Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’un reportage du journaliste israélien Gideon Levy, du quotidien Haaretz, où celui-ci raconte comment un chien de l’armée israélienne s’en est pris à un garçon de douze ans dans le camp de réfugiés de Jénine, l’a sévèrement mordu, et l’a traîné ensanglanté dans ses crocs sous le regard impuissant de ses propres parents.
Nous ajouterons la remarque suivante au récit de Gideon Levy.
En élevant des chiens d’attaque, l’armée d’Israël, qui n’a de cesse de vanter la « pureté » de ses armes, ne prend pas seulement le risque délibéré de commettre des crimes de guerre, comme cet exemple vient de le montrer à Jénine. Elle manifeste aussi son mépris pour la morale humaine la plus élémentaire : parce que le chien n’occupe pas la même place dans les sociétés juive et musulmane que dans le monde chrétien occidental ; et plus encore, peut-être, parce que dans l’histoire contemporaine, s’il ne fallait retenir qu’un exemple de la barbarie qui consiste à lancer des chiens contre des êtres humains, ce serait celui des camps nazis.
LA CURIEUSE AFFAIRE DU CHIEN NOCTURNE
(Par Gidéon Lévy)
(traduction CAPJPO-Europalestine)
Mettons que vous dormiez tranquillement chez vous.Vers une heure du matin, vous vous réveillez, affolés par la voix sortant d’un haut-parleur qui vous enjoint de sortir de la maison, et de descendre immédiatement dans la rue. Après que les soldats vous ont donné un nouvel ordre, celui de rentrer, un chien effrayant entre soudainement dans votre appartement, attrape votre enfant resté sur son lit en état de choc, lui mord sévèrement la jambe et le traîne dans la rue, au bas de 20 longues marches d’escalier.
Pouvez-vous imaginer le cauchemar enduré par la famille Kassam, la semaine dernière dans le camp de réfugiés de Jénine ? Ce serait très étonnant. Les membres de la famille ont eu eux-mêmes du mal à y croire. Leur fils Mohamed, âgé de 12 ans, qui souffre d’épilepsie, criait de désespoir, et finit par s’évanouir. Pendant la descente, sa mère parvint à lui tenir la tête, pour éviter qu’elle ne cogne les marches. Son père courut lui aussi en bas, impuissant, implorant les soldats. Là-haut, les autres enfants de la maison criaient et pleuraient. Imaginez la scène.
D’après ce qu’on nous a raconté, il faut appeler cela « un accident opérationnel ». Peut-être bien que le chien, un pur produit de l’unité d’entraînement d’animaux de combat Oketz des Forces de Défense d’Israël, a dépassé les bornes. Peut-être l’adresse n’était-elle pas la bonne. Et puis, ce serait de toutes façons « un cas exceptionnel », pas une « faute humaine », mais plutôt une « faute canine ». Le chien s’est trompé d’appartement, il s’est attaqué à la mauvaise cible. Cela peut arriver au meilleur des chiens.
Non. Car celui qui lance un chien dans un appartement paisible, dans lequel il y a des enfants dormant leur nuit, ne peut pas plaider l’innocence après coup.
Au camp, on rappelle d’ailleurs que ce n’est pas la première fois. Il y a deux ans environ, un chien de l’armée avait attrapé un autre enfant, souffrant d’un cancer celui-là, l’avait pareillement traîné dans sa gueule, le laissant blessé et sanglant. Le chien était paraît-il en chasse d’un homme recherché par l’armée, Bassam al-Saadi.
Nous sommes allés voir Mohamed Kassam à l’hôpital, où il se tordait de douleur. L’infirmière ôte le pansement qui recouvre l’une des jambes. La cuisse gauche du gamin est pleine de blessures. La plus profonde est située sur la partie intérieure du membre, tout près de l’entrecuisse. C’est là que les crocs ont percé. La nuit dernière, Mohamed a pu dormir pour la première fois depuis le drame. Les quatre nuits précédentes, il n’avait pu fermer l’œil, il refaisait tout le temps des cauchemars de chiens.
Cela s’est passé l’autre mardi. Les membres de la famille Kassam -la mère, Fatma, le père, Fadel, et leurs six enfants- étaient allés se coucher vers 10 heures et demie. Auparavant ils avaient dîné, les enfants avaient fait leurs devoirs, et regardé un film à la télé, sur le canal satellitaire de la ville. C’est ensuite que commença la nuit d’épouvante pour cette famille, que les gens du camp appellent, on ne sait pourquoi, la famille Jidon. Fadel est salarié des services de nettoyage du camp, pour le compte de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNRWA). Fatma est mère au foyer. Mohamed est leur 3ème enfant, actuellement en classe de 5ème au collège de l’UNRWA du camp.
A une heure du matin, donc, ils se réveillent au son d’un haut-parleur qui appelle tous les habitants de la maison à sortir. Fadel y va le premier, et les soldats lui donnent l’ordre de frapper à la porte de la maison des voisins, et de les en faire sortir, eux aussi. Ils ordonnent aux occupants d’allumer toutes les lumières de la maison, et d’en ouvrir toutes les portes. Ils sont en chasse d’un homme recherché, Mahmoud Abed, dans la maison de son grand-père. Ordre est ensuite donné au grand-père d’aller récupérer dans la rue tous les habitants de sa maisonnée, et de les faire rentrer. Fadel aussi obtient le droit de rentrer chez lui. En gravissant les marches, il entend un grand bruit en provenance de la rue, probablement une grenade assourdissante lancée par les soldats. Les enfants de la maison, notamment la benjamine, une petite fille de 4 ans, étaient déjà passablement épouvantés.
