Shlomo Sand, historien israélien, revient dans le quotidien israélien Haaretz sur la fabrication, pour les besoins de la justification de la colonisation israélienne, de notions totalement inventées de « génétique » juive, ou encore d’un peuple juif descendant des Hébreux de l’Antiquité et contraint à l’exode.
« Même si je ne suis pas à même d’en saisir toutes les subtilités, j’avoue avoir toujours grand plaisir à lire la prose de Chaim Gans. J’ai la plus haute estime pour son honnêteté intellectuelle, même si, de temps en temps, comme nous le faisons tous, il essaie, tant bien que mal, de se dépatouiller de ses tortueux raisonnements en avançant des arguments tout aussi tordus.
Quoi qu’il en soit, avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois faire un petit détour par une erreur un peu ennuyeuse, – Je suis certain qu’au fond, ce n’est pas délibérément trompeur, mais une folie, – concernant mes écrits. Dans son article intitulé » du sionisme fanatique au sionisme égalitaire », Gans écrit, « d’après SAND, il n’existe pas de soi-disant continuité génétique, entre les Juifs d’hier et ceux d’aujourd’hui. Il en déduit que la nation juive engendrée par le sionisme n’est qu’une pure fabrication, un artefact et rien d’autre. »
Si je fais l’hypothèse que Gans a lu attentivement mes livres, il est manifeste qu’il les a lus trop vite, et sans doute en diagonale. Depuis la parution de » L’invention du peuple juif » il y a maintenant dix ans, j’ai toujours eu à coeur de préciser que les Juifs n’étaient pas les seuls à n’avoir jamais possédé un quelconque patrimoine génétique, ni d’ ADN qui leur soient spécifiques – pas plus que tous les groupes humains se revendiquant comme peuple nation, – sans oublier que je n’ai jamais considéré que le terrain de la génétique pouvait conférer des droits humains. Par exemple, les Français ne sont en rien les descendants des Gaulois, pas plus que les Allemands seraient une excroissance des Teutons, ou d’anciens aryens, même si, en remontant à guère plus de cinquante ans en arrière, on pouvait trouver un grand nombre d’imbéciles y prêtant foi.
Un point commun à tous les peuples est qu’ils ont justement tous en commun de n’être que des fabrications, sans aucune spécificité génétique à même de les distinguer les uns des autres.
Le problème aigu qui ne cesse de me tarauder l’esprit, réside dans le fait que je vis dans une société imprégnée d’une culture politique et pédagogique, qui persiste à voir les Juifs comme descendant directement des Hébreux de l’Antiquité.
Les mythes fondateurs du sionisme, qui procèdent d’une ligne ininterrompue de penseurs tels Max Nordau et Arthur Ruppin, jusqu’à de très inquiétants généticiens des universités israéliennes et des yeshivas à New York, agissent comme une glue faisant tenir tous les morceaux de l’unité nationale éternelle, et aujourd’hui plus que jamais. La justification pour le sionisme, colonisation/peuplement (choisissez le terme que vous préférez, ils signifient la même chose), est le méta paradigme qui est inscrit dans la Déclaration de l’établissement de l’état proclamant :
» Nous étions là, nous en avons été expulsés, nous sommes maintenant de retour ».
Même lorsque, de façon erronée, je pensais sincèrement que le peuple » Juif » avait été contraint à l’exil, chassé par les Romains en 70 ou 132, je ne pensais pas du tout que cela devait conférer quelque droit que ce soit aux Juifs à disposer d’un droit historique à » la terre sainte ». S’il nous fallait chercher à organiser le monde tel qu’il était il y a deux mille ans, alors nous en ferions rien d’autre qu’un immense asile de fous. Pourquoi ne pas réinstaller les Indiens d’Amérique à New York, les Arabes en Espagne, et les Serbes au Kosovo? A coup sur, cette approche tordue de la logique historique, nous engagerait à soutenir le
peuplement/colonisation d’Hébron, Jericho et Bethlehem.
