De retour de Gaza où il vient d’effectuer une 15ème mission de formation, consultations et d’interventions chirurgicales, avec son équipe médicale, le professeur Christophe Oberlin nous transmet un témoignage qui jette sur Gaza un éclairage sensiblement différent des images en boucle dont se repaissent les chaînes de télévision occidentales.
« Tu crois vraiment que c’est le moment d’y aller ? »
Combien de fois ai-je entendu cette phrase, depuis décembre 2001 ! Ce n’est jamais le bon moment pour nous d’aller à Gaza. Comme ce n’est pas le bon moment aujourd’hui d’être palestinien.
J’étais la semaine dernière à Gaza, avec mon équipe. Concentré sur les objectifs de ce séjour, je n’ai pas allumé une seule fois la télévision ou la radio, pas lu un journal. Bien entendu ce que je rapporte n’est pas le fruit d’une enquête sur place, et ne prétend pas refléter la situation générale. Mais nous y étions, et voilà ce que nous avons vécu.
C’est mon quinzième séjour en terre palestinienne, travail débuté il y a cinq ans, au début de la deuxième Intifada. Nous avons réalisé une trentaine de missions pour opérer les blessés par balles et explosifs divers (la Palestine, on le sait, est un grand champ d’expérimentation …) Après nous être fait exclure de deux grandes ONG française, nous « roulons » maintenant, curieusement, pour une ONG… américaine ! Celle-ci nous soutient pour notre travail, et se moque bien de ce que nous pouvons dire ou écrire. Pour les deux premières, la compassion pour les blessés palestiniens était, à la limite, acceptable. Mais dénoncer l’oppresseur, raconter le racisme, ordinaire ou inscrit dans les lois israéliennes, nommer les crimes de guerre, ne l’était pas. Mais c’est une autre histoire.
L’équipe est constituée de 8 personnes, c’est-à-dire deux équipes chirurgicales, l’une française, l’autre suisse qui se joint à nous à l’escale de Zürich. L’un des médecins, de nationalité allemande, né en Allemagne, porte un nom arabe. Nous serons donc immobilisés 6 heures durant à l’aéroport de Tel Aviv, comme chaque fois qu’un membre de l’équipe a un tel patronyme. La routine. Nous avons apporté des vivres à cet effet. Nous sommes relâchés au matin, après une nuit blanche. Un chapitre entier pourrait être consacré à toutes les formes de harcèlement que nous avons pu subir au cours de ces 30 missions, y compris des formes illégales, y compris sur le territoire français, à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle…
A l’entrée de la bande de Gaza, le passage du check point d’Erez se passe sans encombre à l’aller (ce ne sera pas le cas au retour, 2h30 d’attente). Nous sommes accueillis par le représentant de notre ONG et… une vingtaine de soldats en armes. C’est sous cette escorte que nous resterons toute la semaine. Nous filons directement à Khan Younis, où commencent les consultations.
Consultation de chirurgie plastique pour l’équipe suisse à l’hôpital européen, consultation de blessés par balle et accidents domestiques pour mon équipe à l’hôpital Nasser.
Je vois ainsi 105 patients. Parmi eux le petit S., 6ans. Une balle lui a coupé le nerf sciatique, et il se présente avec une énorme boiterie. On l’opérera quelques jours plus tard. Je vois F., femme de 45 ans, victime, me dit-on du « massacre de la plage ». Sa famille a été décimée. Je vois encore M., 8ans qui a reçu une balle dans la cuisse il y a deux mois. Il pleure, boite, appuie en permanence un mouchoir humide sur l’orifice d’entrée de la balle sur sa cuisse, orifice qui est pourtant cicatrisé depuis longtemps. A l’examen il n’a aucune paralysie. La balle lui a traversé la cuisse de part en part sans faire de dégâts. Un chirurgien palestinien lui dit qu’il devrait marcher normalement, l’engueule carrément. On fait la psychothérapie qu’on peut… Je revois A, 11 ans, que j’ai opéré la dernière fois, après qu’il eût reçu une demi- douzaine de balles qui lui ont fait perdre un œil et lui ont paralysé le bras droit. On me dit « qu’il est devenu un peu fou ».
On me glisse à l’oreille que le ministre des affaires étrangères vient de faire l’objet d’une tentative d’assassinat. La consultation finit tard dans la nuit. Certains malades s’impatientent. Ils ont attendu une douzaine d’heures. De leur côté les « Suisses » ont vu 115 patients. Nous allons dormir, sous bonne escorte.
