Le journal Le Monde a publié lundi un reportage éclairant sur le massacre de la population palestinienne par les bombes israéliennes dans la bande de Gaza. À lire, ci-dessous
A Gaza, sous les bombes israéliennes, les Palestiniens craignent le pire
Les frappes d’Israël sur l’enclave palestinienne ont causé la mort de plus de 450 personnes, dont des familles entières. Les habitants redoutent que le pire soit encore à venir.
Par Clothilde Mraffko (Jérusalem, correspondance)
Publié lundi 9 octobre à 11h00
Lundi 9 au matin, une aube grise, saturée de poussière, s’est levée sur Gaza. Les bombardements israéliens, qui ont débuté samedi après-midi et frappaient jusqu’alors indifféremment l’ensemble de l’enclave, se sont largement intensifiés dans la nuit de dimanche à lundi, surtout dans le Nord et l’Est. Selon la chaîne Al-Aqsa du Hamas, le mouvement à la tête de la bande de Gaza, les secours peinaient à atteindre les blessés à Beit Hanoun, dans le nord de l’enclave, des rues ayant été détruites.
Après l’attaque surprise massive lancée par les islamistes sur le territoire israélien, samedi 7 octobre au matin, le premier ministre de l’Etat hébreu, Benyamin Nétanyahou, a promis de réduire « en cendres tous les endroits où le Hamas est basé ». Lundi matin, le ministère de la santé gazaoui dressait un bilan provisoire de 493 Gazaouis tués, dont 78 enfants et 46 femmes et 2 751 blessés. « Au début, c’était comme n’importe quelle escalade, raconte Mohammed Saidam, 38 ans, cloîtré avec sa famille dans son appartement du centre de la bande de Gaza. Puis c’est devenu terrifiant. On entendait les explosions toutes proches, les murs vibraient comme lors d’un tremblement de terre, nous n’arrivions pas à dormir, on était sur les nerfs à chaque bruit. » Le chercheur en relations internationales témoigne par téléphone : depuis samedi, aucun étranger n’est autorisé à pénétrer dans l’enclave, sous blocus depuis plus de seize ans.
L’Etat hébreu a suspendu les livraisons de gaz, d’électricité, fermé le point de passage des marchandises ; il bombarde hors du champ des caméras étrangères, comme ce fut déjà le cas en 2009, en mai 2021, en août 2022 ou encore début mai, lors de la dernière « escalade ». Israël a visé les habitations de presque tous les membres du bureau politique du Hamas, dont le chef du mouvement à Gaza, Yahya Sinouar. Une vingtaine de tours, des mosquées, des banques et des immeubles résidentiels ont été détruits dans cette enclave de 2,3 millions d’habitants, avec l’une des densités les plus élevées au monde. « La situation à l’hôpital est douloureuse. Beaucoup de corps sortaient de la morgue », décrit Belal Aldabbour, enseignant en neurologie.
« La situation est épouvantable »
L’armée israélienne a frappé avec des avions de chasse, des drones, mais aussi de la mer. Des sources locales à Gaza font état de l’utilisation de bombes au phosphore. A de nombreuses reprises, les avions israéliens ont lancé leur déluge de feu sans sommation. Samedi, dans la nuit, dix-huit membres de la famille Shabat ont été tués dans un bombardement, à Beit Hanoun, dans le Nord ; chez les Kouta, douze personnes ont péri sous les décombres de leur maison pulvérisée. Dimanche, dans la soirée, et lundi matin, dix-neuf membres de la famille Abu Quta et dix-neuf personnes d’une autre famille, les Abu Hilal, dont des femmes et des enfants, ont été tués à Rafah, dans le sud du territoire côtier.
Des vidéos montrent les voisins, des proches et la protection civile palestinienne sortir les corps des bâtiments éventrés. « La situation est épouvantable. On n’est nulle part en sécurité », dit d’une voix saccadée Ashraf Masri, au bout de la ligne qui grésille. Il connaissait des victimes de la famille Shabat, qui habitaient le même quartier que lui, près du grillage qui sépare la bande de Gaza du territoire israélien. Samedi soir, raconte le chauffeur de taxi, parti avec toute sa famille – une soixantaine de personnes : « A minuit, il y a eu des explosions, ils [les Israéliens] ont contacté le responsable de secteur par message : “Tout le monde doit partir de Beit Hanoun ! ” Alors on a fui, en pleine nuit, pour se réfugier dans une école de Jabaliya », plus au centre de la bande de Gaza. « Quand je l’ai laissée, ma maison était intacte. Depuis, on me dit qu’elle a été touchée », précise-t-il avant de raccrocher précipitamment, pour conserver un peu de batterie – l’électricité n’est plus disponible que quelques heures par jour.
