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OUI A LA PALESTINE, NON A CE QUI L’ANEANTIT (Par Etienne Balibar)

Voici le texte d’une tribune libre adressée par Etienne Balibar au journal Le Monde (publiée par le quotidien dans son édition datée de dimanche-lundi)


OUI A LA PALESTINE, NON A CE QUI L’ANEANTIT
Par Etienne Balibar

Un de nos étudiants, David Gritz, a trouvé une mort atroce dans l’attentat de l’Université Hébraïque de Jérusalem où, inconscient peut-être de toutes les dimensions de la tragédie israélo-palestinienne (mais qu’en savons-nous ? peut-être souhaitait-il à sa façon les étudier et les dominer), il allait chercher les moyens du perfectionnement intellectuel et de la quête spirituelle.
Cette mort injuste et injustifiable nous remplit de tristesse et d’horreur.
Par sagesse, par pudeur, elle ne doit pas faire l’objet d’une exploitation idéologique. Mais elle ne doit pas davantage, pas plus qu’aucune des centaines d’autres tout aussi horribles intervenues depuis deux ans, à la suite des attentats-suicides commandités par les groupes armés palestiniens (Hamas, Djihad, Martyrs d’El Aqsa), ou des meurtres individuels et collectifs perpétrés par Tsahal et par les milices des colons dans les territoires occupés, être comptée comme conséquence inéluctable d’un conflit « insoluble », ou relativisée au bénéfice de la cause dont se réclament ses auteurs.
Je suis de ceux qui pensent, et disent publiquement, que dans la guerre actuelle entre Israël et les Palestiniens, quoi qu’on pense des origines et des responsabilités, quoi qu’on imagine ou craigne des conséquences de telle ou telle modification du rapport des forces, la plus grande exigence de justice est du côté des Palestiniens, la plus grande mesure d’injustice est du côté de l’Etat d’Israël. C’est lui qui opprime, colonise, exproprie un peuple, qui détruit une société et l’affame, qui lui interdit l’éducation et l’autonomie politique. C’est pourquoi aussi, bien que répugnant à donner des leçons et conscient de la dangereuse facilité avec laquelle, de l’extérieur, on dicte leur conduite aux autres, j’estime complices les Israéliens, notamment les intellectuels, qui ne se désolidarisent pas de l’occupation et de la répression. J’admire en revanche ceux qui par la parole et par l’action, font acte de résistance, ou tout simplement d’esprit critique.
C’est pourquoi enfin j’estime qu’un renoncement d’Israël à ses objectifs de conquête et d’hégémonie, une reconnaissance effective des droits des Palestiniens, et d’abord de leur dignité d’êtres humains, ouvrirait la voie à la construction de deux souverainetés pour les deux peuples vivant sur la terre de Palestine, à la sécurité de tous aujourd’hui et dans l’avenir, et peut-être (je veux croire à cette utopie) à une collaboration des Juifs et des Arabes pour la culture, la vie et la prospérité, selon des modalités politiques et juridiques encore à découvrir.
Mais ceci étant dit, je ne suis pas prêt à considérer que tout acte de guerre contre l’envahisseur constitue un fait de résistance légitime, même et surtout s’il s’agit de vengeance, de réponse à des actes barbares, se nourrissant de désespoir et d’impuissance. Je ne crois pas non plus qu’il soit efficace, sauf pour provoquer l’escalade et cimenter l’adversaire. Je suis convaincu que, objectivement et peut-être même subjectivement, la méthode de la « terreur contre la terreur » visant des populations civiles renforce Sharon et sa stratégie de purification ethnique, secondairement Bush et sa croisade mondiale contre le Mal, certainement pas la cause palestinienne. Je redoute qu’elle n’ait des conséquences terribles pour le sens moral, la santé mentale, l’authenticité religieuse, la capacité politique de la nation palestinienne.
Cela, des Palestiniens de l’intérieur et de l’extérieur l’ont dit, individuellement et collectivement, à qui l’on aurait pu souhaiter que la presse et l’opinion publique, chez nous, fassent plus d’écho. Il est même frappant de voir que, sur ce point, ils sont allés plus loin dans le débat et l’autocritique que bien des défenseurs de la cause palestinienne, Européens ou autres. C’est donc à ceux-ci que je m’adresse en priorité.
Je crois qu’il est temps, pour des raisons de principe aussi bien que d’efficacité, de prendre nettement parti et position. Ce qui retient certains d’entre nous de le faire –des modèles passés de lutte et de solidarité anti-impérialiste, dont nous devrions pourtant mesurer les limites, ou la crainte de donner des arguments à la propagande israélienne, ou encore le scrupule de parler à la place de ceux dont nous percevons la détresse – ne soutient pas l’épreuve des faits. Ce n’est pas la parole, la controverse, qui risquent de paralyser l’action militante obstinée qu’appellent le malheur des Palestiniens et la passivité internationale. C’est la mauvaise conscience et le silence complice.
Il nous appartient certes, dans un moment où ce mot autorise toutes les confusions, de contextualiser le terrorisme et d’expliquer pourquoi, en dépit du piège évident qu’il comporte, il peut être vécu comme un défi ou une revanche par ceux à qui le monde ne semble plus laisser d’autre choix que la mort ou la servitude. Mais non pas d’en partager et d’en encourager nous-mêmes l’illusion meurtrière et auto-destructrice. Non pas, a fortiori, d’en ignorer la manipulation cynique. Chaque jour rend, de ce point de vue, la situation plus intenable, et peut-être n’avons nous pas vu le pire.
En étant clairs sur ce point et fidèles aux raisons de notre solidarité, aux objectifs ultimes de notre engagement, nous ferons, j’en suis convaincu, un peu plus et un peu mieux « pour une paix juste au Proche Orient ».