Le lendemain les deux équipes chirurgicales se mettent à opérer. Pour ma part je commence les cours d’un diplôme de Chirurgie de la Main que j’inaugure à la demande des Palestiniens. Une commission ministérielle a diffusé un appel à candidature pour les chirurgiens qui souhaiteraient se former à cette chirurgie. 27 dossiers ont été reçus, et la commission, à l’aide d’un système de points complexe, en a retenus 10.
J’étais censé venir enseigner avec 4 professeurs européens anglophones. Les quatre m’ont laissé tomber au cours des dernières semaines : « ce n’est pas le bon moment », « ma famille ne veut plus », « j’ai appelé ma compagnie d’assurance », « ne peut-on pas faire venir les chirurgiens palestiniens en Israël pour leur y donner les cours ? »…Je ferai donc seul 25 heures de cours (trente étaient prévues).
La chirurgie
Pendant que je donne mes cours, mon équipe aide un chirurgien palestinien à opérer les patients que j’ai vu en consultation et pour lesquels j’ai précisé l’indication opératoire. Ce chirurgien que j’ai formé depuis plusieurs années, est en fait devenu plus compétent pour cette chirurgie que les membres de mon équipe, et c’est lui qui explique, enseigne. Je recueille les fruits de cinq ans de travail. L’objectif de mes missions aura changé progressivement au cours de ces années : chirurgie de substitution (opérer), enseignement de la réparation des lésions par balles sous microscope opératoire (7 chirurgiens diplômés en microchirurgie), puis maintenant enseignement de la chirurgie de la main.
Les Suisses opèrent de leur côté dans un autre hôpital. Ils font des cas complexes, notamment des malformations de la face qui ne peuvent être opérés par les chirurgiens plasticiens palestiniens. Toute une formation est à faire. Un programme de missions et de formation spécifique est à élaborer, et j’espère que l’équipe suisse va le prendre en charge.
L’enseignement
Tous les matins mes dix élèves sont là, prêts à ingurgiter six heures de cours, discussion de cas cliniques, films de technique chirurgicale. Un matin, l’un d’eux, qui avait été de garde la nuit précédente, me dit avoir reçu un journaliste français qui avait eu le fémur brisé par une balle. Il ajoute, avec un demi sourire, que le journaliste a été emmené se faire soigner en Israël. Une fois de plus, on renvoie aux Palestiniens l’image d’un pays arriéré, qui aurait besoin de son voisin. (Le blessé en question aurait mieux fait de se faire opérer sur place, plutôt que de courir le risque d’une gravissime embolie graisseuse, qui peut survenir à la suite du transport d’une fracture du fémur mal immobilisée.)
Mes « étudiants », des chirurgiens de 35 ans, sont avides de cet enseignement qu’ils n’ont jamais reçu. Ils sont conscients de leur chance, et me le font savoir à tout instant. Un jour, alors que je me prépare à diffuser un film de techniques chirurgicales et à le commenter en anglais, l’un des étudiants, S. , auquel j’ai remis par le passé le CD du film, me dit « l’avoir vu et écouté plus d’une trentaine de fois » ! Je lui propose de faire lui-même la traduction et le commentaire à ma place. Il s’acquitte de sa tâche pendant plus d’une heure, écoutant le son qui filtre en français depuis l’ordinateur, traduisant en direct en anglais. Quand un point parait obscur à l’un des auditeurs, il met le film en pause, et complète l’explication. Pendant ce temps, je fais la sieste, allongé en haut de l’amphi.
Ambiance
Lors de mes séjours anciens, avant l’évacuation des colons israéliens de la bande de Gaza, les nuits, et parfois les jours, étaient ponctués du son du tir des mitrailleuses lourdes en provenance des colonies, parfois du bruit des pales des hélicoptères, des chenilles des tanks, des explosions des maisons détruites, du bruit de tondeuse à gazon des drones, parfois des bombes assourdissantes.
Cette semaine, de tout cela, rien ou presque. Je ne crois pas avoir entendu plus d’une demi- douzaine de coups de feu, en cherchant bien.
Je ne fais pas de politique quand je vais soigner et former les Palestiniens. J’écoute simplement. On me dit que la situation est tendue. Que le premier ministre et le ministre des affaires étrangères ont fait l’objet d’une tentative d’assassinat. Que les responsables sont des collabos à la solde des Israéliens. Que le Hamas, qui a remporté largement des élections parfaitement régulières au début de cette année, ne souhaite pas de nouvelles élections législatives, qui auraient toutes les chances d’être entachées d’irrégularités, et de conduire à la violence. On rappelle que Mahmoud Abbas n’a été élu que par 25% des électeurs palestiniens, qu’en raison des parlementaires emprisonnés par les Israéliens, le Fatah est maintenant majoritaire de deux sièges au parlement.
