C’est par l’intermédiaire de l’écrivain Tahar Ben Jelloun que nous apprenons le décès du vieux combattant anti-colonialiste marocain Edmond El Maleh, à peu de distance de la disparition de cette autre grande figure qu’était Abraham Sarfaty.
Nous reproduisons ci-dessous l’hommage rendu à El Maleh par Ben Jelloun, publié il y a quelques jours dans le journal Le Monde (lire aussi, au bas de ce texte, un commentaire proposé par l’un de nos lecteurs).
Éloge d’une amitié
samedi 4 décembre 2010, par Tahar Ben Jelloun
C’est sans doute par hantise de la perte que j’ai souvent fait l’éloge de l’amitié. L’absence envahit le temps, se mêle aux objets, dérange les choses puis s’insinue comme une poussière grise entre l’ongle et la peau.
Un ami qui s’en va, même si, des années durant, des signes nous avertissent par charité, est un fait inadmissible. Et pourtant, on s’y est préparé, on s’est imaginé sans cet être puis notre lâcheté nous joue des tours et nous voilà face au vide, à cette nausée qu’on renvoie au ciel.
Derrière des portes immenses qui ont du mal à s’ouvrir, les souvenirs se précipitent
dans le désordre. Ils nous tirent du grand silence puis nous abandonnent avec nos illusions. Le deuil s’annonce comme le visiteur inattendu. Cela ne s’apprend pas.
Chaque fois c’est différent. La douleur change de couleur.
Il s’appelait Edmond Amran El Maleh ; il est mort le 15 novembre. Juif, né à Safi, il avait mis beaucoup de temps avant de se mettre à écrire. Il avait du mal à tenir entre ses doigts un stylo. Il s’en amusait. Alors il a attendu que les mots trouvent leur chemin, que les événements qu’il a vécus au Maroc en tant que militant communiste clandestin s’éclaircissent, parviennent à la maturité évidente. En mars 1965, il avait déjà quitté le parti et il enseignait la philosophie dans un lycée de Casablanca. Il est arrêté par la police, qui le maltraite ; c’était juste après les manifestations de lycéens et d’étudiants qui furent férocement réprimées par le général Oufkir. L’exil s’imposa à lui. Il le vécut douloureusement, vint avec sa femme à Paris et connut des jours difficiles. Le Maroc, la terre marocaine, l’air, le soleil, le vent, la poussière, les parfums du Maroc lui manquaient. Il détestait la nostalgie.
Il ne se voyait pas autrement que citoyen marocain, refusant énergiquement de prendre la nationalité française, allant chaque année tôt le matin faire la queue devant la préfecture de l’île de la Cité pour renouveler son titre de séjour. Là, il retrouvait des compatriotes, se liait d’amitié avec certains, parlait arabe avec eux, les invitait chez lui. Il était fier d’être marocain et ne supportait pas la moindre critique de son pays. On ne pouvait pas dire que les oranges marocaines étaient cette année moins bonnes que celles d’Espagne, ni que l’huile d’argan avait un goût trop fort.
L’exil avait besoin de se raconter. Alors Edmond se mit devant une vieille machine à écrire et écrivit d’un jet un texte admirable, Parcours immobile, que François Maspero publia en 1980 dans la collection « Voix » (réédité en 2001 par André Dimanche, ainsi que son deuxième roman, Aïlen ou la nuit du récit). Sa langue maternelle était l’arabe dialectal. Il dira plus tard : « Ecrivant en français, je savais que je n’écrivais pas en français. Il y avait cette singulière greffe d’une langue sur l’autre, ma langue maternelle, l’arabe, ce feu intérieur. » Un jeune écrivain de 60 ans salué par la critique.
Mais il avait besoin de revoir le pays, de le revivre dans sa chair, dans son cours quotidien. C’était l’époque des années de plomb. L’état d’exception régnait au Maroc. Il fit le voyage, l’angoisse et l’émotion le paralysaient. Ces retrouvailles avaient pour lui une importance vitale.
Des amis étaient là ; un bonheur incomplet, car il constatait combien le pays était malade, abîmé, figé après les deux coups d’Etat contre Hassan II, et était devenu encore plus policier, plus arbitraire qu’avant.
Mais Edmond nourrissait l’espoir de voir son pays sortir du tunnel.
Ses plaisirs étaient simples : aller au marché, parler avec la paysanne qui vend son fromage, acheter de l’huile d’argan chez l’épicier berbère. Car Edmond était un grand cuisinier. En fait, il l’était devenu avec l’exil.
C’était une façon de rester en contact avec la terre de ses ancêtres.