Fadel nous a déclaré que les soldats lui ont donné l’ordre de laisser sa porte d’entrée ouverte. Soudain, il a vu un chien effrayant pénétrer l’habitation. Quand on l’interroge, après-coup, sur la taille de l’animal, il évoque avec des gestes de la main une bête aux proportions quasi humaines – cela pour vous dire combien il semble avoir été effrayé par l’incident. Fadel ajoute que l’animal avait de l’équipement électronique autour du cou et sur la tête, apparemment une caméra vidéo.
Le chien commence par renifler les objets, puis les occupants de la maison. Il sniffe Fadel, qui ne peut faire un mouvement tant il a peur. Puis il se dirige vers Mohamed, assis sur son lit, le renifle, et soudain saisit sa jambe dans sa puissante mâchoire, et commence à tirer l’enfant hors du lit. Les parents tentent de desserrer l’étreinte, ils tirent le corps de Mohamed, mais le chien est le plus fort. Fatma descend les escaliers, et crie aux militaires que leur chien est en train de tirer l’enfant. « Du calme, toi », répond l’un d’entre eux. Fadel aussi se rue et supplie : « Mon fils n’a rien fait, il est innocent, au nom de Dieu et de l’Islam, au nom du Dieu des Juifs, laissez-le ». Silence dans les rangs de la troupe.
Fatma remonte, et rencontre le couple chien-enfant, qui continue de descendre les marches. Fatma nous dit qu’elle saisit la tête de Mohamed, pour tenter d’éviter les chocs. C’est ainsi que tous les trois se retrouvent dans la rue, Mohamed hurlant de panique et de douleur, jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
En voyant le trio arriver, les soldats pointent leurs armes sur Mohamed, jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’il s’agit d’un enfant. Ils ordonnent au chien de lâcher sa proie, et l’animal bien éduqué obéit instantanément. Le sang coule de la jambe de Mohamed, à travers son pyjama en lambeaux. Un infirmier militaire administre les premiers soins. Quelques minutes après, une ambulance du Croissant-Rouge palestinien appelée par les soldats arrive, et conduit Mohamed à l’hôpital public, situé à la sortie du camp. Le rapport d’admission hospitalière indique : « Blessure de 5 cms de long et de 2cms de profondeur sur la jambe gauche ».
Le grand-père de Mohamed, Hamed Salem, se trouve être lui aussi hospitalisé dans l’établissement au même moment. Le service des urgences le prévient de la présence de son petit-fils. Il est près de trois heures du matin. « J’ai vu le gosse, et cela m’a rendu fou », nous dit le vieil homme, qui parle couramment hébreu, au chevet de son petit-fils couché dans l’un des lits de l’unité pédiatrique de cet établissement très bien décati.
L’homme recherché,Mohamed Abed, n’était pas dans la maison de son grand-père, et n’a pas été arrêté par l’armée cette nuit-là.
Le porte-parole de l’armée israélienne a pour sa part déclaré cette semaine :
« Au cours d’une opération destinée à interpeller des individus à Jénine, au cours de la nuit du 3 novembre 2005, les Forces de Défense d’Israël sont arrivées à proximité d’une structure où ils pensaient que les individus recherchés se cachaient. Après avoir fait évacuer le bâtiment de tous ses habitants, un chien fut envoyé pour trouver l’homme recherché. Le chien est entré dans le bâtiment et, au moment de partir, découvrit une porte entrouverte. Le chien passa cette porte, celle donnant sur une structure adjacente dans laquelle se trouvait le garçon palestinien. Le garçon a été légèrement blessé à la hanche, et nos forces lui ont prodigué les premiers soins. Au même moment, une ambulance du Croissant-Rouge fut appelée, qui a évacué l’enfant, comme le demandait sa famille, pour le conduire à l’hôpital de Jénine. L’armée exprime ses regrets pour les blessures subies par l’enfant. Elle rappelle que les chiens de l’unité cynophile de l’armée ont pris part à des milliers d’opérations, et que c’est le troisième cas seulement où des innocents ont été mordus »
Mohamed a un sourire désarmant. Entouré de ses proches et de ses camarades de classe, il est là, en train de jouer avec la GameBoy que quelqu’un lui a apportée. Au-dessus de son lit, deux pages des journaux palestiniens qui ont raconté son histoire, avec photos le montrant blessé sur son lit d’hôpital.
Sa mère ne quitte pas son chevet, et passe la nuit à côté de lui. C’est dans la période récente que l’épilepsie s’est déclarée chez l’enfant, qui a conduit ses parents à l’emmener à l’hôpital de Naplouse (une trentaine de kilomètres au sud de Jénine, entre 2 et 3 heures de trajet les jours « normaux », note de la rédaction) pour examens en neurologie. La première crise a eu lieu en janvier 2005, et depuis Mohamed en a eu trois autres, dont l’une a été suivie par une hospitalisation de deux semaines. Mohamed nous dit qu’après avoir entendu une histoire d’enfant attaqué par les chiens israéliens, dans son camp il y a environ deux ans, il a commencé à avoir peur des chiens.
Et que se passera-t-il si tu vois un chien dans la rue ? lui demanderons-nous. « Je voudrais le tuer. Mais pas si c’est un chien d’Arabes, seulement si c’est un chien de Juifs ».
Traduit par CAPJPO-EuroPalestine