Un matin, mes étudiants m’ont demandé de commencer une heure plus tard : ils sont allés toucher leur paye, en liquide et en dollars, à la poste. Ils me disent avoir reçu 70% de leur salaire des deux derniers mois. De même pour tout le personnel de l’hôpital. Par un coup de fil de Cisjordanie, j’apprends que les médecins y auraient touché la totalité de leur salaire.
On me dit qu’un pays ami aurait acheté pour 25 millions de dollars d’huile d’olive palestinienne, qui aurait ensuite été, à sa demande, distribué à la population palestinienne.
Pendant mon séjour, pas une coupure de courant durable, seulement quelques délestages de quelques minutes, le groupe électrogène de l’hôpital se mettant immédiatement en route. Au bloc opératoire, rien ne manque. Nous sommes venus comme d’habitude les mains dans les poches, les Israéliens nous ayant subtilisé une fois tout notre matériel chirurgical pour nous les rendre 5 jours plus tard contre le paiement de taxes à hauteur de 30%. L’ONG qui nous employait à l’époque n’a pas souhaité protester.
Décidément, « Gaza au bord de la guerre civile », ne ressemble pas à ce que je viens de vivre. »
Christophe Oberlin, chirurgien, enseignant
CAPJPO-EuroPalestine
Traduction en anglais par Robert Thompson
« Gaza : another view », by Professor Christophe OBERLIN
Back from Gaza where he has just carried out a fifteenth mission of training, consultations and surgical operations with his medical team, Professor Christophe Oberlin has given us his comments which throw on Gaza a noticeably different light from the conformist unchanging images which satisfy western television channels.
« Do you really think that this is the time to go there? » How many times have I heard this question, since December 2001! It is never the right moment for us to go to Gaza. Just as it is not the right moment today to be a Palestinian.
Last week I was in Gaza with my team. Being so concentrated on the objectives of this visit, I never once switched on the television or the radio, nor read a newpaper. Obviously what I report is not the result of an on-the-spot enquiry, and does not claim to give a general picture of the situation. But we were there, and this is what we lived through.
This was my fifteenth visit to Palestine, a task started five years ago, at the beginning of the Second Intifada. We have carried out some thirty missions to operate on those wounded by bullets and various explosives (as is well known, Palestine, is a big practice range …). Having been dismissed by two large French NGO’s, we trundle along, oddly enough, for an NGO …. from the USA! This body supports us in our work, and could not care less what we might say or write. From the other two, compassion for wounded Palestinians was, just about, acceptable. But to denounce the oppressor, tell of the racism, whether ordinary or written into Israeli laws, or speak of war crimes was not. But that is another story.
The team is made up of 8 persons, i.e. two surgical teams, one French and the other Swiss which joined us when we stopped off in Zürich. One of the Doctors, of German nationality, born in Germany, has an Arab name. We were therefore held up for 6 hours at Tel Aviv Airport, as is always the case when one member of the team has such a surname. This is routine. We had brought food and drink for this reason. We were released in the morning after a sleepless night. A whole chapter could be written on all the kinds of harrasment which we have suffered during these 30 missions, including illegal ones and also on French territory, at Roissy-Charles de Gaulle Airport …
On entering the Gaza Strip, we passed through the Erez check-point without any hold-up (which was not the case on our return journey – when we had to wait for two and a half hours). We were welcomed by the representative of our NGO and a score of armed soldiers. We stayed under the same escort for the whole week. We went straight off to Khan Younis, to start the consultations.
There were plastic surgery consultations for the Swiss team at the European Hospital, and consultations for those wounded by bullets and domestic accidents for my team at the Nasser Hospital. Thus I saw 105 patients. Among them was little S., 6 years old. A bullet had cut his sciatic nerve, and he thus limped badly. We operated on him a few days later. I saw F., a woman of 45, one of the victims, I was told, of the « beach massacre ». Her family had been decimated. I also saw M., 8 years old who had received a bullet in the thigh two months before. He was crying and limping, keeping a damp handkerchief over the hole where the bullet had entered his thigh, which hole had nevertheless sealed up long before. On examination he was not in anyway paralysed. The bullet had passed right through his thigh without causing any damage. A Palestinian surgeon told him that he should walk normally, and gave him a good telling off. One carries out what psychotherapy that one can… I saw again A, 11 years old, on whom I had operated the previous time, after he had been hit by half a dozen bullets which caused him to lose an eye and paralysed his right arm. I was told that « he had become a bit mad ».
It was whispered into my ear that there had been an attempt to assassinate the Foreign Minister. The consultations carried on late into the night. Certain patients got impatient. They had waited about twelve hours. On their side, the « Swiss » had seen 115 patients. We went off, under good excort, to sleep.