Je tombai de haut lorsque je réalisai, en poursuivant mes recherches, que l’exode d’Egypte relevait de la pure fiction, et que les sujets du royaume de Judah ne furent nullement exilés par les Romains. Aucun historien spécialisé dans l’étude de l’Antiquité n’a, dans ses travaux, mentionné cet « exil », et aucun travail historique sérieux ne fait état d’une migration massive à partir de ce lieu. L’exil n’est qu’un évènement formel, qui n’a jamais eu lieu, faute de quoi il aurait fait l’objet de nombreuses recherches historiques. Les paysans de confession juive qui formaient la majorité absolue de la population au premier siècle, n’étaient pas du tout des navigateurs s’aventurant en pleine mer, comme le furent les Romains, les Grecs et les Phéniciens, et ne s’éparpillèrent pas plus à travers le monde. Leur religion était monothéiste et, depuis l’ère des Hasmoéens, elle était devenue très dynamique en s’engageant dans la conversion, fondant le socle sur lequel eut lieu l’âge d’or du judaisme à travers le globe.
C’est ici que nous entrons au coeur de l’argumentation de Gans. Ce distingué juriste et non moins théoricien politique, n’est pas prêt à accepter les justifications standard, pour la colonisation et la propriété de la terre, depuis la fin du 19ème siècle. Il sait trop bien que de telles propositions l’obligeraient à justifier la continuation du projet de colonisation actuel, et peut-être ipso-facto à nier les droits des natifs qui sont toujours présents en « terre d’Israël ».
GANS sait parfaitement qu’il n’y a jamais eu de nation juive, ce qui explique la sortie de son concept de « profil » – terme aussi surprenant et original dans le contexte actuel- découlant d’une ignorance totale. Pour lui, pour comprendre ce que Clermont-Tonnerre voulait exprimer dans son fameux discours, une lecture attentive de Wikipedia eut été suffisante. Il aurait immédiatement compris ce que, par Nation, les libéraux français entendaient : « une communauté religieuse cloîtrée et insulaire. » A l’opposé, les Juifs ne se sont-ils pas vus eux-mêmes comme un peuple ou une nation, selon le sens moderne qui en est donné à ces termes?
Jusqu’à l’ère moderne, les termes de « peuple » ou de « nation », étaient employés sous des significations diverses et variées. Dans la Bible, Moïse descend de la montagne pour s’adresser, directement, au peuple, (sans haut-parleur, journaux ou twitter). Le peuple se rassemblait pour acclamer Joshua et fêter ses victoires. Au moyen âge, les Chrétiens se voyaient eux-mêmes comme « le peuple de Dieu », un terme largement en vogue durant des siècles. De nos jours, les terme de « peuple » ou de « nation », sont employés à tort et à travers, rarement à propos. Un « peuple » est, en général, une communauté vivant dans un territoire défini, dont les membres parlent une même langue, et qui maintiennent une culture commune dotée des mêmes fondations. Par ailleurs, « Nation » est aujourd’hui un terme généralement utilisé pour un peuple qui revendique sa souveraineté, ou qui y est déjà parvenu.
Je ne pense pas que des peuples aient existé avant l’ère moderne, – le niveau de communication existant alors excluait une telle éventualité -. Il y avait de larges clans, des tribus, de puissants royaumes, de puissantes principautés, des communautés religieuses, avec des formes variées de liens politiques et sociaux, en général sans grande articulation entre eux. A un âge où peu de gens savaient lire ou écrire, où les dialectes variaient selon les villages, où le lexique était plutôt limité, il est difficile de parler d’un peuple, ayant la conscience d’être tel. Les minorités cultivées ou lettrées, ne constituent pas un peuple, même si parfois elles ont pu en donner l’impression.
Je ne comprends pas pourquoi nous devons appeler tous les chats, des chats, et tous les chiens, des chiens, et qu’un seul chat devrait s’appeler un chien. Les Juifs, tout comme les Chrétiens, les Musulmans, ou les Ba Hais, ont, avec des pratiques religieuses à la fois diverses et proches, en commun de partager une foi profonde en un dieu unique. Quoi qu’il en soit, un Juif de Kiev ne pouvait converser avec un Juif de Marrakech, ni chanter le répertoire juif yéménite, ni ne cuisinait comme les Falash Mura, Beta Israel, communauté juive éthiopienne. La fabrication d’un mode de vie séculaire s’est faite, selon chacune de ces communautés, très diversement. On s’accorde, et à juste titre, sur le fait que la seule façon de rejoindre » le peuple juif » passe par la conversion religieuse.
A l’opposé, les Chrétiens voyaient les Juifs comme de diaboliques pélerins âpres au gain. Les Musulmans estimaient qu’ils faisaient partie d’une religion inférieure. Avec l’avènement du progrès dans l’ère moderne, beaucoup d’Européens commencèrent à les traiter sous un angle raciste. L’antisémitisme consista à considérer les Juifs comme une race à part, selon des critères prétendument biologiques,
dotés d’un sang différent.
