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CHRONIQUE DE RAMALLAH (du 1er au 10 décembre), par Anne BRUNSWIC

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12 décembre – Nous publions la Chronique N°9 d’Anne Brunswic, journaliste et écrivain, séjournant à Ramallah depuis quelques mois.


Après une petite semaine d’absence, j’ai regagné mes pénates de Ramallah lundi dans la nuit. Ce 1er décembre, la diplomatie parallèle israélo-palestinienne recevait à Genève une consécration officielle.
Ce même jour, à midi, l’armée israélienne concluait une opération de grande envergure dans le centre-ville de Ramallah. Comme je n’y étais pas dans la nuit de dimanche à lundi où deux immeubles suspectés d’héberger des militants du Hamas ont été encerclés par 90 blindés appuyés par des hélicoptères, comme je n’ai pas vu les corps des deux militants tués dans les combats ni celui qu’on a extrait le lendemain des décombres d’un immeuble d’à côté et qui était paraît-il le “ gros poisson ” recherché par Israël, ni le corps du petit garçon de neuf ans tué le même jour dans une manifestation de protestation qui s’est déroulée dans le camp de réfugiés d’Amari ; comme je n’ai pas vu non plus le cortège des obsèques qui s’est formé le lendemain matin depuis la mosquée centrale jusqu’au cimetière, je me bornerai à rapporter ce que j’ai vu et entendu en vous invitant à vous reporter à vos journaux préférés, pour recueillir des points de vue plus panoramiques.
Par parenthèse, les journalistes font toujours semblant d’avoir tout vu et d’avoir été partout à la fois. Je n’ai pas ce don d’ubiquité.
Lundi soir, je suis rentrée à Ramallah bien plus tard que prévu, mon avion ayant pris deux heures de retard à cause d’une grève du personnel au sol de l’aéroport de Tel Aviv (nombreux mouvements sociaux ces temps-ci en Israël). Comme le check point de Kalandia sur la route principale Jérusalem Ramallah ferme à 21h, Iyad, mon chauffeur, un Arabe de Jérusalem loitainement parent de mes propriétaires de Ramallah, m’a fait passer par le chemin des écoliers. Au lieu de quarante-cinq minutes de route, comptez deux heures par les pistes qui sillonnent à travers les collines, avec quelques arrêts et manœuvres périlleuses pour laisser passer les véhicules circulant en sens inverse. Ce parcours touristique, je ne saurais trop chaleureusement vous le recommander. Après cinq kilomètres sur l’autoroute à quatre voies qui dessert l’aéroport, on tourne à gauche, on parcourt encore quelques kilomètres dans la plaine sur une route secondaire, on passe un petit barrage militaire où un soldat à moitié endormi soulève à peine une paupière sur la première page de votre passeport et aussitôt on entre en Cisjordanie. Je devrais dire, on grimpe tant le relief est marqué. Entre le premier village palestinien et l’aéroport, on n’a guère parcouru plus de quinze kilomètres. En cet endroit, la bande côtière qui constitue le territoire d’Israël d’avant 1967 est fort étroite. Ma grand-mère redoutait que les Arabes coupent Eretz Israël en deux, isolant le nord du sud. Sur le terrain, je comprends mieux ses craintes.
Difficile d’imaginer contraste plus saisissant. Dans Le Rideau déchiré (The torn Curtain), on quittait soudain le monde familier de l’Occident pour entrer par effraction en RDA, un monde qu’Hitchcock voyait grouillant d’espions et de vilaines bestioles. Les ampoules diffusaient une lumière blafarde, le chauffage central était en panne, les robinets fuyaient, les portes grinçaient. Quand on passe en un quart d’heure de l’aéroport de Tel Aviv aux villages arabes situés de l’autre côté de la frontière de 1967, on déchire un rideau du même genre. Avec cette différence de taille que je respire mieux du côté arabe.

Voilà qui mériterait sûrement d’amples explications. Mais je crains qu’elles ne soient que laborieuses et hasardeuses justifications. Coupons court : mon chauffeur marche sur des œufs quand il est parmi les Juifs, évite de parler arabe, tente de se rendre aussi invisible que possible eu égard à sa puissante stature de joueur de football. De l’autre côté de la Ligne Verte (l’autre nom de la ligne de cessez-le feu de 1967), il salue les villageois au passage, converse avec les autres chauffeurs. Comme je le sens plus à l’aise, qu’on roule désormais à trente à l’heure, j’en profite pour baisser la vitre, griller une cigarette, humer l’air du soir. Je me régale de la balade, tout bonnement. Et me rince l’œil à la traversée des villages autrement plus pittoresques que les aires d’autoroute du monde prétendument civilisé que nous venons de quitter. Leur entrée se signale par des amoncellements de carcasses de voitures calcinées. Dans la nuit, on ne voit de loin que les néons verts des minarets et, de plus près, les néons blafards des épiceries qui ne se résolvent pas à fermer. Sur le bas côté surgit la silhouette d’une vieille paysanne regagnant d’un pas lourd ses pénates. Des hommes jeunes en jeans et blousons bavardent devant une petite épicerie-bar. Je me promets de refaire ce parcours, une autre fois, de jour.