The next day the two surgical teams started to operate. As for me, I started the the courses for a Diploma in Hand Surgery which I had begun at the request of the Palestinians. A ministerial commission had sent out invitations for candidates to surgeons who would like to learn this form of surgery. 27 applications were received, and the commission, using a complex points system, had approved 10.
I was supposed to come to teach with four English-speaking European Professors. All four have let me down over the past weeks: » it is not the right moment », « my family wants no more of it », « I have spoken to my insurance company », « could not the Palestinian surgeons be brought into Israel where they could follow their courses? »… I was therefore all alone to give 25 hours of courses (thirty had been planned).
Surgery
While I was giving my courses, my team was helping a Palestinian surgeon to operate on the patients whom I had seen in consultation and for whom I had given precide instructions of what to do. This surgeon whom I had trained for several years has effectively become more capable of this sort of surgery than the members of my team, and it is he who explains and teaches. Here I was reaping the fruits of five years’ work. The object of my missions has changed progressively over the years: substitution surgery (operations), teaching how to repair damage caused by bullets under an operational microscope (7 surgeons having gained diplomas in microsurgery), and now teaching hand surgery. The Swiss on their side operate in another hospital. They are dealing with complex cases, especially malformations of the face on which Palestinian Plastic Surgeons cannot operate. A lot of training is needed. A programme of missions and of specific training has to be worked out, and I hope that the Swiss team will take this on.
Teaching
Every morning my ten pupils are there, ready to take in six hours of courses, discussion of clinical cases and films of surgical techniques. One morning, one of them, who had spent the previous night on duty, told me that he had received a French journalist who had had his femur fractured by a bullet. He added, with a half-smile, that the journalist had been taken off to be cared for in Israël. Once more, we see the image of the Palestinians as living in a backward country, reliant on their neighbour. (The wounded man in question would have done better to have undergone an operation on the spot, rather than to run the risk of a serious lubrication embolism, which can happen when moving a fractured femur if not properly immobilised.)
My « students », 35 year old surgeons, are very keen to have this teaching which they have never had. They are well aware of their good fortune, and let me know this at all times. One day, while I was getting ready to put on a film of surgical techniques and to comment on it in English, one of the students, S. , to whom I had in the past given a CD of the film, told me that he had « watched and listened to it more than thirty times »! I suggested that he should himself do the translation and commentary in my place. He carried out his task for more than an hour, listening to the sound coming through in French from the computer, translating directly into English. When a point appeared obscure to one of his audience, he put the film on pause, and completed the explanation. In the meantime, I was able to rest, stretched out at the back of the amphitheatre.
Atmosphere
During my first visits, before the withdrawal of the Israeli settlers from the Gaza Strip, the nights, and sometimes the days, were interrupted by the firing of heavy machine-guns from the settlements, sometimes by the noise of the whirl of helicopter blades, the crunch of tank-tracks, explosions of houses being destroyed, the lawn-mower sound of drones and sometimes deafening bombs. During this week nothing, or nearly, of all that. I do not think that I heard more than about half a dozen shots being fired, so far as I can remember.
I am not making a political gesture when I go to care for and train Palestinians. I simply listen. I am told that the situation is tense. That there have been attempts on the life of the Prime Minister and of the Foreign Minister. That those responsible are collaborators paid by the Israelis. That the Hamas, which substantially won perfectly regular elections at the beginning of this year, does not want new parliamentary elections, which would have every chance of being besmirched by irregularities, and to lead to violence. We have to remember that Mahmoud Abbas was only elected by 25% of the Palestinian voters, and that, because of the members of the Parliament imprisoned by the Israelis, the Fatah now has a majority of two seats in the Parliament.
One morning my students asked me to start one hour later: they were going to receive their pay, in cash and in dollars, at the post office. They told me that they had received 70% of their salary during the past two months, as had all the staff of the hospital. By a telephone call from the West Bank, I learned that the Doctors there had received the whole of their salaries.
I was told that a friendly country had paid 25 million dollars for Palestinian olive oil, which cash was then distributed, at its request, to the people of Palestine.
During my visit, there was no lasting power cut, merely several interruprions of a few minutes each, the hospital’s generator being immediately started up. In the operation block, nothing is missing. We came as usual with our hands in our empty pockets, since the Israelis had once taken all our surgical equipment which they only handed back after five days against the payment of duties at 30%. The NGO which employed us at the time did not wish to protest.
Obviously, « Gaza on the verge of civil war » is nothing like what I have just lived through.
Christophe Oberlin, Surgeon, Professor
CAPJPO-EuroPalestine