19 avril – Le militant pacifiste israélien Uri Avnery analyse ci-dessous les déclarations les plus récentes de Bush en faveur du gouvernement d’Ariel Sharon. Il y souligne entre autres que deux des engagements énoncés par Bush, à savoir la pérennisation de colonies en Cisjordanie d’une part, et le rejet assez explicite du droit au retour des réfugiés palestiniens en Israël d’autre part, ne sont pas une exclusivité des revendications sharoniennes : sous une forme atténuée, il s’agit également de demandes mises en avant par les promoteurs de « l’Initiative de Genève ».
L’ALIGNEMENT DE BUSH SUR SHARON : L’ANALYSE DE URI AVNERY
(interview traduite de l’anglais par Sylviane de Wengen)
17 avril 2004
La peau de Sharon et les taches de Bush
Question : Le plan de « désengagement unilatéral », spectaculairement approuvé cette semaine par le président Bush, est-il un bluff ?
Réponse : Oui et non.
Si Ariel Sharon peut éviter de l’exécuter il le fera certainement. Il ne l’appliquera que s’il ne peut pas faire autrement. Le plan écrit dit qu’il sera réalisé « vers la fin de 2005 » – et d’ici cette date la situation dans ce pays et dans l’ensemble du Moyen-Orient peut avoir radicalement changé.
Quoi qu’il en soit, jusqu’à maintenant, rien n’a bougé. Il n’y a aucune réponse aux nombreuses questions à se poser avant de commencer à formuler un plan d’application. Par exemple : les colons partiront-ils ? Quel sera le montant des compensations qu’ils recevront ? Qui contrôlera la Bande de Gaza après leur retrait ?A qui les maisons et les bâtiments publics seront-ils remis ? Comment l’armée assurera-t-elle l’évacuation ? Où les forces armées évacuées seront-elles redéployées ?
Question : S’il veut vraiment se désengager, pourquoi Sharon a-t-il programmé ce plan précisément maintenant ?
Réponse : Il y a plusieurs explications, toutes valables.
Après avoir été accusé pendant plusieurs années de « n’avoir aucun plan » et d’être vieux et fatigué, Sharon a pris une initiative forte. Le pays et le monde entier parlent du « plan Sharon ». En comparaison, l’initiative de Genève s’est trouvée nettement marginalisée.
D’autre part, Sharon veut utiliser le temps qui lui reste, tant que George Bush est à la Maison Blanche, pour obtenir un soutien américain à plusieurs des éléments de son véritable plan à long terme.
Et bien sûr, Sharon veut aussi faire pression sur le procureur général pour qu’il hésite à l’inculper, cette inculpation risquant de compromettre une mesure historique bénéfique pour Israël.
Comme toujours, toutes les déclarations et actions de Sharon répondent aux besoins du moment. C’était vrai quand il était général et c’est vrai maintenant qu’il est dans la politique. C’est un dirigeant « tactique » plutôt qu’un dirigeant « stratégique ».
Question : Sharon a-t-il vraiment changé ? Est-ce que « l’Ethiopien a changé de peau », selon l’expression de Jérémie (13, 23) ? A-t-il réellement tourné le dos à ce qu’il a fait toute sa vie ?
Réponse : l’Ethiopien n’a pas changé de peau. Une analyse du plan, tel qu’il a été cautionné par Bush et montré aux ministres israéliens révèle qu’il est exactement conforme au plan que Sharon expose depuis des décennies. Il en a juste coupé un morceau et il le présente comme une innovation.
Quel est son plan global ?
Le plan maximal serait de ramener l’ensemble du territoire qui se trouve entre la mer Méditerranée et le Jourdain dans un Etat juif, sans population non juive. Etant donné qu’un tel nettoyage ethnique n’est pas faisable pour le moment, il met en œuvre son plan minimal : reculer les frontières de l’Etat juif le plus possible, sans y intégrer davantage de population arabe.
Donc il veut se débarrasser de la Bande de Gaza avec ses 1,2 million d’habitants palestiniens. Il est prêt à évacuer les 7.000 colons juifs qui y vivent en échange de la consolidation des colonies de Cisjordanie où vivent 250.000 colons juifs.