Mardi matin, un violent orage éclate. Les coups de tonnerre me réveillent. Foudre, pluie violente. Seul dommage pour moi : le modem de mon ordinateur portable n’a pas supporté le choc. Je me mets en quête d’une solution de rechange ce qui me donne l’occasion d’explorer les ressources de la ville. Le nombre de jeunes gens qualifiés en informatique est conséquent. En plus, ils sont charmants et patients ; sans doute n’ont-ils pas souvent l’occasion de rendre service à des dames de l’âge de leurs mères. Avec tout ça, j’ai manqué les obsèques. Il paraît que la foule était considérable.
Les manifestations politiques réunissent en général peu de monde (“ A quoi ça sert qu’on soit dix mille dans les rues de Ramallah puisque personne ne nous écoute ? ” ai-je souvent entendu). Les funérailles des “ martyrs ” , en revanche, attirent des foules conséquentes. Elles offrent l’occasion d’exprimer ensemble l’émotion, la compassion, la colère. Elles réchauffent les liens communautaires dans la douleur partagée. Une universitaire dont les opinions sont fort modérées a bien voulu éclairer ma lanterne. “ Ça m’est arrivé d’aller aux obsèques de militants du Hamas, on rend des visites de condoléances même à des familles qu’on ne voit presque jamais, c’est notre coutume. ” Plus politique et moins palestinienne, Salwa, fait passer ses principes en premier. “ Ces types ont fait le choix idiot des attentats suicides ; je ne vais pas aller pleurer pour eux. ”
En début d’après-midi, en compagnie de Firas, un jeune fonctionnaire du ministère de la culture palestinien, je marche vers le lieu des combats de la veille. En fait, Firas préfèrerait s’attabler avec moi dans un café bien chauffé et poursuivre une conversation littéraire, par exemple sur le roman égyptien contemporain auquel il a consacré sa thèse, ou sur le roman français, ou sur l’écriture du réel. Dans l’administration, il est chargé du secteur de l’édition publique. “ Nous publions toute sorte d’ouvrages, en évitant les religieux. Le secteur de l’édition privée s’en charge. Mon travail consiste à recevoir tous les manuscrits, à les lire et à les faire lire par les différents comités de lecture.” Firas est aussi écrivain, animateur d’ateliers d’écriture. Ça devrait l’intéresser d’aller se rendre compte sur place. “ Si vous y tenez, mais pour nous, ici, c’est la vie quotidienne. Des immeubles détruits, des morts, on ne connaît que trop. ” Je ne suis pas convaincue. Certes en 2002, Ramallah a été réenvahie par l’armée à plusieurs reprises et soumise à long couvre-feu en mars-avril. Il y a eu des morts mais bien moins qu’à Jenine et Naplouse car la résistance était faible. En octobre-novembre, l’armée n’a fait qu’une seule incursion massive en ville qui s’est soldée par un mort (un jeune homme qui passait par là). Une autre personne a trouvé la mort dernièrement en manipulant une ceinture d’explosifs. Il s’agissait d’un avocat de 28 ans qui habitait précisément ce quartier. Avec les quatre d’hier, on arrive à un bilan de six morts en deux mois. Cette comptabilité macabre place Ramallah fort loin derrière Sarajevo ou Beyrouth. Certes l’humiliation, l’arbitraire, la précarité sont le lot quotidien, mais pas la mort.
Est-il possible que Firas ait perdu toute curiosité, tout désir de voir de ses propres yeux ce qui se déroule dans sa ville ? Peut-être cherche-t-il à se protéger d’impressions qui l’affectent bien plus intimement que moi ? Pardessus sombre, gants, traits délicats, Firas est un jeune homme raffiné, issu d’une famille musulmane aisée, qui a reçu l’éducation de l’élite dans les écoles chrétiennes de Bethléem puis à l’université du Caire. Ses mocassins légers ne sont certes pas adaptés pour patauger dans la gadoue ocre qui dégouline sur la chaussée. En causant littérature à l’abri de son parapluie, nous sommes arrivés sur place, à cent mètres de l’église luthérienne et du centre culturel Sakakini, dans un des quartiers les plus résidentiels. L’immeuble de quatre étages où se cachait un des suspects est entièrement détruit. Ce n’est plus qu’un amas de décombres autour duquel s’attroupent quelques badauds de retour des obsèques. Les gamins escaladent prudemment les ruines où les canalisations continuent de vomir.

