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« LE RAVISSEMENT DE MARIE L », par Farid LAROUSSI

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Une fois n’est pas coutume, Le Monde s’est senti obligé de publier une contribution de Farid Laroussi sur l’affaire du RER D, qui met bient les pendules à l’heure. Farid Laroussi enseigne la littérature française contemporaine et la littérature francophone du Maghreb à l’Université de Yale (Connecticut, USA).

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 20.07.04


« Raymond Aron avait pour habitude de définir l’antisémitisme par une anecdote : « Imaginez qu’il y ait
un nouveau conflit mondial, vous pouvez être sûrs que ce
sont encore les juifs et les coiffeurs qui vont payer les
premiers. » Il y avait alors toujours quelqu’un pour
demander : « Mais pourquoi les coiffeurs ? »
L’antisémitisme, comme tout racisme, s’enracine justement
dans une telle absurdité tout en ambitionnant de préserver
la raison. Aussi n’est-il pas surprenant que le discours
antiarabe et antimusulman qui sévit dans la France
d’aujourd’hui puise dans l’héritage antisémite français,
en particulier celui du XIXe siècle.

Les « Arabes » sont un danger pour « notre France » parce que
ce qui est à l’ouvre dans leur religion est foncièrement
antichrétien, parce que même s’ils sont français ils
restent attachés à une autre culture, une autre terre, ou
parce que, tout simplement, ils constituent une menace
pour « notre identité nationale ».

Aron ne plaidait évidemment pas la cause d’une idylle
parfaite entre Français « de souche » et ceux d’origine
israélite, surtout dans les années 1960, quand la France
n’avait pas encore fait son mea culpa à propos de Vichy.
Pourtant, c’est quasiment dans les mêmes termes que l’on
pourrait inscrire la fabuleuse histoire de Marie L.,
mythomane à succès. L’idée de ce qu’elle avance ne la
traverse pas. On la croit sur-le-champ. Comme une enfant
la première fois, elle se repose dans cette confiance
absolue puisque nationale.

La France s’est arrêtée de respirer après avoir appris
qu’une jeune femme blanche avait été violemment agressée
dans le RER par une bande de jeunes, « Maghrébins et
Noirs ». Les détails nous emplissent de dégoût jusqu’à la
suffocation. C’est pire que de renverser des pierres
tombales. Les morts, eux, n’ont pas à respirer cet air de
honte qui vient avec l’humiliation publique. Songez que
c’est la France elle-même qui est alors agressée. Le
Parlement a interrompu ses travaux. Le président de la
République et quelques ministres y sont allés de leurs
couplets d’indignation nationale. Les médias ont faill à
toute déontologie en tirant des conclusions sans vériier
la véracité de l’histoire. Pas grave, un autre jour> viendra, puis c’est valable pour toutes les autres fos où
des juifs ont été victimes d’Arabes, n’est-ce pas ?Comme
les juifs de Raymond Aron, « les Maghrébins et les Nirs »
allaient payer.
Mais le piquantde l’histoire est que ceux qu’on oppose
entre eux ici sont les juifs et les « Maghrébins ». Ces
derniers sont prfois affublés de
l’euphémisme « suvageons », comme si on leur retirait l
fait d’être fraçais à part entière pour mieux les enfermer dans un no man’s land postcolonial. Ne sont-ils pas des indigènes, après tout, comme au temps de ‘Algrie
française ? Un élément, pourtant, vient perurber cette
image fixe et inauthentique : il existe destensions
réelles entre les communautés juive et musulmane. Là se
dissocie la donnée raciste purement française. Le Dupont-
la-joie dans sa stupidité crasse qui ne manque pas un
meeting de Jean-Marie. Cette fois, en effet, il s’agit
d’une affaire entre Sémites, comme pour la crise dans les
territoires occupés. Or, c’est bien là une proposition
fausse. Le fait historique de l’occupation permanente de
la Palestine par Israël n’est qu’une caution illusoire à
la crise sociale française. Ce qui, face aux agressions
des personnes et des lieux de culte, fait écho à une crise
politique internationale est en fait le symptôme le plus
criant de l’échec de la société aujourd’hui : une
politique d’intégration inexistante.

