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“Mon Israël : Vous ne connaîtrez jamais la paix tant que vous n’aurez pas redécouvert ce qu’est la justice” par Arthur Miller

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22 juillet – Nous avions rapporté brièvement l’attitude d’Arthur Miller à l’occasion de la cérémonie donnée en son honneur (et sans lui) à l’occasion d’un prix littéraire qui lui était remis à Jérusalem pour l’ensemble de son œuvre.
Nous publions aujourd’hui l’intégralité du discours qu’il a prononcé (via la projection d’une vidéo), et que le quotidien britannique The Times a publié le 3 juillet dernier.


Mesdames, Messieurs,
Je me suis rendu dans de nombreux pays aux systèmes politiques différents afin d’essayer de faire libérer des écrivains qui y étaient emprisonnés. En tant que président de Pen International, qui est une association d’écrivains du monde entier engagés dans la défense de la liberté d’écrire et de créer, j’ai visité ces pays tout simplement afin de prêter main forte à ses comités locaux dans la lutte qu’ils mènent, dans de trop nombreux cas, ne serait-ce que pour survivre. A dire vrai, je n’ai jamais été enclin à passer du temps loin de mon bureau, mais si j’ai mené cette action, c’est peut-être parce qu’en tant que juif d’une certaine génération, j’étais incapable d’oublier ce silence assourdissant, dans les années 1930 et 1940, lorsque le fascisme entreprenait la destruction de notre peuple, dans l’indifférence du monde entier, pendant bien trop longtemps.
C’est sans doute parce que je me suis efforcé de faire quelque chose d’utile afin de protéger les droits de l’Homme que je sais à quel point il est difficile de faire voir ces souhaits réaliser. Mais en même temps, cette expérience personnelle m’a montré que la majorité des gens – la grande majorité – continuent à croire en la justice et souhaitent qu’elle finisse par s’imposer.

C’est parce que j’ai au moins le sentiment des terribles contradictions de la position adoptée par Israël vis-à-vis des Palestiniens que je suis aussi pleinement conscient de la distance qui me sépare, personnellement, des réalités quotidiennes. Aussi, je n’ai nulle intention de donner de leçons ni de tenter de convaincre. Les points fondamentaux de mon opinion sont qu’Israël a le droit d’exister et que les Palestiniens, de la même manière, ont droit à leur propre Etat.
Avec l’expansion des colonies, j’ai assisté, au début avec étonnement, puis avec incrédulité, à ce qui avait tout l’air d’une politique vouée à l’échec. Je ne vais pas m’engager dans une polémique, armé de connaissances de seconde main. Je vais me contenter de dire ce qui est pour moi une évidence. Cette évidence, c’est que la politique de colonisation semble bien avoir changé la nature même de l’Etat d’Israël et que la renaissance d’une vision humaniste est absolument nécessaire si l’on veut que la présence juive (au Moyen-Orient) mérite d’être préservée. Pour dire les choses, sans doute, de manière par trop succincte, sans la justice en son centre, aucun Etat ne peut subsister, qui prétendrait incarner l’âme juive.