Dans la maison d’à côté, une toute jeune fille avec de longs cheveux noirs bouclés et un petit garçon coiffé d’un bonnet rouge se tiennent sur le balcon. Ils nous font signe de monter. De larges fissures fracturent les murs. Les grilles des fenêtres sont enfoncées. Des gravats sont tombés du plafond recouvrant tout d’une poussière épaisse ; vitres et miroirs sont cassés. Ne sachant quoi dire à ces enfants qui me montrent leurs lits pleins de pierres et de gravats, les peluches cul par dessus tête dans les éclats de verre, l’ordinateur explosé dans un coin de la chambre du garçon, la cuisine et la salle de bains ravagées, le plafond éventré par lequel s’écoule des eaux de pluie brunâtres, je prends des photos, tous azimuts, au flash. Le père et un grand frère nous rejoignent. Ils racontent à Firas comment ça s’est passé. Firas me traduit un peu.
L’armée est arrivée avec des dizaines de véhicules blindés dimanche vers dix heures du soir. Les tireurs d’élite ont pris position dans les immeubles voisins. Ils ont fait évacuer les habitants qui se trouvaient à proximité et les ont tous enfermés, les femmes et les enfants dans un appartement, les hommes dans un autre. Certaines femmes pleuraient. Les hommes ont subi des interrogatoires. Tous les habitants et leurs visiteurs ont été retenus de 22h à 10h du matin. Des échanges de tirs ont eu lieu une bonne partie de la nuit comme en témoignent les vitres brisées dans les immeubles où les Israéliens avaient pris position. Des hélicoptères couvraient l’opération. Lundi midi, les soldats ont fait sauter cet immeuble de quatre étages en plaçant d’importantes quantité de dynamite dans chaque pièce.
Ayya, treize ans au plus, les traits tirés, ne verse pas une larme. Depuis dimanche soir, elle n’a guère dormi. Son petit frère de sept ans ne pleure pas davantage. Le frère aîné et le père, encore moins. Visages sombres, ils montrent, racontent, nous laissent visiter chaque pièce, prendre des photos de leur intérieur soudain exposé à tous vents. Sur le miroir de la chambre des parents, on peut lire, tracé dans la poussière “ Kiswani ”, le nom de la famille qui possède cet immeuble et plusieurs autres, dont celui qui a été détruit. J’ai entendu certains Palestiniens comparer l’occupation à un viol. Il y a du viol dans ce saccage, du viol encore dans ces photos que je prends là. Il est temps de partir.
Quand j’ai demandé à Ayya si elle savait quelque chose des hommes qui étaient recherchés, elle a juste dit que c’était des “ invités ”, pas des gens de l’immeuble. L’hospitalité est ici une valeur sacrée (bien plus qu’en Corse), dût-on y perdre sa propre maison.
Sous d’autres cieux, peut-être aurait-on entendu quelqu’un regretter que le militant recherché ne se soit pas rendu. Ici, non. Sa reddition n’aurait pas sauvé l’immeuble. Depuis vingt ans, les Israéliens dynamitent systématiquement toute maison ayant abrité un suspect de terrorisme (ou à titre de châtiment collectif, celle de sa famille). Sous les yeux des habitants, afin de leur inculquer la soumission.
En fin d’après-midi, les volets des boutiques sont encore fermés. “ On les oblige, m’explique Firas. La coutume veut que les commerçants tirent le rideau au passage des convois funèbres, par respect pour le mort, c’est un symbole. Mais fermer toute la journée, c’est exagéré. C’est le commandement d’Intifada qui le demande. ” A la nuit tombée, tout de même, les épiciers entrebâillent leurs volets et font entrer discrètement les clients.
