Le gouvernement de Macron présente ce mercredi en conseil des ministres sa nouvelle loi censée « renforcer les principes républicains ». Personne n’est dupe : elle vise les musulmans et veut défigurer notre loi fondamentale sur la laïcité, celle de 1905 qui est une loi d’apaisement et non de combat antireligieux.

Rappelons-la. L’article 1 de cette loi affirme : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Les restrictions ne portent que sur l’ordre public dont l’État est le gardien. Comme on le voit, dans la loi qualifiée de Séparation (de l’Eglise et de l’Etat), la liberté est première et cette liberté de conscience est liée à l’exercice des cultes que l’État garantit.
A l’article 2, la loi proclame : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Toutes les dépenses relatives à l’exercice du culte étaient donc supprimées. Pour la majorité des catholiques de l’époque, c’était insupportable puisqu’ils voulaient une monarchie française catholique, méprisant tous les Français des autres confessions et les athées !
Mais toute une série de mesures favorisaient en réalité les cultes : les dépenses liées aux services d’aumônerie dans les écoles, hospices, prisons continuèrent d’être payés par l’État (article 2). Et surtout : « les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte puis des associations appelées à les remplacer » (article 13). Églises, temples, synagogues construits avant 1905 sont donc entretenus par l’État : quel immense cadeau aux religions implantées depuis longtemps en France !
L’article 27 prévoit que les processions et manifestations extérieures aux lieux de cultes sont autorisées à condition de répondre aux règles du maintien de l’ordre. Ce qui montre bien que la loi de séparation n’a pas l’intention de renvoyer la religion dans le seul espace privé. Des amendes sont prévues pour ceux qui empêcheraient, retarderaient ou interrompraient les exercices du culte (art. 32). Enfin, les fêtes religieuses chrétiennes sont maintenues.
Quels sont donc les désavantages de cette loi pour l’Église ? Elle supprime le financement de son personnel mais, en retour, elle acquiert une véritable liberté à l’égard de l’État. A ceux qui croient encore que la loi de 1905 cantonne le religieux dans le privé, je rappelle qu’en juin 1905, durant les débats à l’Assemblée nationale, un député radical-socialiste, Charles Chabert, avait proposé un amendement interdisant le port du costume ecclésiastique en arguant que ce vêtement était un signe « d’obéissance opposé à la dignité humaine » ; cet amendement fut rejeté par 391 voix contre 184.
La laïcité française impose la neutralité à l’État et à ses institutions mais nullement aux citoyens. La laïcité française n’est pas une idéologie antireligieuse ; elle se définit par un corpus de lois, décrets, arrêtés, décisions du Conseil constitutionnel, et d’avis du Conseil d’État. Il est sans doute utile de le rappeler aujourd’hui.
Mais il faut remarquer aussi les limites de la laïcité française. Première limite, l’application, encore aujourd’hui, du Concordat (de 1804) dans quatre départements français (Bas-Rhin, Haut-Rhin, Moselle et Guyane) ainsi qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon et Mayotte. Dans ces territoires, les ministres des cultes catholique, luthérien, calviniste et juif sont rétribués. Dans les écoles, une heure de religion est au programme, les parents ayant le droit de demander que leurs enfants soient exonérés de cet enseignement. Les facultés de théologie de l’université de Strasbourg et de Lorraine sont financées également par l’État.
Qu’attend donc Macron pour faire appliquer la laïcité dans ces territoires ?
Deuxième limite, le grand historien Émile Poulat remarque que l’évolution a été continûment favorable à l’Église catholique ; il était lui-même incapable de chiffrer le nombre de milliards revenant à l’Église d’une manière ou d’une autre, et remarque qu’il est curieux qu’aucun audit n’eût tenté de chiffrer ce que l’Église coûtait à la République (Notre Laïcité Publique, p. 135). Poulat énumère les 8 avantages financiers dont l’Église profite dans notre régime de laïcité. L’entretien des bâtiments religieux construits avant 1905 et mis à la disposition des cultes n’en est qu’un parmi les huit ; citons au moins les conventions conclues au titre de l’enseignement supérieur avec les établissements dits libres (dont les diplômes sont ainsi reconnus) et l’exonération de la taxe foncière et de la taxe d’habitation pour les espaces religieux ouverts au public selon le Code des impôts.
