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Pénuries organisées au Liban : arrivée stratégique de carburant iranien

« Nous entrons dans une nouvelle phase au Moyen-Orient», estime le Professeur Rudolf El Kareh qui explique : « Ce premier bateau a permis à la fois de révéler les dessous de la situation, la structure des complicités, de briser le blocus contre le Liban, de briser le blocus contre la Syrie, ainsi que celui contre l’Iran… »

Pénuries organisées au Liban : arrivée stratégique de carburant iranien

Cette première cargaison livrée via la Syrie ne se résume pas à une affaire de carburant, elle constitue une action de riposte politique face à une pénurie organisée, affirme le sociologue Rudolf el Kareh.

Le premier convoi de camions de carburant iranien importé au Liban, via la Syrie, est arrivé jeudi dans la région de Baalbek. Il s’agit d’une initiative du Hezbollah pour tenter de juguler les graves pénuries qui concernent depuis des mois les produits pétroliers mais aussi les médicaments et des denrées alimentaires de première nécessité. Le puissant mouvement chiite, fort de sa relation historique privilégiée avec l’Iran, a justifié l’importation de ce carburant en disant vouloir « faciliter » une solution rapide pour la population alors que le Liban subit la pire crise politique, économique et sociale de son histoire. Une manière de pallier les défaillances de l’État et à la paralysie d’un système, dont la corruption et l’incurie sont dénoncées par la population depuis octobre 2019.

Le sociologue Rudolf el Kareh, spécialiste du Moyen-Orient et fin connaisseur des rouages de l’État libanais, a répondu aux questions de Vincent Braun.

Vincent Braun : Ce carburant iranien va-t-il contribuer à régler la pénurie ?

Rudolf el Kareh : Le fuel et l’essence acheminés par camions de Syrie au Liban seront distribués dans tout le pays. D’abord sous la forme de donations, en priorité pour alimenter les générateurs des hôpitaux, maisons de repos, orphelinats et municipalités. Ensuite, ces carburants seront distribués au maximum au prix coûtant dans les chaînes de stations-service. L’objectif n’est pas de faire du bénéfice mais de favoriser le retour à la normale du quotidien de la population et de remettre en marche les circuits de distribution et d’importation.

Comment est-on arrivé à cette crise ?

La crise est due à des facteurs internes : c’est le résultat de trente années de « haririsme », d’endettement, d’enrichissement illicite et de corruption. On a découvert que des spéculateurs avaient anticipé la situation depuis plus d’un an et demi et organisé des pénuries à grande échelle. Et ce n’est pas dû uniquement à des profiteurs de crise. Il y a aussi des facteurs externes venus se greffer sur la situation et les problèmes structurels internes : sous l’ère Trump, il y a eu, dès 2019, une stratégie du secrétaire d’État Mike Pompeo pour faire pression sur l’État libanais et obtenir des concessions politiques. L’objectif était de mettre le Hezbollah et tous ses alliés hors-jeu. Cette stratégie, gérée par l’ambassade des États-Unis au Liban, consistait en résumé à entretenir les pénuries de produits de première nécessité, de carburant, de médicaments. Sans compter les manipulations financières qui ont eu pour effet de paupériser la majeure partie du peuple libanais. Ce plan a été repris par l’administration Biden, en particulier ceux qui gravitent autour du nouveau secrétaire d’État Antony Blinken, puisqu’in fine le but est de protéger les intérêts d’Israël. La stratégie est de parvenir à affaiblir et désarmer l’axe de la résistance.

Y a-t-il, selon vous, une intention de déstabiliser le Liban ?

Oui. Il s’agit d’une stratégie de la tension qui a pour but de tenter de déstabiliser l’État et de provoquer un blocage du fonctionnement des institutions. Il n’est pas du tout étonnant que, dans cette atmosphère-là, certains camps politiques comme d’anciennes milices transformées en partis politiques, l’ex-Courant du 14-Mars ainsi que Saad Hariri aient affirmé que la solution passait par la démission du Président de la République et celle du Parlement. Ce qui aurait signifié la paralysie totale des institutions.

Cela me rappelle le plan mis en place par Henry Kissinger au Chili avant le coup d’état de Pinochet. Washington y a délibérément organisé une énorme pénurie pour créer un climat de tension. Dans un pays montagneux comme le Chili où la grande majorité des transports se fait par trafic routier, une grève des camionneurs a été financée. Elle a duré plusieurs mois, ce qui a complètement désorganisé la vie quotidienne. Les campagnes médiatiques ont fait le reste en faisant assumer la responsabilité de la situation à Salvador Allende. Pinochet n’avait plus qu’à cueillir le pouvoir.

Sous quelle forme cette stratégie s’est-elle manifestée ?