Sharon veut annexer à Israël 55% de la Cisjordanie – la zone où se trouvent la plupart des colons et où la population arabe est relativement éparse. Le plan se décline ainsi : « Il est clair qu’en Judée-Samarie, il restera des zones qui feront partie de l’Etat d’Israël, y compris des lieux non militaires, des zones de sécurité et d’autres espaces où Israël a d’autres intérêts » (article 1c) . Cette définition pourrait pratiquement tout inclure.
Presque toute la population palestinienne en Cisjordanie, quelque 2,5 millions d’habitants, sera entassée dans les 45% de la zone restante, ce qui, avec la Bande de Gaza, constituera environ 10% du pays appelé Palestine sous le mandat britannique avant 1948. Cette zone sera une sorte d’archipel dans la vaste mer israélienne. Chaque « île » sera coupée des autres et entourée de zones israéliennes. Les îles seront artificiellement reliées entre elles par de nouvelles routes, de nouveaux ponts et de nouveaux tunnels, afin de créer l’illusion d’un « Etat viable continu » comme le demandent les Américains. D’après le plan écrit : « Israël améliorera l’infrastructure routière en Judée et Samarie, afin de rendre possibles les déplacements palestiniens sans interruption » (4). En pratique, ces connexions peuvent être coupées en quelques minutes à tout moment. Il est facile de trouver des prétextes.
Il est indifférent à Sharon que cette collection d’enclaves soit appelée « Etat palestinien » selon la « vision » de Bush.
Question : Quel rapport y a-t-il entre ce plan et la « barrière de séparation » ?
Réponse : Le tracé de la barrière – à la fois la partie déjà construite et les parties à construire – reflète bien cette carte. C’est planifié ainsi depuis le début. « Israël continuera à construire la barrière de sécurité, conformément aux décisions gouvernementales la concernant » (5c). Dans sa lettre à Sharon, Bush déclare : « une sécurité plutôt qu’une barrière politique… temporaire plutôt que permanente ». Ce qui veut dire, temporaire jusqu’à ce que Sharon ou ses successeurs en décide autrement. Autrement dit : pour toujours.
Question : Pourquoi l’armée israélienne soutient-elle le plan ?
Réponse : L’évacuation des forces de la Bande de Gaza et le redéploiement en Cisjordanie permettront à l’armée d’économiser beaucoup de ressources, d’effectifs et d’argent. Pour le moment, une division entière contrôle la Bande de Gaza et de nombreux bataillons protègent les nombreuses colonies isolées au cœur de la Cisjordanie. Le plan permet à l’armée de déployer ses forces rationnellement et de mettre fin à la dispersion actuelle des forces qui est contraire à toute logique militaire.
Question : Pourquoi Sharon est-il d’accord pour évacuer quatre colonies au nord de la Cisjordanie ?
Réponse : les Américains demandent un geste symbolique, pour montrer que le plan ne s’applique pas qu’à la Bande de Gaza. En fait, l’évacuation des quatre petites colonies n’a qu’une valeur symbolique. C’est une zone négligeable avec quelques implantations, petites et sans importance. La carte d’annexion et de colonisation de Sharon suppose de toute façon l’évacuation de plusieurs dizaines de petites colonies des zones laissées aux Palestiniens.
Question : Qu’arrivera-t-il dans la Bande de Gaza si Sharon l’évacue vraiment ?
Réponse : Le désengagement sera trompeur. L’occupation directe sera transformée en une occupation indirecte beaucoup moins coûteuse et plus efficace.
Selon le plan, la Bande de Gaza deviendra un camp-prison géant fermé de tous côtés. Elle n’aura aucun port maritime ni aéroport et sera coupée de son seul voisin, l’Egypte. On ne pourra ni entrer ni sortir de la Bande de Gaza sans passer par Israël. Tout comme maintenant, Israël pourra interrompre la fourniture de nourriture, de matières premières, d’eau, d’essence, de gaz et d’électricité, de même que la sortie des travailleurs et des marchandises. Israël pourra également envahir la Bande de Gaza à tout moment afin de « prévenir des actions terroristes ».
