12 novembre – Une chronique de Samah Jabr, médecin, palestinienne vivant à Jérusalem Est occupée, et correspondante du Palestime Time London. (traduit par Eric Colonna)
« Déshumaniser notre ennemi n’est pas nouveau dans notre monde ; cela semble être une faute humaine universelle. C’est un stratagème grossier et un mécanisme de défense immature qui aident des personnes à se sentir moins coupables des crimes qu’ils commettent contre d’autres. C’est aussi un signe de mauvais augure, prédiction du désir d’une nation d’en éradiquer une autre.
Pour beaucoup de Palestiniens, la vie est comme un pendule, se balançant entre espoir et désespoir : l’espoir dans la justice de Dieu et dans la bonté humaine et le désespoir de la réalité de notre terrible passage dans l’histoire. Notre pays est occupé, nos vies sont dans la poigne des snipers israéliens et notre avenir est constamment écrasé par une main de fer. Le monde fait la sourde oreille à nos plaintes et lorsque nous réagissons à nos conditions de vie épouvantables, nous sommes rejetés, condamnés et déshumanisés comme de » violents terroristes « . Pourquoi devrions nous attendre de la vie qu’elle remplisse nos espérances et qu’elle nous donne d’elle même ce que nous voulons ? Les Palestiniens n’ignorent pas que c’est la loi du plus fort qui régit leur vie.
Dans le psyché palestinien, défaite et perte ont laissé beaucoup de cicatrices et de complexes intraitables. En réaction à notre histoire et à notre présent, quelques uns d’entre nous se sont transformés en travailleurs infatigables. D’autres ont réalisé qu’on ne mendie pas ses droits mais qu’on les extorque. Personne ne se berce d’illusions quant à savoir si, un jour, l’oppressé intentera un procès à l’oppresseur ou que la vie réparera le prix de ses crimes ; ceux ci se disent, » c’est mieux de jouer le sale jeu du loup plutôt que d’être sous son joug. « .
Il est naturel de développer nos propres mécanismes de défense face au risque de dépossessions qui nous guettent. Mes parents ont consacré leur vie à s’assurer avec soin que nous soyons très instruits, indépendants et capables d’être debout en toute circonstance. Nos voisins ont mis en place une affaire familiale afin de sécuriser la vie de leur famille pour les cinq prochaines générations. Ce sont deux exemples représentatifs de Palestiniens très accomplis qui ont fait cela, non seulement à cause de la nécessité pratique pour survivre en Palestine Occupée mais aussi comme un besoin psychologique afin de libérer, de façon constructive, toute la colère et la frustration emprisonnée dans leurs âmes.
Khader, un ami désabusé, me racontait, » quand je pense à tout ce que nous avons traversé et à ce qui nous attend encore, j ‘aurais souhaité ne pas être né Palestinien. Je ne crois pas que cela soit une bonne chose de mettre des enfants au monde dans ces conditions misérables « . Je lui répondis que » si tu étais Israélien, aurais tu des enfants dans la réalité de leur monde ? » Il ne daigna pas me répondre mais ajouta, » c’est même plus difficile pour un Israélien. Il est cruel d’élever tes enfants dans le mensonge et les coups bas afin de justifier une présence injustifiée sur cette terre et les convaincre que toutes les atrocités contre un autre peuple ont été commises en leur nom. Vivre sous occupation ne peut pas garantir d’être libre, sans parler d’une vie privilégiée pour tes gosses mais cela n’empêche pas d’en faire des générations fières, élevées avec décence et pétries de valeurs morales honorables, choses qu’un occupant ne sera jamais en mesure d’offrir à ses enfants sans se moquer d’eux. »
Maha, une autre collègue en colère du personnel soignant m’a raconté ce qui est arrivé à son vieux père sur son trajet vers l’hôpital Makkased à Jérusalem. Un soldat israélien l’a traîné par sa chemise hors du taxi collectif et lui a littéralement donné un coup de tête. Lorsque le soldat a vu son rapport médical, il a dit au vieil homme » va y à Bethlehem et meurs y « . » Ni l’age de mon père, pas plus que le rapport médical dans sa main, n’a provoqué une quelconque émotion chez ce déchet noir éthiopien « , ajouta ma collègue. Son attitude pour exprimer sa colère ne fut pas moins raciste ou cruelle que celle du soldat.
