou propagande – est absolument essentielle. Toute lutte de libération ne réussit que grâce à elle. Si les Sud-Africains ne l’avaient pas eue, ils auraient toujours l’apartheid. »

Quel est le rôle de la diaspora palestinienne dans ce vide de pouvoir actuel, et en particulier le rôle des intellectuels comme vous ?

« Je pense que la diaspora et une jeune génération de la diaspora qui sont assimilées et complètement acculturées et qui comprennent la culture politique des pays dans lesquels elles se trouvent, auront un rôle important à jouer à l’avenir. Je pense que le rôle de ma génération est pratiquement terminé, moi y compris. Nous ne pouvons pas encore bénéficier du talent et de la compréhension de la politique occidentale que possède la jeune génération. Cela viendra bientôt, je l’espère. Mais cela nécessite un mouvement national organisé, centralisé et unifié. Nous n’avons plus cela aujourd’hui. »

C’est plus dur que n’importe quelle autre lutte de libération, parce que ce n’est pas un projet colonial dans lequel les gens peuvent rentrer chez eux. Il n’y a pas de foyer. Ils [les Juifs] sont en Israël depuis trois ou quatre générations. Ils ne vont nulle part.

Qu’en est-il de l’établissement d’un gouvernement en exil ?

« Historiquement, les dirigeants [palestiniens] étaient toujours à l’extérieur. L’une des nombreuses erreurs commises par Arafat a été de prendre toute l’OLP et de l’enfermer dans la cage de l’occupation. Qui fait ça ? Quand vous libérez, vous déplacez une partie de vos dirigeants, peut-être – [mais] il n’avait rien libéré. ​​Ils étaient tellement désespérés de quitter Tunis et les autres endroits où ils se trouvaient à cause de l’erreur qu’ils avaient commise en soutenant Saddam Hussein en 1990-1991, qu’ils étaient prêts à sauter de la poêle à frire directement dans le feu. Ce fut une erreur fatale. Qui place toute la direction sous le contrôle de l’armée et des services de sécurité israéliens ? C’est ahurissant. Donc, oui, il faudra [un leadership dans] la diaspora, et il finira par être en partie à l’extérieur et en partie à l’intérieur à l’avenir, je présume. Comme avec l’Algérie ».

Dans le mouvement anti-apartheid, la coopération avec les Sud-Africains blancs était cruciale. Que peut-on faire pour élargir l’alliance judéo-palestinienne ?

« C’est une question difficile. Parmi de nombreux Palestiniens, en particulier les jeunes, il existe une résistance à ce qu’ils appellent la « normalisation ». Et cela, dans une certaine mesure, empêche certaines personnes de voir la nécessité de trouver des alliés de l’autre côté. En fin de compte, vous ne gagnerez pas sans cela. C’est plus difficile que n’importe quelle autre lutte de libération, parce que ce n’est pas un projet colonial dans lequel les gens peuvent rentrer chez eux. Il n’y a pas de métropole. Ils [les Juifs] sont en Israël depuis trois ou quatre générations. Ils ne vont nulle part. Ce n’est pas comme si vous faisiez appel aux Français et qu’ils ramènent leurs colons chez eux. C’est plutôt comme en Irlande et en Afrique du Sud, où il faut accepter ce que l’on considère comme une population distincte, mais qui est maintenant enracinée, enracinée et qui a développé une identité collective. »

Néanmoins, vous analysez ce conflit comme un cas de colonialisme de peuplement.

« Vous entendez ce que disent les gens de l’aile droite du gouvernement actuel à propos de Gaza, vous voyez ce qu’ils font en Cisjordanie, comment ils ont dépouillé les gens de leurs terres et les ont restreints en Galilée et dans le Triangle [une zone densément peuplée par des Arabes dans le centre d’Israël] après 1948. Si ce n’est pas du colonialisme de peuplement, je ne sais pas ce que c’est. Tout ce qui a été fait depuis le début s’inscrit clairement dans ce paradigme.