Ohaila, une jeune féministe que je connais, invitée dimanche soir dans chez des amis, s’est trouvée dans l’appartement des femmes. “ Une n’arrêtait pas de se lamenter sur les beaux vêtements qu’elle venait d’acheter. ”
L’avocat Jalal Khader était locataire dans l’immeuble détruit. “ J’étais en pyjama quand ils nous ont fait descendre avec tous les voisins. Ils m’ont demandé si je connaissais une certaine personne dont je n’avais jamais entendu le nom. Il a dû être hébergé par un locataire que j’ai peut-être aperçu trois fois. Tout l’immeuble appartenait à la famille Kiswani qui compte quinze enfants. Six appartements étaient loués. On a entendu des tirs mais on ne pouvait pas savoir si c’était seulement les Israéliens ou s’il y avait des tirs en face. On a lu dans le journal qu’un chien policier portant une caméra avait été blessé. Lundi matin, ils ont permis à une seule personne par appartement d’aller récupérer quelques affaires, en un quart d’heure. A ce moment là, il n’y avait personne de caché dans l’immeuble sinon ils ne nous auraient pas laissé entrer. J’ai récupéré mes papiers d’identité et mon ordinateur portable. C’est tout. Ensuite ils ont tout fait sauter. Le gouverneur de Ramallah nous a proposé 1000 US $ de dédommagement. Je pense que je vais les refuser. C’est seulement le lendemain que les services palestiniens ont trouvé un cadavre dans un baquet de plastique, dans les décombres d’un autre immeuble. Ce corps a-t-il été apporté là par les Israéliens ? On n’en sait rien. En tout cas, dans notre immeuble, on n’a vu sortir personne. ” J’apprécie le souci d’exactitude de Jalal Khader, juriste et anthropologue francophone que j’ai eu déjà l’occasion d’interviewer sur de tout autres sujets. Ici, les rumeurs les plus fantaisistes circulent. Un ami a entendu parler de cinq morts, dont quatre tués dans la rue au camp d’Amari. Le bilan semble plutôt de trois adultes trouvés morts dans deux immeubles et vraisemblablement militants Hamas (les circonstances de leur décès étant encore obscures) et un enfant atteint par une balle dans la manifestation du camp.
Quand j’ai revu Jalal Khader, je l’ai trouvé changé. Pas seulement parce qu’il ne portait plus son costume élégant bleu marine, sa cravate de soie, ses boutons de manchette mais un simple pullover. Eprouvé, choqué d’avoir vu son immeuble détruit pour rien puisque personne ne s’y trouvait plus au moment de l’explosion. “ Un enfant demandait son cartable pour aller à l’école, une vieille dame avait laissé son dentier dans l’appartement, ce sont des images que je n’oublierai pas. Je suis prêt à donner tout ce qu’ils veulent aux Israéliens, des colonies, des terres, n’importe quoi mais je veux qu’ils reconnaissent leur responsabilité dans ce qu’ils nous ont fait endurer depuis le début, depuis 1948 ! Là-dessus, je ne cèderai jamais ! ” Le même homme, deux mois plus tôt croyait encore possible la solution des deux Etats et se disait prêt à lutter contre les fauteurs d’attentats le jour où une véritable frontière serait mise en place.

Mercredi, grand beau temps. Je vais tenter d’aller à Tulkarem malgré le bouclage sévère de cette ville. Peut-être verrai-je de plus près ce tristement fameux mur de béton de huit mètres de haut. (A Ramallah et sur l’essentiel de sa longueur, cette “ barrière de sécurité ” se présente comme une route stratégique bordée de part et d’autre de barbelés de deux mètres de haut.) Au check point de Surda où j’arrive en milieu de matinée se tient un spectacle exceptionnel. La foule des piétons est bloquée aux deux extrémités du passage par des cordons de soldats israéliens. Les bulldozers de l’armée sont occupés à rouvrir le passage. Ils déblaient les monceaux de terre qui l’obstruaient, soulèvent les énormes blocs de pierre qu’ils avaient eux-mêmes installés pour bloquer le trafic automobile. Des caméras de télévision filment l’événement, des photographes de presse escaladent les talus. L’opération se déroule sans doute dans le cadre de ce qu’Ariel Sharon a annoncé dernièrement, des mesures cosmétiques pour faciliter la circulation à l’intérieur du territoire palestinien. Un geste de bonne volonté, en somme. A vrai dire, ce barrage n’a aucune incidence sur la sécurité des Israéliens car la route du nord ne conduit qu’à Naplouse, Jenine, Jéricho et Tulkarem. Ce barrage ne se situait même pas à un carrefour stratégique ; simplement il bloquait l’accès à Ramallah, paralysait le commerce et l’industrie, empoisonnait la vie des étudiants et des profs de Bir Zeit, pourrissait l’existence quotidienne de vingt mille personnes qui devaient descendre l’un taxi, marcher à pied sur 800 mètres, reprendre un autre véhicule de l’autre côté, le tout dans une pagaille indescriptible. Les seuls bénéficiaires étaient les commerçants ambulants qui tenaient leur stand entre les deux barrages et les conducteurs de carrioles à cheval qui convoyaient les marchandises et les passagers les moins sportifs. Ma voisine Lamis qui est passée par là un peu plus tard en allant à la fac a assisté aux adieux des cochers. Avant de rentrer dans leurs fermes avec leurs pauvres chevaux épuisés, ils ont entonné un chant patriotique.