Mais qu’est ce qui alors relèverait manifestement, chez eux, d’un profil particulier? Un produit saillant du système éducatif sioniste nous dit qu’ils se voyaient eux-mêmes comme une nation rêvant sans cesse de vivre un jour en « terre sainte d’Israël ». Je ne suggèrerais point que Gans devrait lire des auteurs juifs tels Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, ou bien le Talmud, qui rejettent en bloc l’idée d’une émigration en « terre sainte ». Je lui demanderais de lire une courte histoire
qui est relativement fiable.
Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la vaste majorité des Juifs, traditionnels, orthodoxes, conservateurs, réformistes, communistes et bundistes, étaient farouchement antisionistes. Ils ne souhaitaient nullement une souveraineté pour eux en tant que tels, au sein d’un Etat-Nation situé au Moyen Orient. Les Bundistes se voyaient eux mêmes, de façon plutôt justifiée, comme un peuple yiddish, ayant besoin d’une autonomie linguistique et culturelle, mais rejetaient carrément tout projet d’émigration en Palestine, comme part d’un projet constitutif d’une nation pour les Juifs de par le globe.
Et c’est là que nous en arrivons à la dernière tentative désespérée de justifier, rétroactivement, l’entreprise sioniste: le sionisme est une réponse à une situation d’urgence. L’Histoire fut, hélas, plus que tragique. Le sionisme a échoué à sauver les Juifs d’Europe, et n’a même pas essayé de le faire. De 1882 à 1924, les Juifs ont, en masse, environ 2.5 millions, émigré vers la terre promise des USA. Et, effectivement, un million de plus, ou deux, auraient pu être sauvés en Amérique, s’il n’ y avait eu le décret raciste de Johnson Reed.
Je suis né, après la guerre, dans un camp de réfugiés (pour survivants du génocide nazi) en Autriche.
C’est dans un autre camp situé en Bavière, que j’ai passé les deux premières années de ma vie avec mes parents. Ils avaient tous les deux perdu leurs parents, assassinés durant le génocide nazi, et avaient pour projet de s’installer en France et, le cas échéant, aux USA. Ils ont trouvé partout portes closes. Dès lors, ne restait plus pour eux pour seule alternative, que de venir habiter dans le jeune pays d’Israël, seul pays enclin à les accueillir. La vérité est qu’en Europe, après la collaboration active de nombre de ses Etats à la solution finale, il était commode de rejeter, comme on le ferait d’un crachat, toute une partie de ses habitants, pourtant tous natifs de ces pays, en rien responsables des crimes nazis, créant, par leur expulsion, une autre tragédie, à un autre niveau.
Chaim Gans n’est pas à l’aise avec cet aspect de l’Histoire, particulièrement lorsque l’oppression des natifs, et le pillage de leur terre, se poursuivent encore de nos jours. Le sionisme, qui a réussi à forger une nation, n’est pas prêt à reconnaître le côté préfabriqué de sa politique linguistico culturelle, et encore moins les droits spécifiques nationaux qui en découlent. Mais reconnaissons à Gans d’avoir, finalement, raison. De Mer Kahane à Meretz, tous les sionistes persistent à voir, dans l’Etat où nous vivons, non pas une démocratie, une république appartenant à tous ses citoyens israéliens, – ayant par définition droit à l’autodétermination-, mais une entité politique revenant aux Juifs de par le monde entier, qui comme leurs aïeux, ne souhaitaient pourtant nullement venir vivre ici, pas plus que se considérer israéliens.
Ce qu’il me reste à faire, sioniste ou post sioniste, est de faire tout mon possible pour sauver l’endroit où je vis d’un racisme toujours plus virulent dû, entre autres explications, à l’enseignement d’une version falsifiée de l’Histoire, la peur de se voir assimilé à l’Autre, une révulsion très forte pour la culture indigène, et j’en passe. Quoi qu’il en soit, comme le chante le poète turque Nazim Hikmet » Si je reste éteint / Si tu restes éteint/ … / Si nous restons éteints / Comment la lumière pourra-t-elle triompher des ténèbres? »
(Traduit par Lionel R. pour CAPJPO-EuroPalestine)
Source : https://www.haaretz.com/israel-news/the-twisted-logic-of-the-jewish-historic-right-to-israel-1.6654428
CAPJPO-EuroPalestine