« Mais le sionisme commence comme un projet national, puis ils trouvent un mécène, et ensuite ils utilisent des moyens coloniaux de peuplement. C’est unique. Aucun de ces autres cas de colonisation de peuplement ne commence comme un projet national. Le paradigme colonial de peuplement n’est utile que jusqu’à un certain point. Et Israël est le cas le plus unique que l’on puisse imaginer. « Il n’y a pas de mère patrie, presque toute la population est là par persécution, et il y a un lien avec la Terre Sainte – avec la Bible, pour l’amour de Dieu. »

Vous avez étudié le transfert de connaissances sur les méthodes de contre-insurrection entre les colonies britanniques et décrit comment les dirigeants sionistes ont adopté les pratiques coloniales des Britanniques. Qu’avez-vous découvert ?

« Je travaille actuellement sur ce sujet. Les Britanniques exportent [en Palestine] leur corps de répression policière, la Royal Irish Constabulary,  après l’indépendance de l’Irlande, et y forment leur gendarmerie pour la Palestine. Lorsque des révoltes éclatent, ils font venir des experts d’ailleurs. Ils font venir le général [Bernard] Montgomery, qui commandait la brigade à Cork en Irlande en 1921 [où des représailles ont été menées contre les rebelles irlandais] ; il commandait une division en Palestine en 1938. Ils font venir Sir Charles Tegart, qu’ils avaient envoyé d’Irlande en Inde, pour construire des « forts Tegart » [ici] – des centres de torture, ce qui était son expertise. Il vient en Palestine pour transmettre ses connaissances. Et un type du nom d’Orde Wingate que tout expert militaire israélien connaît intimement – ​​le père de la doctrine militaire israélienne. »

Dans une interview avec la New Left Review, vous avez décrit Wingate comme un « tueur colonial de sang-froid ».

« Il a servi au Soudan, Dieu sait ce qu’il a fait là-bas. Je devrais faire des recherches plus approfondies pour le savoir. En Palestine, il a formé les Special Night Squads, composées de cadres choisis du Palmach et de la Haganah [forces clandestines juives] qui étaient associés à des soldats britanniques sélectionnés. Il a lancé une campagne de raids nocturnes. Attaquer des villages. Tirer sur des prisonniers. Torturer. Faire exploser des maisons au-dessus des têtes des gens. Des trucs horribles. Je veux dire, d’après les témoignages que vous avez, c’est clairement un psychopathe meurtrier. Moshe Dayan était l’un de ses stagiaires, avec Yitzhak Sadeh [commandant des troupes de choc du Palmach avant Tsahal] et Yigal Alon. Il y a probablement une douzaine d’officiers supérieurs de l’armée israélienne, dont la plupart atteignent le rang de général de division, qui ont été formés par cet homme. La doctrine de l’armée israélienne trouve son origine chez Wingate.

Vous terminez votre livre en disant que « les confrontations entre colons et peuples autochtones ne se sont terminées que de trois manières : par l’élimination ou la soumission totale de la population autochtone, comme en Amérique du Nord ; par la défaite et l’expulsion du colonisateur, comme en Algérie, ce qui est extrêmement rare ; ou par l’abandon de la suprématie coloniale, dans le contexte de compromis et de réconciliation, comme en Afrique du Sud, au Zimbabwe et en Irlande. » Quelle voie suivons-nous ? 

« L’extermination d’un camp par l’autre est impossible. L’expulsion d’un camp par l’autre est – j’aurais dit impossible – je pense que c’est possible aujourd’hui mais peu probable. Donc, vous avez deux peuples. Soit la guerre continue, soit ils en viennent à comprendre qu’ils doivent vivre sur la base d’une égalité absolue. Ce n’est pas une réponse très optimiste, mais c’est la seule réponse. Permettez-moi d’ajouter que cette résolution [du conflit] est beaucoup plus proche du fait de la guerre actuelle, car l’opinion publique occidentale s’est retournée contre Israël d’une manière qui ne s’est jamais produite, depuis la déclaration Balfour [par la Grande-Bretagne, en 1917, en faveur d’un foyer juif en Palestine] jusqu’à aujourd’hui.