Plus d’une soixantaine d’écoles de l’UNRWA, l’agence onusienne chargée des réfugiés palestiniens, ont déjà accueilli plus de 123 000 déplacés, « principalement du nord et de l’est » de l’enclave, les zones proches du territoire israélien, explique Adnan Abu Hasna, le porte-parole de l’agence, qui s’attend à un afflux de personnes plus important. « Nous n’avons toujours pas réussi à nous remettre de la guerre de 2014 ou de celle de 2021. Tout ça dépasse les capacités de l’UNRWA », ajoute-t-il. L’une des écoles a été visée par une frappe ce week-end. Une vidéo montre l’un des déplacés, tapis de prière à la main, inspectant le trou laissé par la bombe : « Il n’y a que Dieu qui puisse nous protéger », lance-t-il à la caméra, résigné.
Mohammed Daher et sa famille ont fui dès les premières frappes : leur quartier, Shujaiyya, dans le nord-est de l’enclave, avait été quasi rayé de la carte, lors de la guerre de 2014. Deux de ses amis ont été tués ce week-end, en tentant de traverser la barrière qui sépare Israël de Gaza. « On était ensemble la veille, aujourd’hui ils ne sont plus. J’ai l’impression que je suis dans un cauchemar, est-ce que c’est vrai ? Ça me déchire. Ils étaient livreurs, pas du tout politisés », lâche l’étudiant en droit de 23 ans. Il ne s’est pas rendu aux funérailles : trop risqué.
« Nouveau rapport de force »
Quand le Hamas a ouvert une brèche, samedi, dans la barrière qui délimite le périmètre de leur existence, les deux amis de Mohammed Daher, comme beaucoup d’autres, se sont précipités pour aller voir « l’autre côté ». L’opération du mouvement islamiste palestinien, à côté du déferlement de violence auquel elle a donné lieu, a aussi permis à des Gazaouis ordinaires de remettre le pied, fût-ce quelques heures, sur la terre de leurs ancêtres. De réaliser, de manière éphémère, leur « droit au retour », reconnu par la résolution 194 des Nations Unies, jamais appliquée.
Environ 80 % de la population de Gaza est composée de réfugiés et de descendants de réfugiés, souvent originaires de l’est de l’enclave, là même où les combats se sont déroulés samedi et dimanche. Une population qui en a été expulsée en 1948, à la création de l’Etat hébreu. En 2018, le rêve du « retour » était au cœur des marches pacifiques organisées le long de la clôture de Gaza. Les tirs des snipers israéliens, de l’autre côté, avait tué plus de 270 Palestiniens et blessé 7 000 autres : des jeunes souvent, éborgnés, amputés ou mutilés à vie.
Aux premières heures de l’incursion, samedi, et jusque dans l’après-midi, l’enclave a été plongée dans une ambiance survoltée. Des groupes des brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, paradaient dans les rues sur des véhicules militaires ou agricoles saisis en Israël et au point de passage d’Erez. « On ne comprenait pas ce qui se passait, explique Iyad Alasttal, cinéaste palestinien de 36 ans. La résistance palestinienne a réussi à imposer un nouveau rapport de force à l’armée israélienne, elle qui dispose d’un armement et d’une technologie mille fois supérieurs. Cela a rendu à Gaza un peu de dignité, quelque chose que ni les pays arabes, ni l’ONU, ni personne ne nous reconnaît. »
« Tout le monde redoute la nuit »
Désormais, sous les bombes, les Gazaouis attendent la riposte. Avant dimanche soir, malgré un lourd bilan, elle semblait encore limitée. « Probablement parce que la situation indéterminée sur le terrain et la question des Israéliens faits prisonniers forcent Israël à attendre avant de lâcher toute sa puissance aérienne », selon Belal Aldabbour. Les frappes nourries et l’ampleur des destructions dans le nord et l’est de l’enclave, menées dans la nuit de dimanche à lundi, laissent désormais cette question en suspens : l’armée israélienne prépare-t-elle le terrain à une invasion terrestre ?
La dernière opération de ce genre, en 2014, hante les esprits à Gaza. En cinquante jours, 2 251 Palestiniens avaient été tués, en majorité des civils. « L’artillerie avait été utilisée en 2014 pour liquider l’ensemble des quartiers de l’est de Gaza, comme Shujaiyya. C’est une arme sale, qui ne fait aucune distinction », analyse Belal Aldabbour. Pourtant, l’attaque menée par le Hamas montre que « la solution à ce conflit n’est pas sécuritaire, elle passe par une initiative politique claire, par l’entremise de la communauté internationale », martèle Jamal Al-Fadi, professeur de sciences politiques de l’université Al-Azhar, à Gaza.
Dimanche, les rues de l’étroite bande de terre étaient désertes ; l’enclave résonnait des lourds bruits d’explosion, à intervalles réguliers, accompagnés de l’habituel bourdonnement des drones israéliens surveillant la zone en permanence . « Tout le monde redoute la nuit, soupire Mohammed Daher. Nous ne savons pas quand va s’arrêter cette guerre, il n’y a aucune médiation, ni du Qatar ni de l’Egypte. C’est très dur, parce qu’il n’y a pas d’horizon. »
Clothilde Mraffko (Jérusalem, correspondance)
CAPJPO-EuroPalestine