Cette vision des choses qui est la mienne est sans doute liée à mon histoire personnelle, liée à un contexte qui contraste violemment avec la situation tragique que nous connaissons aujourd’hui. En 1948, j’avais été invité au dîner de gala du Waldorf, à New York, en l’honneur de la reconnaissance de l’Etat d’Israël par l’Union soviétique, qui fut la première reconnaissance – et durant une période l’unique reconnaissance – internationale de ce nouvel Etat. L’idée même d’une nation de Juifs existant à l’époque moderne était difficile à imaginer, à l’époque. C’était presque comme si une scène des temps bibliques était en train de se dérouler sous nos yeux, mais cette fois, avec des vrais gens, qui fumaient des cigarettes.
Imaginez ! Des chauffeurs de bus, juifs. Des policiers, juifs. Des balayeurs des rues, juifs. Des juges, juifs. Les criminels qu’ils jugeaient, juifs. Des prostituées, juives. Des stars du cinéma, juives. Des plombiers, des charpentiers, des banquiers, juifs. Un président de la république, juif. Un parlement, juif. Un secrétaire d’Etat, juif !… Tout cela était quelque chose de tellement inouï sur Terre qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit – ni je pense, à l’esprit de la plupart des gens – que le nouvel Israël, étant un Etat gouverné par des êtres humains, se comporterait comme tout autre Etat a pu le faire au cours de l’histoire – à savoir qu’il défendrait son existence par tous les moyens jugés nécessaires, et même qu’il chercherait à élargir si possible ses frontières. En 1948, vu tout du moins depuis New York, un Etat juif ne pouvait être que de nature défensive, car ce nouvel Etat était en butte à des agressions perpétuelles ; il existait en tant que refuge pour un peuple qui avait de justesse échappé à un anéantissement génocidaire total en Europe, quelques années auparavant seulement. Et c’est sans doute pourquoi, je pense, ce même sentiment prédominant, aux cérémonies de l’hôtel Waldorf Astoria, était qu’ayant échappé au contrôle et à la domination d’autres qu’eux, le temps était arrivé pour les juifs de se comporter comme les autres, normalement.

Bien entendu, la plupart des gens, et en particulier certainement pas moi-même, ne se sont pas posé la question de ce que cela signifiait, ce “ normalement ”. Dans l’exaltation du Waldorf, nul ne perçut un tant soit peu, voire même pas du tout, le côté sombre de l’histoire des nouveaux Etats, et en particulier de leurs collisions violentes avec d’autres peuples dans des régions voisines, voire identiques. Durant quelques années, en particulier aux Etats-Unis, un Israël somme toute idyllique exista, dans l’imagination du public, et pour certaines personnes, il continue probablement à exister sous cette forme. L’Israël des kibboutz, de la terre fructifiée, des pionniers et de l’esprit pionnier et coopératif évoquant les camps scouts. Il y avait indiscutablement beaucoup de déni psychologique dans cette image d’Epinal, comme il y en a toujours dans l’imaginaire nationaliste de toute nation.

Je n’étais pas sioniste, mais j’ai certainement contribué, même si ce n’était pas très futé de ma part, à cette sorte de déni, bien qu’il me sembla étrange d’entendre Golda Meir répondre à une question sur les Palestiniens en ces termes : “ Mais, les Palestiniens, c’est nous ! ”. Mais cela me parut presque aussi innocent que l’habitude du président américain de résoudre les inégalités insupportables de la société américaine en déclarant fièrement : “ Mais nous sommes tous Américains ! ”

Bien entendu, l’obsession juive pour la justice remonte aux origines. Job, après tout, ne déplore pas simplement d’avoir tout perdu, ce n’est pas le bourgeois frappé par une dépression économique. Son désarroi découle d’une vision horrible d’un monde sans justice, ce qui signifie un monde en proie au chaos et à la force brutale. Et s’il est appelé à conserver foi en Dieu, en dépit de tout, c’est en un Dieu qui, mystérieusement reste inflexible et défend la justice, quelque inscrutable que puisse être son dessein.
Israël, au Waldorf, incarnait le triomphe de la simple survie, la détermination à vivre une vie digne d’être vécue. Il symbolisait aussi la survie d’une personnalité, la continuité de la présence juive dans le tissu de la vie et aussi d’une certaine façon l’engagement juif dans les considérations éternelles. Bref, Israël était bien plus qu’une simple entité politique, et a fortiori qu’un lieu géographique – tout au moins pour partie, car il était très loin de nous et cette distance en faisait quelque chose bien proche d’une expression artistique, d’une vision brillante d’une paix féconde.