Ses livres furent traduits en arabe. Il était devenu une figure de légende, non pas en tant que juif se revendiquant avant tout Arabe et Marocain, défendant sans concession la cause du peuple palestinien, mais en tant qu’intellectuel qui ne ressemblait à personne, exigeant et dissident, nourri par la philosophie de Walter Benjamin, de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort, dont il était proche. Il s’intéressait beaucoup au groupe de l’école de Francfort et fréquentait Jürgen Habermas.
De retour au Maroc après le décès de sa femme, Edmond ne connut à aucun moment la solitude du veuf. Il était entouré d’amis de différentes générations. Les peintres du Maroc l’appréciaient particulièrement parce qu’il avait un sens subtil de la création et des arts plastiques ; il suivait leur travail et écrivait sur certains. Sa maison de Rabat était ouverte.
Les amis passaient, prenaient un thé, bavardaient avec lui, puis laissaient la place à d’autres qui venaient juste pour le plaisir d’être en sa compagnie et profiter de son sens de l’humour.
Il avait connu Jean Genet, mais ce dernier n’avait pas été attentif à ce qu’il pouvait représenter. Plus tard, Edmond écrira un superbe texte sur Un captif amoureux.
Edmond El Maleh a traversé le siècle en cultivant le doute et en se méfiant des illusions idéologiques. Ce fut en vue de l’indépendance du Maroc qu’il s’était engagé au Parti communiste marocain et qu’il a milité dans la clandestinité. Dès que le pays fut souverain, il quitta sa cellule, qui se laissait berner par le culte stalinien. Il évoque cette époque de sa vie dans Parcours immobile, mais le plus important, dans cet itinéraire, fut la consolidation de son identité judéo-arabe, son ancrage dans les milieux populaires du Maroc, son attachement viscéral à la terre natale et à l’histoire de la symbiose culturelle entre juifs et musulmans telle qu’elle a été décrite dans plusieurs ouvrages par un autre juif marocain, Haïm Zafrani.
(Tahar Ben Jelloun – Le Monde du 05 décembre 2010)
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M. Alain de Wailly, qui salue lui aussi la mémoire d’Edmond El Maleh et le texte de Tahar Ben Jelloun, nous a fait parvenir le courrier ci-dessous :
« A l’attention du site EuroPalestine, à propos du texte de Tahar Ben Jelloun
Je souhaiterai dire aux lecteurs de votre site qu’il est important de prendre en considération deux communautés dans l’histoire du Maroc, mais que cela reste insuffisant.
La troisième communauté, celle identifiée par la religion chrétienne (les “Nousrani=Nazaréens”) est bien sûr liée à la colonisation, mais en rejeter les gens ensuite était anormal. Lorsque le protectorat a cessé, ceux de ces gens dotés de l’esprit dominateur sont partis (sans violences dans le cas du Maroc) mais ceux qui sont restés avaient majoritairement un grand amour du Pays, et se sont engagés dans son développement. Après la fin du refus des études modernes (pour la raison que le premier bachelier marocain était devenu prêtre franciscain), le nombre de cadres était insuffisant et les gens de cette troisième communauté ont apporté tout leur dévouement au développement moderne du Maroc.
Pour ma part, je suis né en 1938 à Fès, d’un père français, et d’une mère palestinienne née à Nazareth, mais arrivée très jeune au Maroc et aimant ce Pays de tout son coeur. J’ai fait mes études, y compris supérieures, au Maroc, ainsi que ma carrière jusqu’à cinquante ans, après quoi mon frère et moi avons été victimes de ce que permettait la préférence nationale inscrite par Hassan II dans la Constitution de 1962.
Aucun recours n’était possible, et demander la nationalité marocaine n‘avait aucune chance d’aboutir.
Venu en France par nécessité, j’y ai connu uniquement le chômage. Mon frère, lui, a fini par trouver un poste en Côte d’Ivoire où il a été assassiné de façon particulièrement cruelle. Ma mère ne pouvant rester seule à Casablanca, j’ai dû la faire venir près de moi, et la tristesse l’a fait mourir très vite.
Pardonnez-moi de m’étendre sur moi, mais je voulais souligner que les deux personnes juives marocaines mortes récemment, ainsi que Mehdi ben Barka et tous les membres de l’époque du parti communiste marocain, ont rejeté cette clause de préférence nationale lorsque la constitution a été soumise par Hassan II au référendum.
Peut-être pourrez-vous me suggérer une manière de faire savoir cela, la présence profonde d’une troisième communauté au Maroc, à partir du texte de Tahar Benjelloun? Un Maroc mieux connu peut être un cas éclairant pour d’autres régions du monde, et c’est pour cela que je me suis permis de vous proposer la publication sur votre site.
Je vous en remercie par avance »
Dont acte.
CAPJPO-EuroPalestine