De l’autre côté du check point en voie de disparition, j’ai pris place dans un autobus qui s’est peu à peu rempli de Palestiniens. 10 shekels jusqu’à Tulkarem, c’est moins cher que les taxis et bien plus court aussi. L’autobus a le droit, sur certains points de son trajet de passer par la route des soldats et des colons, celle qui dessert les colonies juives d’Ariel, Emmanuel, mais il n’observe d’arrêt que dans les bourgs et villages arabes. Les panneaux indiquent Tel Aviv à 40 kilomètres, difficile de le croire. C’est un paysage de collines parfois désertiques, le plus souvent plantées d’oliviers. Dans les villages arabes où tout semble à la dérive, les panneaux parlent aussi l’hébreu. Le poids de la colonisation est partout visible. L’autobus se vide à Anabta, le bourg précédant Tulkarem. Nous ne sommes plus que quatre avec le chauffeur. La conversation s’engage avec l’un d’eux, un quinquagénaire tranquille aux allures de cadre. Diplômé d’économie de l’université de Prague, Imad conduit une étude sur l’impact économique du mur (ou “ clôture de sécurité ”) sur la ville de Tulkarem et sa région. Il travaille à Ramallah pour l’Autorité palestinienne mais revient tous les mercredis chez dans sa famille. “ Si vous avez des ennuis avec les soldats et qu’on ne vous laisse pas passer de l’autre côté, vous pouvez venir dormir à la maison. Voici mon téléphone. ” L’hospitalité palestinienne, encore et toujours !
A l’approche de la Tulkarem, le chantier de la “ barrière de sécurité ” est bien visible de tous les côtés. Les bulldozers ont arraché les arbres sur des kilomètres. Les camions sillonnent la boue ocre rouge. L’autobus s’arrête, un soldat monte, vérifie les papiers du véhicule et l’identité des passagers. Il marque un temps d’arrêt devant mon passeport mais ne demande pas ce que je viens faire ici. En principe, les touristes sont interdits et je ne suis chargée d’aucune mission officielle. Mes cheveux blancs lui auront peut-être inspiré confiance. Il redescend sans poser une question de plus. Juste devant le bus, une cinquantaine de paysans à pied ou à dos d’âne tentent de sortir de la ville. Ils présentent leurs papiers à des soldats qui les traitent sans douceur, soulevant les couvertures et les bâts, fouillant de la pointe du fusil les chargements de légumes. Une vieille paysanne portant la robe brodée et le voile traditionnels subit l’inspection, assise sur son âne. Son visage ridé exprime une lassitude infinie. Il n’est guère pour un Palestinien de spectacle plus révoltant que celui d’une femme âgée en butte à la grossièreté d’un soldat de vingt ans. “ Je préfère rester chez moi plutôt que de voir ça, ça me rend malade pendant des semaines ” m’a dit un jour un voisin. La petite foule massée derrière le barrage attend son tour, regarde éperdument. Humiliation, emprisonnement, misère : un concentré de l’occupation.