Le plan stipule : « Israël se réserve le droit fondamental d’autodéfense, y compris par la prise de mesures préventives » (3). Non seulement le Président des Etats-Unis a été d’accord avec cette stipulation, mais dans sa lettre il l’étend également à la Cisjordanie : « … le contrôle de l’espace aérien, des eaux territoriales et des passages terrestres de la Cisjordanie et de Gaza continuera. » Ce qui veut dire, dans la « conception Bush », l’Etat palestinien en Cisjordanie aussi sera un camp-prison complètement coupé du monde. Une vision pleine d’espoir vraiment.
Le texte écrit du plan indique également que, dans la nouvelle situation ainsi créée, personne ne pourra tenir Israël pour responsable des besoins de la population. Après tout, l’occupation sera terminée. Cela signifie qu’Israël pourra étrangler la Bande de Gaza mais la responsabilité en incombera à d’autres.
Question : Si cela est si « bon pour Israël », pourquoi Sharon n’évacue-t-il pas immédiatement la Bande de Gaza ?
Réponse : Aucun homme politique ne recherche les ennuis. L’évacuation de la Bande de Gaza provoquera de violents affrontements avec les colons, non seulement sur place, mais également avec les colons de Cisjordanie. C’est pourquoi Sharon préfère parler du retrait plutôt que de le faire.
Question : Si Sharon pense que les colonies dans la Bande de Gaza sont un fardeau et une pierre d’achoppement, pourquoi ne donne-t-il pas la priorité à leur évacuation ? Pourquoi a-t-il déclaré, il n’y a pas si longtemps, que Netzarim, une implantation complètement isolée au coeur de la Bande de Gaza, a autant d’importance que Tel-Aviv ?
Réponse : Cette déclaration, comme tout ce qu’il dit, ne servait qu’à répondre à un besoin momentané.
Les colonies de la Bande de Gaza ont été installées là sans beaucoup de réflexion, dans une inertie colonisatrice et dans un mépris total pour les Arabes. Les gens responsables croyaient ne jamais avoir à rendre la Bande de Gaza, et, dans le pire des cas, au moins garder les colonies.
En fin de compte, le fait d’établir des colonies dans la Bande de Gaza a été un crime qui a coûté beaucoup de sang et des milliards de dollars. Le parti travailliste est aussi responsable de ce crime que le Likoud. Mais les Israéliens oublient vite, et personne ne reprochera à Sharon et Pérès la mort des soldats et des colons qui y ont été tués – et qui le sont toujours – pour rien.
Question : Si l’Ethiopien n’a pas changé de peau, le léopard a-t-il changé ses taches ? La position américaine a-t-elle radicalement changé cette semaine ?
Réponse : Le changement repose principalement sur le soutien flagrant et sans équivoque de Bush à Sharon, abandonnant toute prétention à être un négociateur et un médiateur honnête. Comme Sharon, Bush ignore maintenant complètement le peuple palestinien et sa direction. Cela a suscité une explosion de colère chez les Palestiniens et dans tout le monde arabe. Mais sur le fond, le changement est minime.
Question : Le refus du droit au retour n’est-il pas un changement important ?
Réponse : Pas vraiment. Dans son dernier discours, le 8 janvier 2001, le Président Bill Clinton a déclaré : « Une solution … pour les réfugiés palestiniens serait qu’ils retournent dans un Etat palestinien… D’autres, qui le voudront, s’installeraient s’ils le peuvent soit dans l’endroit où ils se trouvent, soit dans des pays tiers, en accord avec la décision souveraine des pays concernés. Et ces derniers comprennent Israël. » Cela signifie que c’est Israël seul qui décidera si des réfugiés auront le droit d’entrer sur son territoire – et c’est également ce qu’a dit Bush. Contrairement à la traduction officielle de sa lettre en hébreu, Bush a dit que les réfugiés doivent s’installer dans l’Etat palestinien « plutôt qu’en Israël » (la traduction hébraïque dit « et pas en Israël ». Une différence subtile mais non sans importance.)
