Nous reproduisons, avec son accord, une lettre du Dr Mohamed Abu Ghali, chirurgien et directeur de l’hôpital de Jenine, à Christophe Oberlin, chirurgien et responsable de missions d’enseignement de la chirurgie réparatrice en Palestine.
Jenine, 5 octobre 2006
Cher ami Christophe,
Bonjour a tous.
Je suis très inquiet de tout ce que se passe maintenant en Palestine, surtout au plan de la vie quotidienne et pour toutes les catégories de la population palestinienne. C’est l’impasse. Nous sommes arrivés à un point de non retour, surtout pour les employés de l’Etat, dans tous les secteurs : santé, éducation, protection civile, police, tous les ministères sont touchés.
Le pays est en grève générale depuis le 2 septembre : les salaires sont coupés depuis le mois de février 8 mois. Le gouvernement a seulement versé à chaque employé 6000 shekel depuis cette date, à l’exception de la Santé où les salariés ont reçu une aide de l’Union Européenne sous la forme de trois versements correspondant de 50% à 70% du salaire (en fonction du niveau de rémunération).
La situation actuelle est critique :
1- SANTE EN GREVE: la vaccination n’est plus faite que tous les quinze jours, les médicaments pour les maladies chroniques ne sont plus distribués que tous les quinze jours, pas de consultations de médecine générale, centres de PMI fermés, les hôpitaux ne font que les urgences extrêmes : césariennes, plaies, urgences chirurgicales de l’abdomen, hémodialyse, thalassémie, néonatologie, réanimation.
Le reste ne rentre pas à l’hôpital : le taux d’occupation des lits est de 20% …
2- EDUCATION : pas de rentrée scolaire, écoles fermées, sauf les écoles privées. Et, le nombre des écoles privées étant minime, et leur coût très élevé, les enfant sont dans la rue…
3- SECURITE : cela va de mal en pis. Une tension populaire de plus en plus marquée, le crime ne tardera pas à s’installer en Cisjordanie : à Gaza c’est déjà fait. Et le risque de guerre civile s’accroît. Dieu nous protège, InchAllah, de ce risque.
4- POLITIQUE : Toujours d’avantage de bouclages. Chaque jour sans exception, les soldats israéliens entrent en ville, accrochages, explosions, tirs de toutes sortes d’armes, c’est notre vie quotidienne.
Mais le plus inquiétant dans l’affaire, c’est que le gouvernement et la Présidence ne sont pas d’accord entre eux, ni sur le problème politique ni sur le problématique de la vie quotidienne, et le peuple est perdu entre les deux.
Pour le gouvernement : « c’est de la responsabilité du président de faire rentrer l’argent et de lever le blocus ». Pas de négociations avec les israéliens, pas de reconnaissance d’Israël, pas de changement de gouvernement pour les quatre ans qui viennent, malgré la souffrance du peuple. C’est la souffrance de l’accouchement d’un nouvel état islamique. « Ce sera long et dur, mais c’est la démocratie : les électeurs en ont décidé ainsi, et nous sommes majoritaires au parlement. Vous n’avez qu’à attendre pendant quatre ans ». Aucun gouvernement ne peut voir le jour sans l’accord du Hamas, et il doit nécessairement être présidé et composé par au moins de 70% de membres du Hamas.
Mais ils en prennent vraiment à leur aise, Fatah et Hamas : des négociations pour former un gouvernement d’unité nationale qui durent depuis… 7 mois ! Une pauvreté qui monte dramatiquement : les mendiants commencent à réapparaître. Pendant le mois de Ramadan on distribue habituellement des repas pour les pauvres. L’an passé, ces distributions se faisaient sans problème. Mais cette année la demande est presque multipliée par dix ! On trouve des cadres de l’Etat qui font la queue pour avoir un repas gratuit.
J’ai discuté avec les uns et les autres, de tous bords. Tout le monde a peur du proche avenir. Quant à l’avenir lointain, il est bien obscur. Le problème est compliqué. Comment survivre dans des conditions supportables ou insupportables ? Personne ne cherche le luxe, tous cherchent simplement à survivre, avec le moins de dégâts physiques, moraux, et mentaux. Et, heureusement, le seul hôpital qui ne soit pas en grève, c’est l’hôpital psychiatrique !
« Hélas, tous les mêmes » : c’est le mot qui est sur toutes les bouches. « On a cru que ce serait différent, mais pas du tout : tous cherchent un siège, cherchent à placer les leurs, sans autre critère. Si tu n’est pas avec moi, tu es contre moi, dégage la route pour les miens ». Les salaires sont très maigres. « Il faut s’entraider pour passer cette période qui est difficile ». Les plus riches donnent aux pauvres de la nourriture. « L’électricité n’est pas essentielle dans la vie, on peut s’en passer». « L’école, on va la rattraper quand le président ramènera de l’argent de l’extérieur ». « La sécurité ne peut être assurée que par les nôtres ». « Les autres sont corrompus ». Crise de confiance, confusion…
Mon ami Christophe, je sens que ce que j’ai essayé de construire en dix ans s’est volatilisé. Ai-je perdu la bataille, ou bien la guerre ?
Excuse-moi, mon ami, mais c’est trop.
Ton ami,
MOHAMMED ABU GHALI
CAPJPO-EuroPalestine