Passé le barrage, on respire presque et on entre dans une ville animée, avec des jardinets, des terrasses couvertes de vignes, des gamines qui sortent de l’école vêtues de l’uniforme de l’UNRWA. Le grand marché offre des victuailles, des accessoires de ménage, des vêtements, tous les produits de première nécessité. On trouve aussi dans la rue principale, comme dans toutes les villes de Palestine, une dizaine de bijoutiers dont les vitrines sont pleines d’objets en or massif : les chaînes, anneaux et bracelets qu’on offre en dot aux jeunes épousées. Au pied de la mosquée, un paysan propose des salades dans sa carriole à laquelle l’âne est resté attelé. Une carriole du même genre que les soldats fouillaient à la sortie de la ville. Avant l’Intifada, le marché était trois à quatre fois plus important : les Israéliens, juifs et arabes venaient chaque fin de semaine se fournir ici et à Qalqilya en fruits et légumes à des prix défiant toute concurrence. Un trio d’étudiantes avec leurs livres sur les bras, vêtues à la mode islamique –manteaux longs boutonnés jusqu’aux pieds et foulards noués serrés – m’indiquent la route à l’Ouest qui conduit au poste militaire israélien. On l’appelle encore D.C.O. (District coordination comitee) en souvenir de l’époque fugitive où Israéliens et Palestiniens coopéraient dans le maintien de l’ordre. C’est assez loin, disent-elles, prenez un taxi. Soit. Le taxi descend, contourne l’université, entre dans une zone qui fut naguère une zone industrielle, aujourd’hui à l’agonie. Le mur de béton se voit de loin et ferme tout l’horizon. A l’approche du poste militaire, la route est de plus en plus chaotique et le paysage sinistré : barbelés, fondrières, hangars abandonnés. Le taxi me dépose et se hâte de faire demi-tour. Il me fait signe de continuer tout droit. En face de moi, un vaste chantier dont l’accès est barré par une grande barrière métallique jaune. Je m’approche. Des soldats hurlent quelque chose qui semble peu aimable. Je bats en retraite et entre dans la cour en ciment du D.C .O. Une cinquantaine d’hommes tous palestiniens sont massés devant des guichets grillagés. Désolation et confusion. Ils sollicitent des permis de circuler ou de construire qu’ils ont toute chance de se voir refuser. Sur le toit, un factionnaire hirsute, dans un anglais approximatif, m’aboie l’ordre de retourner d’où je viens. L’endroit est bien trop inquiétant pour que je sorte mon appareil photo. A la barrière jaune, un soldat s’est un peu approché. En hébreu ? Je ne comprends toujours pas. En russe ? Oui, ça va mieux. De loin, il ordonne : “ Pourquoi vous êtes là ? Ouvrez votre sac. ” Je m’approche à pas prudent, les mains en l’air, brandissant d’une main mon passeport, de l’autre ma sacoche. Je suis enfin à un mètre de lui, près de la barrière. C’est un petit blond au cheveu rasé de près, la casquette vissée profond, une musculature de champion de gymnastique. Il feuillette mon passeport, en sort un billet de vingt euros qu’il me tend avec un demi-sourire. (Loin de moi l’idée de corrompre qui que ce soit. Ce billet, je le jure, s’est glissé là par mégarde.) En russe, avec la mitraillette toujours pointée vers moi (décidément, je n’arriverai pas à m’habituer) : “ Qu’est-ce que vous faites là ? Reporter ? Correspondant ? – Non, écrivain. – Ah ? Vous avez un permis, une autorisation, une carte professionnelle ? – Les écrivains n’en ont pas besoin. – Bien sûr que si ! Vous venez d’où ? – De Ramallah. – Et avant ? – De Paris. Et vous ? Vous êtes né en Israël ? – Non, à Odessa. – J’aimerais beaucoup y aller et voir la mer Noire. Il y a quelques années, je suis allée randonner dans le Caucase. – Où ça dans le Caucase ? – Autour du sommet de l’Elbrous, vous connaissez ? – OK, vous pouvez passer. Allez tout droit, surtout ni à droite, ni à gauche, juste là. ”

Il y a des jours comme ça où je me félicite d’avoir appris le russe, même si ça ne m’a jamais servi à rien dans mon travail. Cinquante mètres d’un chemin boueux à travers le chantier fermé par le mur de béton, à gauche et à droite, sur des kilomètres. Le mur gris, épais de cinquante centimètres, constitué de grandes plaques de béton fichées en terre et scellées les unes aux autres par des rivets géants, ressemble en fait à une énorme palissade. Pas question de sortir mon appareil photo : les soldats m’observent et l’endroit est truffé de caméras de surveillance. De l’autre côté, le contraste est à nouveau total, du même ordre que celui que j’évoquais au début de cette chronique. On se retrouve sur une autoroute à quatre voies qui traverse Israël du nord au sud. Un talus artificiel a été aménagé de ce côté pour dissimuler le mur. Des paysagistes ont entrepris de rendre tout cela coquet, fleuri et anodin. Une voiture me prend en stop, me dépose quinze kilomètres plus loin, au carrefour avant Netanya, la grande station balnéaire entre Tel Aviv et Haïfa. Les distances ici sont décidément dérisoires. Plus je circule dans ce mouchoir de poche hérissé de murailles et de barbelés, moins je crois à la possibilité d’y faire coexister deux Etats.