Il y a d’abord eu des mécanismes mis en œuvre par le gouverneur de la Banque centrale du Liban, lequel est d’ailleurs poursuivi en justice au Liban, en France et en Suisse, et qui a permis une évasion massive de capitaux doublée de l’enrichissement illicite de quelques-uns au détriment de l’écrasante majorité des déposants. Ce personnage continue hélas de bénéficier d’une protection curieuse de la part de certaines parties libanaises et de parties étrangères, dont les États-Unis. Ensuite, il y a eu la mise en place d’un système surréaliste inédit où coexistent quatre taux de change pour le dollar, qui régit toute l’économie libanaise. Le taux officiel de 1 507 livres libanaises pour un dollar, le taux des banques décidé arbitrairement de 3 900 livres, un autre taux pour certaines transactions qui est monté à 8 500 livres et un taux au marché noir qui a atteint les 20 000 livres pour un dollar. Cela a complètement brisé la stabilité financière et économique des familles libanaises qui ont vu leurs salaires et leur pouvoir d’achat dramatiquement dévalués. Parallèlement, les prix ont commencé à monter parce que de très gros spéculateurs liés à certaines forces politiques ont commencé à spéculer tous azimuts. Pénurie et instabilité financière ont été organisées pour orienter les responsabilités vers le Hezbollah et son allié le président Aoun. Et toute une machine médiatique s’est mise en route pour entretenir ces accusations.

 Le Liban fait désormais face à des pénuries de carburant et de produits pharmaceutiques. Ici, des véhicules font la queue pour se fournir en essence, dans une station de Beyrouth, le 11 juin 2021. Cela rappelle le plan mis en place par Henry Kissinger au Chili avant le coup d’état de Pinochet. Washington y a délibérément organisé une énorme pénurie pour créer un climat de tension.

Embouteillages lié aux pénuries de carburant

Comment s’est-on aperçu qu’il y avait une organisation de la pénurie ?

Du jour au lendemain, certains produits sont devenus indisponibles. L’argument pour expliquer cette soudaine pénurie était que les aides du gouvernement se sont effilochées jusqu’à être réduites à peau de chagrin. Dès lors les prix ont commencé à grimper. En réalité, c’est le gouverneur qui a décidé de ces baisses, sans aucun garde-fou ni aucune légitimité. Cet été, des ministres (du gouvernement sortant), ceux de l’Énergie et de la Santé surtout, ont eu du courage d’initier des perquisitions. Et on a commencé à découvrir des millions de litres de carburant, des centaines de tonnes de médicaments, stockés dans des lieux clandestins. Il est alors apparu que des gens n’avaient pas pu stocker autant de marchandises en quelques semaines mais que cela avait été anticipé. Cette pénurie interne, entretenue par la stratégie de Pompeo, a consisté à provoquer un état de tension où l’on ne voyait plus les causes de la situation mais uniquement ses effets. A savoir les files aux stations service, les rationnement d’électricité parce qu’il n’y avait plus de fuel ou de gaz pour faire tourner les centrales électriques, les générateurs dans les hôpitaux…

Quels éléments expliquent qu’il y a bien une stratégie américaine ?

Face à cette situation dramatique, le camp opposé à la politique américaine initiée par Pompeo a réagi. Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a notamment annoncé le mois dernier que l’Iran avait accepté, à sa demande, de livrer des carburants au Liban. Le jour même, l’ambassadrice américaine, Dorothy Shea, s’est précipitée auprès du président Aoun pour lui confirmer que les États-Unis allaient faciliter l’approvisionnement du Liban en fioul, gaz et électricité grâce au concours de l’Égypte et de la Jordanie, via la Syrie. Proposer de briser le blocus de la Syrie, que Washington a décrété par le biais de la loi César, est pour le moins étrange et résonne comme un aveu que Washington est bien impliqué dans la pénurie.

Le gouvernement libanais dit ne pas avoir été saisi d’une demande d’importation de carburant iranien…

Faux. Pour ne pas mettre l’État libanais en porte-à-faux, le Hezbollah a demandé que le tanker accoste à Banyas, en Syrie. Tout se fait de manière transparente. Il faut noter que Nasrallah avait déclaré qu’à partir du moment où le tanker quitterait les eaux territoriales iraniennes, il deviendrait territoire national libanais et qu’il naviguerait au vu et au su de tous, à destination du Liban. Le message implicite était que si une partie quelconque s’avisait de s’en prendre au navire cela constituerait une agression contre le Liban. Le message clair était délivré aux Israéliens : la moindre action commise contre le navire, désignerait immédiatement les responsabilités.

Cet acheminement ne fait-il pas prendre des risques au Liban pour non-respect des sanctions pétrolières contre l’Iran ?

C’est exactement le contraire. Ce premier bateau ne se résume pas à une affaire de carburant, il constitue une action de riposte politique face à une autre action politique. Disons qu’il s’agit symboliquement d’un navire à dimension politique et stratégique. Il a permis à la fois de révéler les dessous de la situation, la structure des complicités, de briser le blocus contre le Liban, de briser le blocus contre la Syrie, ainsi que celui contre l’Iran. Ce n’est pas rien. On ne reviendra pas en arrière. Nous entrons dans une nouvelle phase au Moyen-Orient.

Par Vincent Braun

Source : La Libre Belgique

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