La veille du départ de Sharon pour sa rencontre avec Bush, le groupe de « l’Initiative de Genève » a publié une lettre à Sharon, demandant que les Etats-Unis « reconnaissent qu’Israël est souverain pour décider de l’entrée de réfugiés palestiniens sur son territoire ». Cela veut dire la même chose.
Question : Mais Bush n’a-t-il pas pour la première fois approuvé l’intégration de nouveaux blocs de colonies à Israël ?
Réponse : Clinton l’a précédé sur ce point, là aussi. Dans le même discours, il a approuvé l’« intégration à Israël de blocs de colonies ». Bush, pour sa part, a écrit dans sa lettre que, « à la lumière de nouvelles réalités de terrain, qui comprennent des centres de populations dès à présent majoritairement israéliennes, il n’est pas réaliste de s’attendre à un retour » total et complet aux frontières de la Ligne Verte d’avant 1967.
Tous les plans américains, en remontant jusqu’aux années Nixon, ont parlé de « changements non substantiels » dans les frontières d’avant 1967. La célèbre résolution 242 du Conseil de sécurité ne demandait pas non plus que l’ancienne frontière soit reconstituée sans aucun changement. La formule de Bush est toujours dans la même ligne. Il n’a pas parlé de l’étendue des changements frontaliers envisagés. Il est bon de se rappeler que l’idée d’ensemble de « blocs de colonies » est née il y a des années dans le cerveau fertile de Yossi Beilin et a été incluse dans l’accord « Beilin-Abou Mazen ». Beilin espérait ainsi désarmer l’opposition des colons qui sacrifieraient les colonies isolées pour sauver les blocs de colonies plus importants où habitent 80% des colons. Cet espoir s’est avéré faux et la manœuvre de Beilin n’a servi qu’à légitimer l’idée d’une annexion des blocs. Les colons n’ont pas marché, parce qu’ils ont peur du précédent que constituerait le démantèlement ne serait-ce que d’une colonie. Ils essaieront d’empêcher cela par tous les moyens dont ils disposent.
Incidemment, dans la même déclaration publiée par le groupe « Initiative de Genève » avant le départ de Sharon, celui-ci a été sommé d’obtenir de Bush « l’annexion des blocs centraux de colonies comme Gush Etzion, Ma’ale Adumim et Giv’at Ze’ev à l’Etat souverain d’Israël ».
Il y a bien sûr une différence : Beilin et Clinton ont proposé « des échanges territoriaux », soit dans un rapport un contre un, soit dans un rapport moindre. Mais il est clair qu’on a demandé aux Palestiniens d’abandonner leurs terres les plus fertiles en échange de morceaux de désert du Neguev.
Question : Alors, où est le « changement spectaculaire » ?
Réponse : Le drame est dans les notes plutôt que dans la mélodie. Clinton savait comment édulcorer ses propositions qui étaient clairement pro-israéliennes. Bush reprend ces positions sur un ton beaucoup plus dur et arrogant. Il parle des Palestiniens dans le style d’un gouverneur militaire, exactement comme Sharon.
Question : Alors, qu’en sortira-t-il ?
Réponse : En ce qui concerne les Américains, la colère arabo-musulmane contre eux deviendra encore plus forte, augmentant ainsi la motivation pour frapper les Américains en Irak et ailleurs.
Pourquoi Bush a-t-il agi ainsi ? Il faut se rappeler que Henry Kissinger a dit qu’Israël n’a pas de politique étrangère mais seulement une politique intérieure. C’est vrai aussi pour les Etats-Unis. Dans ce domaine, Bush agit seulement pour sa réélection. Il a besoin des votes des Juifs et des chrétiens évangélistes qui soutiennent l’extrême droite israélienne. Il a également besoin des donations des Juifs.
On dit de Bush qu’il est le Président américain le plus pro-israélien qui ait jamais existé. Je pense que c’est le contraire. Je crois qu’il est le président le plus anti-israélien qui ait jamais existé, parce que le plan Sharon-Bush bloque le chemin de la paix israélo-palestinienne, notre seule chance d’avoir une vie normale.
[Traduit de l’anglais « Sharon’s Skin and Bush’s Spots » : RM/SW]