Un jeune soldat blondinet confirme en anglais que c’est bien là, l’arrêt du 647 pour Jérusalem. “ Qu’est-ce que vous faites ici ? Touriste ? ” “ Pas exactement. J’écris. ” “ Moi aussi. J’écris des nouvelles, des poèmes, des chansons. ” Dans le bus, il m’invite à m’asseoir à côté de lui et me fait aussitôt lire ses chansons. “ Comme une étoile déchue… où sont passés les amis d’autrefois, les amis des jours d’avant, des jours heureux, maintenant que je suis dans la mouise, dans le pétrin, dans les ennuis… comme une étoile déchue, comme une étoile déchue. ” Il est content des paroles, mais pour la musique, il cherche encore. Il espère enregistrer son disque bientôt aux Etats-Unis. Nous allons passer ensemble côte à côte une heure et demie, une longue conversation. Fort instructive pour moi. En substance.
Daniel vient de San Diego, Californie. Ses parents ne s’entendaient pas. Il a loupé sa scolarité, n’a pas fini le college, s’est ruiné en drogues diverses. A 21 ans, il est “ monté ” en Israël (selon le terme consacré), s’est plongé dans la religion, pendant trois ans. Ne s’est pas encore marié. Est entré à l’armée “ pour servir son pays ” (toujours selon l’expression consacrée). Daniel est fier d’être un Cohen, de lignée rabbinique donc. Son sang comme celui de tous les juifs descend directement d’Abraham, c’est prouvé scientifiquement à 90%, et son devoir est d’épouser une femme juive pour perpétuer ce sang. C’est de ses ancêtres hébreux qu’il tient les lois auxquelles il obéit car elles leur ont été dictées directement par Dieu lui-même. Ces lois-là sont au-dessus de celles de tous les autres Etats. Il a fini son service militaire mais effectue en ce moment une période de réserve.
“ Tu aimes l’armée ?
– On apprend à être solidaires, on se sent utile. Les Arabes, il faut bien les mater. Comme les gosses à l’école primaire. Si tu laisses couler, ça dégénère tout de suite. De toutes façons, ce sont des menteurs. Il n’est plus temps de discuter avec eux. On a tout essayé. Ils ne veulent pas de notre Etat, mais quand on ne l’avait pas encore, ils nous attaquaient tout le temps. A cette époque, ils ont tué un médecin juif qui accouchait les femmes arabes depuis des années, pour rien. Ça ne les a pas empêchés de violer sa femme et sa fille sous ses yeux.
– Les Palestiniens racontent sans doute les mêmes histoires.
– Tu es de leur côté, alors !
– Je me fiche de tous les nationalismes. Ça m’intéresse à peu près autant que le résultat des matchs de football. Toi, tu as décidé que le fait d’être né juif était la chose la plus importante de ta vie. Moi pas. C’est un bout de notre héritage, mais on appartient tous au genre humain, on est tous locataires de la même planète. Tu ne trouves pas que c’est une fenêtre un peu étroite pour voir le monde, exclusivement à partir de l’Histoire d’un peuple de 12 millions de gens ?
– On serait au moins 24 millions s’il n’y avait pas eu la Shoah. De toute façon, personne n’a jamais levé le petit doigt pour nous, ni pendant la Shoah, ni pendant l’Inquisition, ni pendant la Peste noire. Alors, pourquoi devrait-on se soucier des autres aujourd’hui ? De toute façon, vous, les Français, vous détestez les Anglo-saxons parce qu’ils vous ont pris vos colonies d’Amérique. Vous ne parlez même pas anglais. Ça m’étonne que je puisse aller si loin dans la conversation avec toi. Mais puisque tu es Française, je voudrais te poser une question : penses-tu que je peux avoir des relations sexuelles avant de me marier ?
– Je n’y vois aucun inconvénient si tu en as envie et l’autre aussi. Mais es-tu sûr que tu doives te marier ? Je ne crois pas que tout le monde soit fait pour ça.
– Il faut absolument que je me marie pour avoir des enfants juifs. Je dois aussi rentrer aux Etats-Unis pour gagner de l’argent, parce qu’ici, entre Juifs, il n’y a pas moyen de faire des affaires. ”
Embouteillages, pluie. Le trafic devient très dense à l’entrée dans Jérusalem. Daniel, qui se tait depuis un petit moment, s’apprête à prendre congé.
“ Ce soir, je vais aller jouer avec les machines à sous et essayer de me refaire. J’ai perdu beaucoup d’argent à l’armée. Après, je retrouverai des copains dans un bar et puis j’irai voir ma petite amie. Au fait, tu ne m’as pas dit comment tu avais trouvé mes chansons ?
– Ne t’inquiète pas. Ça va. ”
A la sortie du bus et avant de traverser la gare routière, il faut encore déplier son passeport, encore ouvrir son sac, encore voir des Palestiniens à côté de moi exhiber leur carte de résident (carte bleue de Jérusalem-Est) et subir une fouille au corps. J’ai hâte de rentrer à Ramallah.