Le mot qui fait consensus et qui, par là même, clôt tout
débat est « communautarisme ». Mais avant de reprocher à tel
groupe de refuser de s’intégrer, de jouer le jeu, on
oublie d’évoquer le fait que le communautarisme est bel et
bien une invention française. Entre les années 1950 et
1970, les immigrés d’origine maghrébine et africaine ont
été regroupés, nolens, volens, dans les cités de banlieue,
même si les directives administratives préconisaient un
taux maximum de 20 % de population étrangère. La vérité
est qu’on est arrivé le plus souvent à des concentrations
de 70 %. Comment ne pas s’acheminer alors vers une
impasse ?

Les revendications des banlieues ne sont pas le fait de
voyous ni d’intégristes, mais de Français qui adviennent à
leur identité en dépit des obstacles. Insulter ou attaquer
des juifs ne soulage en rien le sort des Palestiniens,
mais sert paradoxalement à renforcer le signe de son
appartenance identitaire. Bien sûr, il y a une ineptie à
confondre la critique d’Israël et le geste de délinquance.
On fait avec le sang des autres ses propres sacrifices.
Ceux qui pensent que derrière ces actes inacceptables se
dissimulent des imans pousse-au-crime se trompent> lourdement, ou bien se gargarisent de leur islamophobie.

La grande difficulté pour un diplômé bac + 4 de décrocher
un emploi digne de sa qualification ou la quasi-
impossibilité pour un jeune couple de louer un appartement
en centre-ville contribuent largement à créer cette vision
totalisante qu’il existe un autre monde en France, dont
tout un chacun peut jouir, sauf les affligés du stigmate
maghrébin. La frustration est double : d’abord un
sentiment que d’autres auront la place sans aucune raison
valable, ensuite que soi-même on en est privé en propre
depuis sa naissance.

Il est évident que juifs et musulmans devraient être sur
le même bateau et faire cause commune contre le vieux
fonds raciste français. Mais la situation en 2004 n’est
plus celle des années 1980, qui ont vu l’avènement du
Front national. La haine et le mal-être social se sont
reportés inégalement sur les deux communautés, dont l’une,
la juive, a vu son histoire française reconnue et
légitimée. Les récentes commémorations et autres
cérémonies officielles portant sur la seconde guerre
mondiale ont en quelque sorte, et à juste titre, entériné
l’identité juive française, dont la blessure de
l’Holocauste restera toujours vive. Mais le même travail
reste à faire sur le passif colonial français. Des
millions de personnes sont mortes, des cultures ont été
anéanties ou altérées, et les présences maghrébine et
africaine en France ne sont que l’avatar de cette
situation tragique.

Pourquoi, par exemple, les manuels scolaires qui
décortiquent la seconde guerre mondiale font-ils l’impasse
sur les guerres coloniales ou sur la torture en Algérie ?
Pourquoi donc un élève juif peut-il se rendre dans une
école publique avec une étoile de David autour du cou,
alors que le foulard pour une jeune fille est considéré
comme une offense à l’idéologie laïque ? Pourquoi insiste-
t-on sur l’indifférenciation religieuse nécessaire dans
les écoles publiques, alors que tous les congés sont basés
sur le calendrier catholique ? Et cette loi indigne, de
février dernier, ne consiste-t-elle pas à déclarer à un
groupe particulier, sous couvert d’égalitarisme : « Vous
n’avez pas votre place ici, votre religion est coupable –
ou déshonorante » ?

Pour rendre les choses plus amères encore, l’antisémitisme
est devenu le schibboleth de l’intelligentsia française.
Aujourd’hui, en France, ce que cette forme de racisme
particulière empêche de penser est une véritable éthique
sociale. On semble sombrer à la fois dans le conformisme
de la raison et l’irrationnel historique. Une démarche qui
va dans le sens du stéréotype culturel qui figure le juif
comme la victime et le musulman comme le suspect. Telle
est l’admonition chez ceux qui voient de la racaille et du
benladisme à chaque coin de rue.