Alors que Khader a choisi de ne pas livrer bataille, Maha a décidé de rentrer dans le jeu de ses ennemis. Quant à moi, d’un autre coté, je m’efforce encore de puiser dans ma colère de l’énergie positive et dans mes peurs de la force et de la sérénité. Je continue à identifier mes » batailles » individuelles. Je les combat et même lorsque j’en sors vainqueur, je dois songer à combien d’autres épreuves je devrai traverser avant que notre douloureux traumatisme national guérisse dans mon cœur.
Nous gagnerons la bataille culturelle uniquement si nous voyons le coté humain de nos oppresseurs et si nous préservons l’aspect moral de notre cause. Si nous résistons aux atrocités auxquelles nous avons été exposés et que jamais nous ne fassions subir la même chose à d’autres, alors nous ne serons jamais battus psychologiquement. Comme chaque communauté, les Palestiniens ont leurs racistes, oppresseurs, minorités, marginaux et désoeuvrés. Si quelque chose de positif doit sortir de ces sombres années d’occupation, ça pourrait être notre grand sens de la justice, notre engagement et notre affiliation à la nation qui a enduré des décennies d’oppression et de discrimination. La résistance a des visages multiples et peut être que le plus attractif de tous est celui qui travaille à mettre en avant la base palestinienne
En donnant la parole à notre peuple et en faisant preuve de bonté, en pardonnant et en prenant soin des uns des autres, nous pouvons saper l ‘occupation. Nous sommes une nation de civils désarmés et bien qu’une puissance nucléaire comme Israel puisse gagner la bataille militaire et tuer beaucoup d’entre nous, aucune force armée ne pourra détruire notre amour, notre fierté et notre dignité. Nous pouvons perdre une centaine de batailles mais aussi longtemps que nous maintiendrons la moralité de notre lutte, nous serons les véritables vainqueurs de cette guerre. Les occupants israéliens peuvent assassiner des milliers d’entre nous et emprisonner le reste dans l’espoir que nous renoncerons à » notre palestinienneté » Mais leur stratégie se retournera contre eux. Ils renforceront notre détermination à survivre et enseigner à nos enfants à ne pas vendre ou brader leurs droits.
Un avenir possible pour les Palestiniens, réside dans leur capacité à défier la mort et les destructions qui les enserrent et à commencer à vivre tout en gardant activement leurs traditions et leur héritage vivants dans leur cœur. L’avenir de la Palestine réside dans le soutien qu’apportent les Palestiniens à leur riche culture. Cependant, un simple soutien n’est pas suffisant. Nous devons vivre pour donner au reste du monde, le meilleur de nous mêmes : nos arts, notre poésie, notre gentillesse et notre loyauté, l’amour de notre Terre, notre intelligence et notre aptitude à nous régénérer après chaque coup à cause de la force reliée à notre passion pour notre terre natale. Les Palestiniens ne doivent pas s’isoler. Nous devons communiquer avec l’extérieur afin de montrer au monde qui nous sommes réellement. Peut être que, durant ma vie, nous ne réussirons pas à ramener la Palestine dans l’atlas mondial mais elle vivra à travers nos chansons, notre poterie bleue et nos broderies rouges. Cela prouvera à ceux qui nous renient que nous sommes vraiment une nation vive ».
Samah Jabr est palestinienne, médecin et vit dans Jérusalem occupée. Fille d’un professeur d’université et d’une principale de collège. En 1999/2000, Samah fut la chroniqueuse pour The Palestine Report, sa rubrique s’intitulait » Fingerprints « . Depuis le début de l’intifada, elle contribue régulièrement à The Washington Report on Middle East Affairs et à The Palestine Times of London. Elle est une lauréate de The Media Monitor’s Network pour sa contribution sur l’intifada et quelques uns de ses articles ont été publiés dans The International Herald Tribune, The Philadelphia Inquirer, Haaretz, Australian Options, The New Internationalists et d’autres publications internationales. Elle a donné plusieurs séries de conférences à l’étranger pour essayer de faire partager la vision palestinienne du conflit sur sa terre. Elle a tenu des conférences à l’Université Fordham et au St. Peter’s College à NYC, à Helsinki et dans plusieurs universités, mosquées et églises en Afrique du Sud.