En bref, d’autres nouvelles de la semaine.
Sur le campus de Bir Zeit se tient une campagne pour élire les délégués étudiants. Ces élections ne se sont pas tenues depuis trois ans. Le Fatah a paraît-il demandé sans succès qu’elles soient différées. Campagne très active, cortèges en musique, drapeaux, autocollants, affiches, foulards colorés, grandes foules au meeting quotidien de midi. Ambiance bon enfant : les groupes se respectent, se succèdent au micro avec ordre et courtoisie. Concernant les accords de Genève, les mots d’ordre du Hamas et du Fatah ne diffèrent guère : tous réclament le droit au retour et Jérusalem. Les étudiants du Hamas ajoutent qu’il veulent toute la terre. Certains défilent en tenues de kamikazes avec le Coran ouvert sur la poitrine.
Avec Lamis (ma voisine qui enseigne les Women’s Studies), nous regardons cette jeunesse dorée, joyeuse, enflammée, fière d’être enfin appelée à dire son mot. “ Pourvu qu’on puisse garder cette liberté d’expression. C’est ça l’essentiel ” commente Lamis. “ Qu’est-ce que tu penses des pierres qu’ils ont jetées sur Jospin ? – Je ne les condamne pas. Le discours de Jospin contre le Hamas et les organisations terroristes, était insupportable ici, dans notre pays soumis à l’occupation. D’accord, ce n’était peut-être pas très élégant mais c’est aussi ça la liberté d’expression. – J’en doute. ”
Les résultats ont été connus mercredi soir : 25 Hamas, 20 Fatah, 6 pour la gauche (bloc de gauche et parti du peuple).
Encore le campus de Bir Zeit est-il le plus bourgeois et le plus modéré de toute la Palestine.

Mardi 9 décembre, Jane Birkin a fait salle comble au théâtre cinémathèque Al Kassaba. Avec Arabesques, elle effectue une tournée mondiale incluant Israël (Tel Aviv) et les territoires occupés (Gaza, Ramallah, Bethléhem). Le consul de France a profité de l’évenement pour offrir un cocktail aux francophones de Ramallah.
Jeudi 11 décembre, encore un événement mondain, artistique et politique : le vernissage au centre culturel Qattan de l’exposition “ Chic point ”, installation vidéo et photos. L’artiste a réalisé un défilé de mode masculine subversif. Comme les hommes doivent dénuder leur ventre aux check points afin de montrer qu’ils ne transportent pas de ceinture d’explosifs, les vêtements, sexy, parodiques ou incongrus sont conçus pour dénuder l’estomac. La vidéo s’achève par des photos documentaires récentes montrant des hommes soulevant leurs pans de chemise devant les soldats. D’autres sont à moitié nus, d’autres complètement nus, les yeux bandés.

Avant de finir cette chronique qui, je le crains, va encore désespérer mes lecteurs, je réponds en vitesse à quelques questions posées par des amis parisiens.
“ En tant que juive, te sens-tu en sécurité dans les Territoires occupés ? – Oui.
“ Les gens savent que tu es juive ? – Ceux qui me le demandent, oui.
“ C’est quoi exactement un check point ? – Un barrage militaire qu’on passe à pied, en voiture ou à dos d’âne. Il en existe plus de cent en Cisjordanie. En cas de couvre-feu, ils sont rigoureusement fermés et tous les Palestiniens assignés à résidence. En temps d’occupation “ normale ”, ça dépend. L’objectif est d’interdire aux Palestiniens l’accès à Israël, aux colonies juives, aux zones militaires, aux routes stratégiques, aux villes où la résistance armée est fortement implantée (Jenine, Naplouse) et à tout site jugé “ sensible ”. Dans la pratique, le territoire palestinien se constitue d’îlots coupés les uns des autres.
“ Les Palestiniens sont-ils polygames ? – Pas à Ramallah. D’une manière générale, la polygamie tend à disparaître. Elle existe encore à l’état résiduel à Gaza et dans les villages. Environ 4%.
“ Les kamikazes croient-ils, comme ceux d’Al Quaeda, qu’ils vont retrouver au paradis les cent et quelques vierges promises par le Prophète ? – Vu l’efficacité des services israéliens, je doute qu’il y ait un seul militant d’Al Quaeda ici. J’ignore s’ils croient à toutes les promesses du Coran et j’ignore ce que le Prophète a promis aux femmes qui font des opérations-suicides. Ce que tous les observateurs ont confirmé c’est qu’il existe en Palestine occupée un réservoir presque inépuisable de candidats au suicide. Les commanditaires n’ont que l’embarras du choix.

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