« L’opinion publique occidentale a toujours été unanimement favorable à Israël, à de minuscules exceptions près. En 1982, quand ils ont vu trop de bâtiments détruits et trop d’enfants tués [au Liban], et lors de la première Intifada [1987-1992], quand il y avait trop de chars face à trop d’enfants qui jetaient des pierres. Mais à part cela, le soutien est total. Les élites, l’opinion publique. Depuis une centaine d’années, sans exception, les choses ont changé. Ce changement n’est peut-être pas irréversible, mais le temps presse. Israël s’est créé, par son comportement depuis le 7 octobre, un scénario cauchemardesque à l’échelle mondiale.

Il y a des segments de la gauche israélienne qui fantasment sur une solution imposée de l’extérieur. Est-ce possible ?

« Ce sera possible quand et si les intérêts américains concernant la Palestine changent. Les États-Unis ont forcé Israël à faire beaucoup de choses que l’intérêt stratégique, national ou économique américain lui imposait. »

Pendant la guerre froide, par exemple.

« C’est vrai. [Le secrétaire d’État Henry] Kissinger a forcé le gouvernement israélien à accepter des accords de désengagement. [Le secrétaire d’État James] Baker a forcé [le Premier ministre Yitzhak] Shamir à participer à Madrid [la conférence de paix de 1991]. Obama les a forcés à accepter l’accord [nucléaire] avec l’Iran. [Le président Dwight] Eisenhower les a chassés du Sinaï [en 1957]. Malheureusement, la Palestine ne représente pas un intérêt national américain important.

« Les dictatures du monde arabe répriment l’opinion publique et sont soumises aux États-Unis ; les régimes pétroliers dépendent des États-Unis pour leur défense contre leurs peuples et leurs ennemis extérieurs. Si cela change, si les actes d’Israël nuisent à l’intérêt national américain, cela pourrait entraîner une coercition extérieure. Je ne retiens pas mon souffle. »

La jeune génération de militants pro-palestiniens aux États-Unis vous a critiqué pour les distinctions que vous faites à propos de la violence. Que leur répondez-vous ?

« Je n’aime pas la violence, mais il est très clair pour moi que la violence a été un élément essentiel de toute lutte de libération. Contre la violence écrasante du colonisateur, il y aura de la violence, que je le veuille ou non. La perception israélienne est que si la force ne fonctionne pas, il faut utiliser davantage de force. Voilà le résultat. Vous chassez l’OLP du Liban et vous obtenez le Hezbollah. Vous tuez [le chef du Hezbollah Abbas] Musawi, vous obtenez [Hassan] Nasrallah. Si vous tuez Nasrallah, bonne chance avec ce que vous allez obtenir. Si vous tuez [le chef du Hamas Yahya] Sinwar – attendez de voir ce que vous obtenez. C’est la nature de la violence coloniale. Elle engendre la résistance. Je souhaiterais que la résistance soit intelligente, stratégique, idéalement morale et légale, mais ce ne sera probablement pas le cas. »

Que souhaiteriez-vous que les Israéliens comprennent mieux à propos du conflit ?

« Ils doivent comprendre quelque chose qu’ils ont beaucoup de mal à saisir : comment les Palestiniens et le reste du monde voient la situation. Elle est perçue depuis le début comme une tentative de créer un État juif dans un pays arabe. Il ne s’agit pas d’un groupe de réfugiés innocents arrivant sur leur terre ancestrale et soudainement attaqués par des hommes et des femmes sauvages. Ils arrivent et font des choses qui génèrent tout ce qui suit ; leur arrivée même et les structures avec lesquelles ils arrivent créent le conflit. » « Y a-t-il jamais eu un conflit judéo-arabe en Palestine au XVIIIe, XVIIe, XIXe, XVe ou XIIe siècle ? Non. Ce n’est pas un conflit qui dure depuis des temps immémoriaux. Il faut mettre de côté cette version autojustificatrice de l’histoire. Je veux dire, comprendre que les Palestiniens, les Arabes, le reste du monde et maintenant aussi l’opinion publique occidentale voient les choses de cette façon. Il y a encore des élites qui soutiendront tout ce que fait Israël. Mais le temps presse. Au fond, quelque chose bouillonne. »

https://www.haaretz.com/israel-news/2024-11-30/ty-article-magazine/.highlight/rashid-khalidi-israel-has-created-a-nightmare-scenario-for-itself-the-clock-is-ticking/00000193-7b6a-d1df-a79f-7beab0db0000

CAPJPO-EuroPalestine

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