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« NOTRE MAISON » : TEMOIGNAGE DE GABRIEL BARAMKI, ANCIEN VICE-PRESIDENT DE L’UNIVERSITE BIR ZEIT

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2 sep – Pendant trente ans, Gabriel Baramki a été vice-président de l’Université de Bir Zeit. Aujourd’hui, il joue un rôle majeur dans la prise de conscience internationale de la dépossession des Palestiniens.


Mais, comme l’a découvert Mariz Tadros, ses conversations le ramènent souvent à l’époque où, âgé de dix-huit ans, il partit étudier la chimie à l’UAB (université américaine de Beyrouth) ; Baramki ne pouvait imaginer, une seule seconde, qu’il ne pourrait rejoindre sa famille à Jérusalem pendant les vacances d’été. Mais on était en 1948. Le 12 mai 1948, il fut coupé de sa famille. L’été vint, avec la fermeture de l’Université, mais il ne put quitter Beyrouth.

Ses parents étaient bien décidés, quant à eux, à rester chez eux. Jamais ils ne quitteraient Jérusalem, se disaient-ils. Mais, à mesure que les combats s’intensifiaient, ils prirent conscience qu’il leur faudrait abandonner cet espoir. « Un jour la famille était réunie dans le salon, lorsqu’une balle frôla la tête de ma mère, l’évitant de justesse. Mon père se dressa : C’en est assez, s’écria-t-il, nous n’allons pas rester une minute de plus. Aussitôt, ils réunirent quelques affaires et s’enfuirent, laissant tout ce qu’il y avait dans la maison ».

« Ce jour-là, ma mère venait de faire un gâteau. Il était encore dans son moule. Dans leur précipitation, ce fut le seul objet qu’ils emportèrent, avec un couteau pour le découper. Voilà tout ce qu’il nous reste de notre passé « , soupire-t-il.

La famille se déplaça de maison en maison dans Jérusalem, espérant encore ne pas avoir à quitter la ville. « Des Juifs en voiture parcouraient la ville avec des haut-parleurs proclamant que les Arabes pourraient passer sans crainte s’ils quittaient la ville immédiatement. De son côté, l’armée juive, pour rappeler aux gens quel serait leur sort s’ils restaient, exhibait ses prisonniers – femmes et personnes âgées – la plupart capturés à Deir Yassin après le massacre qui y avait été commis. Beaucoup ne purent le supporter et partirent.

Les Baramki allèrent à Bir Zeit où ils passèrent l’été chez une tante. Puis ils partirent pour Gaza, où ils restèrent trois ans. Gaby ne retrouva sa famille qu’en 1949. Quand ils lui apprirent qu’ils avaient tout laissé dans la maison, il les regarda fixement, leur demandant s’ils avaient aussi abandonné les albums de photos. « Naturellement, il y avait beaucoup de choses de la maison auxquelles j’étais très attaché, mais ce qui m’affecta le plus fut la conscience soudaine de la perte de mon enfance, de mes années d’école, de mes souvenirs d’adolescent. C’était presque comme si, sans ces photos de famille, le passé avait disparu. » Après sa visite à ses parents à Gaza, Gaby repartit à Beyrouth pour finir ses études.

Au moment où les Israéliens occupèrent Jaffa , lui et les autres étudiants de l’UAB apprirent que des bateaux pleins de réfugiés palestiniens avaient commencé à envahir le port.  » Nous décidâmes d’y aller et de voir comment nous pourrions aider ces gens, et là je trouvai mon oncle et ma tante. Je n’aurais jamais pensé les voir là. Nous pleurâmes beaucoup. Ce fut une épreuve très dure « . Encore plus éprouvante la vue de tous ces gens s’installant sur le rivage sans avoir la moindre idée d’où aller. Ils n’étaient cependant pas les plus malheureux, ceux-là.

 » L’expérience la plus cruelle pour moi fut de recevoir les réfugiés qui avaient marché depuis le nord de la Palestine jusqu’au sud du Liban. Certains d’entre eux étaient arrivés jusqu’à Beyrouth. Ceux-là n’avaient rien du tout, ils avaient tout perdu. C’étaient des paysans qui, bien que pauvres, avaient jusque là pu vivre de leurs terres. Maintenant, on leur avait arraché leur unique moyen d’existence. La résistance palestinienne les avait exhortés à ne pas abandonner leurs maisons, mais eux aussi s’étaient trouvé encerclés « .