S’il reste aujourd’hui une religion qui domine la France, c’est bien le catholicisme auquel ne se réfère plus qu’une toute petite minorité de Français Mais, en vertu de notre laïcité, qu’a-t-on fait pour l’islam ? L’idée avancée de projets mixtes, à la fois cultuels et culturels, qui aurait permis par ce biais de financer aussi des constructions islamiques, a été rejetée par le Conseil d’État en 1993. Est-il normal que tant de cérémonies officielles de la République se déroulent à Notre-Dame-de-Paris ou dans d’autres lieux catholiques ? Est-il normal que la République ait célébré le mille cinq centième anniversaire du baptême de Clovis, sous prétexte que l’événement a forgé l’identité française Et que dire du discours de Macron au collège des Bernardins ? Devant les évêques français réunis, le 9 avril 2018, celui qui est le Président de la République s’exprimait ainsi : « Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et il nous importe à vous comme à moi de le réparer. […] Je dirais qu’une Eglise prétendant se désintéresser des questions temporelles n’irait pas au bout de sa vocation ; et qu’un président de la République prétendant se désintéresser de l’Église et des catholiques manquerait à son devoir. »
Est-ce cela la neutralité de l’État en régime de laïcité ?
Enseigner les faits religieux ? Le rapport Debray, en 2002, est à l’origine de cet enseignement. Mais, bien évidemment, il a fait l’objet de propositions diverses. Tandis que les évêques français se déclaraient en faveur d’un cours d’instruction religieuse assuré par des personnes représentant l’autorité religieuse (sic !), le recteur de la Grande Mosquée de Paris proposait un enseignement de valeurs communes aux trois grandes religions monothéistes assuré par des équipes « pluri-religieuses ». Ce sont finalement les professeurs d’histoire qui ont conservé la main sur cet enseignement. Encore faut-il dire que beaucoup – j’en ai entendu – avouaient leur incapacité à s’acquitter de cette charge. Et, dans l’ambiance actuelle, que peut-on enseigner ?

Je pense – ayant enseigné longtemps en lycée – qu’actuellement, il serait sage de reprendre la proposition du recteur de la Grande Mosquée de Paris. Mais je n’ai guère d’illusions…Pour que trois adolescentes de Creil, refusant d’enlever leur « foulard islamique » à l’école, en octobre 1989, suscitent un tel scandale en France, il a fallu que les médias se focalisent sur l’incident, en fassent un événement et même une « affaire ». Leur responsabilité est énorme, pour ne pas dire accablante.
On sait moins que le Conseil d’État, s’il rendit 23 exclusions justifiées par le trouble causé à l’établissement scolaire ou pour absentéisme, annula les exclusions fondées seulement sur le non-respect d’une simple interdiction du foulard en rappelant que le fameux foulard « ne saurait être regardé comme un signe présentant par sa nature un caractère ostentatoire ou revendicatif » (arrêté 162522). La suite, connue de tous, fut comme une mécanique qui s’emballe jusqu’à l’assassinat d’un prof. En 2003, la nomination de la « commission Stasi » conclut à la nécessité d’une loi interdisant le port du voile dans les écoles, collèges et lycées (loi votée en mars 2004) et proposa de remplacer deux jours fériés chrétiens par une fête juive et une fête musulmane mais le gouvernement n’en fit rien.
Que, dans un pays laïc, toutes nos fêtes soient chrétiennes ne choque-t-il donc personne ? Et pourquoi l’Église catholique qu’on nous présente aujourd’hui comme si bonne citoyenne ne propose-t-elle pas elle-même, puisque l’État ne le fait pas, de supprimer les lundis de Pâques et de la Pentecôte, pour les remplacer par une fête musulmane et une fête juive ? L’impératif du « vivre ensemble » ne s’impose pas seulement aux musulmans. Et que l’on n’interpelle pas chacun d’eux à chaque attentat terroriste : n’oublions pas que beaucoup, des jeunes en particulier, sont des citoyens français. Ne remontons pas dans leurs ascendants comme l’ont fait, en d’autres temps, les nazis…
Notre laïcité est précieuse. Ne laissons pas des laïcs radicaux se réclamer de la loi de 1905 — qui était une loi d’apaisement — pour faire la guerre aux musulmans. Sachons la défendre contre ses vrais ennemis. Rappelons l’article 10 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen : « Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».
Martine Sevegrand, Historienne
CAPJPO-EuroPalestine