Cette essentialisation illustre – ô combien – le fait que
la France s’est figée dans une crise sociale pourtant
tellement prévisible. Ce n’est pas un hasard si, en moins
de deux ans, on a assisté à des faits divers où
l’antisémitisme n’avait aucune pertinence mais surnageait,
médiatiquement parlant, de par une vraisemblance des
situations. Un peu comme les Fables de La Fontaine, qui
seraient presque vraies, n’était le détail des animaux mis
en scène. Décembre 2003 : deux élèves sont exclus du
collège Montaigne, à Paris, pour « menaces à l’encontre
d’un élève juif », sans qu’aucun témoin entendu par le
conseil de discipline ne corrobore les faits. Janvier
2004 : le rabbin Farhi est victime d’une agression au
couteau de quelqu’un « de type maghrébin », alors que
l’enquête révélera que l’ustensile provenait de la cuisine
des lieux. Juin dernier, à Epinay : un jeune homme juif
est poignardé par un homme qui aurait crié : « Allah
Akbar ! » Huit autres personnes seront agressées de la même
manière, y compris des musulmans, sans que les médias se
rétractent sur l’annonce d’une prétendue visée antisémite
dans le geste du déséquilibré.

Enfin, le 9 juillet, il y a eu l’histoire
invraisemblablement vraie de Marie L. Tous les ingrédients
sont là, jetés en pâture à un public acquis d’avance :
l’arbitraire, la violence, l’indifférence et, bien sûr,
l’identité des pseudo-coupables.

Le succès du récit de Marie L. provient de
l’autoaffirmation d’un nouveau dogme français. On ne
devrait plus parler de « clash des civilisations », mais
plutôt d’un clash à l’intérieur de la civilisation. Il y a
une telle saturation de la référence antisémite – et cela
ne décrédibilise pas les réelles et trop nombreuses
agressions qui ont eu lieu depuis le début de l’année –
que le signe-racisme renvoie moins à une vraie situation
(des individus attaqués pour leur identité juive) qu’à un
autre signe : la mauvaise conscience française.

On peut reconnaître là la stratégie du pouvoir politique
et intellectuel de la génération engagée après la seconde
guerre. C’est le discours du Vel’ d’Hiv’ de Chirac oppposé
à la francisque pétainiste de Mitterrand. Par quoi il ne
s’agit pas de verser dans les clichés de la culpabilité
nationale, sur le modèle allemand par exemple. Ce qui se
fait en France depuis une dizaine d’années fonctionne
différemment. On saccage la part d’avenir qu’il y a dans
le présent. L’axe qui va de l’identité ethnique à la
citoyenneté française est vulnérable au point qu’on
l’évite et lui préfère le boulevard plus rassurant de
l’altérité. Le terrain d’entente de la diversité
culturelle et de la place de l’islam en France dédaigne
les monuments et les mises au pas officielles.

Incorporer des Français issus de l’immigration maghrébine
au sein du gouvernement ou bien créer un conseil du culte
musulman aux ordres du ministère de l’intérieur n’a rien
d’une politique d’intégration. Cela revient plutôt à
peigner la girafe tout en prenant le public pour des
imbéciles. Le vrai espoir réside dans l’égalité des
chances et des droits, ce qui éviterait les fausses
sorties et autres déconvenues, et formerait un sentiment
d’intégration dans cette tranche sociale issue de
l’immigration maghrébine qui a soif de reconnaissance
depuis si longtemps.

Quand un homme politique d’envergure nationale est
condamné pour corruption et détournement de fonds, ce
n’est pas toute la classe politique qui se trouve mise à
l’index. Alors pourquoi noircir tout un groupe pour les
actes de quelques voyous, même imaginaires ? Au bout du
compte, tout le monde a menti avec Marie L. Elle nous a
ravi la parole. »

(Dals le Monde du 20/7/04)

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