Des camps furent installés sur les plages de Beyrouth. Au moins, pensait Gaby, Dieu merci, c’était l’été. Il n’imaginait pas combien de saisons se succèderaient sur les piquets de tente toujours profondément enfoncés dans le sable. Très vite, il travailla avec la Croix rouge, allant de tente en tente, distribuant le lait pour les enfants, et essayant de soulager leurs effroyables « non-conditions » de vie.

En 1953, après avoir obtenu ses diplômes universitaires, Baramki revint à Ramallah et entra dans l’équipe enseignante de ce qui était alors le collège de Bir Zeit. Il devait y rester pendant les quarante années suivantes.

« Nous n’étions qu’un simple collège à l’époque, aussi annonçâmes-nous dans les journaux un agrandissement très prochain. Le gouverneur militaire nous rendit visite et demanda ce que nous faisions. ‘Nous agrandissons les locaux, c’est tout à fait normal’, répondîmes-nous. ‘Vous devez demander une autorisation’, dit-il. Nous ne voulions pas demander d’autorisation. Finalement, nous les avons simplement informés que nous avions commencé les travaux d’extension. Ils nous demandèrent alors de faire renouveler chaque année notre autorisation, ce que nous refusâmes de faire. Nous leur dîmes qu’il ne s’agissait pas d’un débit de boissons. Les étudiants de l’université y venaient pour plusieurs années, pas pour un an, et ils ne s’attendraient pas à être jetés dehors un jour au milieu de leurs études parce qu’une patente n’aurait pas été renouvelée. Après quatre années d’expansion, nous écrivîmes au gouverneur militaire que nous nous considérions autorisés de façon permanente. Nos bâtiments étaient en pierre et nos programmes s’étalaient sur quatre ans. Nous ne reçûmes jamais de réponse. »

En 1974, le président de l’université de Bir Zeit, Hanna Nasir, fut déporté. À ce moment, Gaby remplissait déjà les fonctions de président, une position qu’il devait occuper pendant les vingt années suivantes. « Je refusais le titre de président, gardant celui de vice-président, pour des raisons politiques . »

L’université de Bir Zeit était déjà perçue comme le centre principal du nationalisme palestinien et de la résistance anti-israélienne. « Ils nous présentaient toujours de façon négative à la radio et à la télévision. Ils nous disaient toujours, ‘Votre institution propage un sentiment anti-israélien en Cisjordanie’. ‘Voulez-vous dire qu’il existe en Cisjordanie des centres pro-Israéliens ?’, répondais-je.  » Voyez-vous, nous voulions développer l’éducation pour les Palestiniens. Nous ne voulions pas même penser aux Israéliens, seulement à notre peuple « .

Mais en dépit de tout, il n’y a pas de rancune dans la voix de Gaby. Ce qu’il veut pour sa communauté, il l’annonce clairement – des dirigeants instruits, qui s’estiment non pas inférieurs aux Israéliens, mais leurs égaux.

« Nous leur avons dit que nous ne voulions pas rester un peuple de bûcherons et de porteurs d’eau. Les Israéliens, naturellement, nous haïssaient parce que nous ne leur obéissions pas. Nous avons eu de nombreuses confrontations avec eux. Les étudiants manifestaient, l’armée arrivait et entourait l’université. Les pierres volaient, les gaz se répandaient. Un jour, des gens accoururent m’apprendre que l’un de nos étudiants avait reçu une balle. Nous ne fûmes pas autorisés à le transporter à l’hôpital et il mourut, vidé de son sang, dans un poste de l’armée. Il aurait pu être sauvé « .

La vie de Gaby a été un incessant combat contre un écrasant sentiment d’impuissance. En dépit de ses efforts pour garder sa famille, proche et étendue, ensemble au pays, il rencontra déception après déception. Ses trois enfants ont émigré depuis longtemps, bien qu’ils soient nés en Palestine et aient été élevés, insiste Gaby, « dans l’amour de leur pays ».

A présent, sa fille est trop traumatisée pour même leur rendre visite. À l’âge de quatorze ans elle reçut une balle d’un soldat israélien dans la jambe. « Cela lui a laissé une grande cicatrice. Jusqu’ici elle n’a pas voulu revenir à la maison. Elle ne peut supporter la vue d’un soldat israélien, la violence à la télévision, rien de tout ça », se lamente-t-il. Elle vit maintenant à Budapest.

Malgré toutes ces épreuves, Gaby a combattu toute sa vie contre la dislocation de sa famille, frappée par une nakba (catastrophe) après l’autre. « En 1948, nous avons été dispersés sur la terre entière. Je me souviens d’un cousin me rendant visite à Beyrouth ; on s’asseyait ensemble, écrivant des lettres à la famille au Caire, aux Etats-Unis, à Amman, en Europe. Nous étions totalement éparpillés. C’était un déracinement complet. Nous nous sentions coupés de la réalité. Avant la nakba, nous formions une communauté si étroitement soudée. Nous ne pouvions imaginer que le temps viendrait où nous ne saurions pas où nous trouver « .

Maintenant, sa famille est répartie dans dix-huit pays différents, s’étirant de l’Australie à l’Afrique du Sud et aux États-Unis. La liste semble sans fin. En 1984, pour la première fois, trois générations de Baramki décidèrent de se réunir. Comme c’était évidemment impossible en Palestine, ils choisirent Chypre. À leur grande surprise, ils parlaient huit langues différentes. « Et avez-vous parlé de la nabka?  » Gaby sourit malicieusement,  » De quelle nakba parlez-vous ? C’est qu’il y en a eu plusieurs… « .

Son père n’était pas avec eux à Chypre. Il était mort, le coeur brisé, douze ans plus tôt. Quand un armistice fut signé après 1948, beaucoup de Palestiniens parmi ceux qui revinrent pour récupérer leurs biens, n’obtinrent rien. Cependant, le père de Gaby gardait l’espoir, ne doutant pas un seul instant qu’un jour, il reviendrait dans sa maison. « Après son retour en 1953, il ne cessa d’essayer, mais sans résultat. La maison était devenue un poste militaire israélien. Quand l’armée partit, il lui fut toujours interdit d’y pénétrer. En 1967, il déposa une nouvelle requête, et ils lui dirent en face : « Vous ne pouvez avoir votre maison puisque vous êtes absent ». « Mais comment puis-je être absent, alors que je suis debout en face de vous ? », dit-il. « Vous êtes absent », répétèrent-ils. Ce qu’ils lui signifiaient vraiment était : « Vous n’existez pas ».

« Nous fîmes un recours judiciaire pour récupérer la maison, mais ils nous dirent ‘Vous l’aurez lorsque la paix règnera entre Arabes, Israéliens et Palestiniens’. Mon père mourut en 1972. Entre 1967 et 1972, presque chaque jour, il prenait un taxi jusqu’à son ancienne maison. Il se tenait là, debout, la regardant fixement. On ne lui permettait pas d’y entrer. Des gens venaient me dire, ‘Votre père est là de nouveau. Il est là depuis des heures’. Ils disaient en soupirant, ‘Il est comme Roméo, attendant Juliette’. Pour lui, elle était à la fois si proche et si hors d’atteinte « .

L’injustice ressentie par ces familles est presque impossible à comprendre pour les autres.  » Quand vous êtes à Ramallah, vous pouvez voir Jaffa et Tel-Aviv, votre propre terre, et le désir vous envahit. Vous voulez retrouver vos orangeraies, ne serait-ce qu’une cabane que vous appeliez vôtre. Notre maison était sur la frontière. En se tenant debout sur un toit, de l’autre côté, on pouvait la voir, et la douleur revenait. Elle était devenue une part de nous-même, une part de notre identité « .

Gaby resta silencieux un moment, comme si toute énergie l’avait quitté, épuisée par les souvenirs du passé. « Il est difficile d’expliquer comment soudainement vous devenez une non-personne. Comment soudainement vous n’avez plus de refuge que vous puissiez appeler vôtre, et plus de patrie à qui appartenir. Je ne crois pas que les gens comprennent qu’avant 1948 la Palestine était majoritairement arabe, que soudain on s’est mis à parler d’un État palestinien sur moins de 25 pour cent de la Palestine, et puis même cela nous ne pouvons pas l’obtenir à présent ».

Dans les années qui précédèrent 1948, la famille de Gaby, comme beaucoup d’autres, observa la marée grandissante d’immigrants juifs avec une certaine anxiété, jusqu’à finalement décider de boycotter les boutiques juives en signe de de protestation. Ce sentiment-là aussi est difficile à transmettre à ceux qui n’ont pas vécu cela. « Imaginez, dit-il, que vous viviez dans une maison. Un nouveau arrive. Il est sans domicile. Vous l’accueillez et l’installez dans une pièce de la maison, car vous avez de la compassion pour lui. Mais alors cette personne en amène beaucoup d’autres, et sans que vous ayez le temps de vous retourner, les voilà en train de décider comment répartir entre eux votre propriété. Vous regardez cela sans y croire – après tout c’est votre maison qu’ils sont en train de partager. Et tout d’un coup vous apprenez que vous êtes expulsé – de votre propre maison. »

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