Quelles qu’auraient pu en être les évolutions, il semble bien qu’à partir de l’assassinat de Rabin, et depuis lors, la politique de colonisation et l’abandon apparent par les dirigeants actuels des valeurs des Lumières devant les attentats suicides incessants et la peur qu’ils ont engendrés aient éloigné le pays de sa nature visionnaire et, avec lui, la perspective qui était celle du Waldorf, d’une société pacifique, progressiste et normale. Ce qui en reste, semble-t-il, est l’exact opposé – une société surarmée et plutôt désespérée, en délicatesse avec ses voisins et avec le monde entier. Le fait qu’il soit la seule démocratie dans la région est aisément considéré hors sujet, comme si cela n’avait pas grande importance, tellement sont nombreux les gens à lui être hostiles. Peut-être l’hypocrisie qui entoure ce conflit n’est-elle pas plus importante qu’à l’ordinaire, mais elle n’est certainement pas moindre.
Est-ce parce que ce pays est celui des juifs que cette hostilité a trouvé aussi peu de résistance ? Je le pense, mais non pour la raison évidente d’un antisémitisme congénital, tout au moins pas entièrement. C’est aussi parce que les juifs ont, depuis leurs origines, déclaré que Dieu signifie la justice avant toute autre valeur. Nous sommes le peuple de la Bible, et la Bible signifie la justice, sinon elle ne signifie rien, tout au moins rien d’important. Le bouclier d’Israël, me semble-t-il, était qu’en ce lieu un redressement de la balance de la justice avait été opéré : ce peuple avait survécu au génocide industrialisé et il était revenu travailler la terre et édifier de nouvelles cités. Cet Israël, d’après mon expérience personnelle, se gagna rapidement l’admiration et le respect des gens, dont beaucoup n’avaient eu jusqu’ici aucun égard particulier pour les juifs, voire leur étaient même hostiles. Ce refus de la mort et cet engagement pour la vie trouvèrent un large écho dans le monde entier et sont encore aujourd’hui, pour moi, comme il y a un demi-siècle, tout aussi importants que sa vaillance militaire.
Il peut sembler futile d’argumenter sur l’histoire rebattue selon laquelle toutes les nations modernes ont connu, dans leur phase de développement, un système démocratique pour leurs propres citoyens et quelque chose de tout différent vis-à-vis des autres hommes, à l’extérieur de ses frontières tant physiques que psychologiques. Le malheur d’Israël, dont les dirigeants actuels et leurs partisans ont sans doute conscience, est dû à son entrée tardive sur la scène internationale, bien après que la mentalité coloniale eut cessé d’être considérée non seulement comme quelque chose de normal, mais même comme un motif de fierté. Des quartiers entiers de bâtiments cossus et extrêmement solides, se dressent encore de nos jours dans les avenues de Londres, de Vienne ou de Paris, qui abritaient jadis des bureaux dont le rôle était d’administrer les vies et le sort de gens vivant à des milliers de kilomètres de ces métropoles, dans des climats qu’aucun Européen ne connaîtrait jamais. L’Israël post-Rabin, sans doute dans une attitude de défense, demande néanmoins non seulement que l’horloge s’arrête, mais même que les aiguilles retournent en arrière (vers le dix-neuvième siècle colonial) afin de permettre son expansion sur des territoires situés au-delà de ses frontières.

En fin de compte, je suis persuadé que ce serait une erreur de mettre dans une telle proportion au compte de l’antisémitisme le ressentiment du monde entier à l’encontre d’une telle politique. Les Etats-Unis, d’une manière qui laisse la plupart des Américains pantois d’incrédulité, sont en train de faire l’expérience d’une aversion très semblable du monde entier à leur égard, très vraisemblablement pour des raisons similaires. L’administration américaine a opposé un visage extraordinairement et inflexiblement dur au monde entier, en utilisant de surcroît un ton certain de donneur de leçons arrogant, et elle a fini par s’aliéner des millions de personnes qui, très peu de temps auparavant, partageaient sincèrement notre deuil après les attentats sanglants du 11 septembre 2001. Cela ne faisait pas si longtemps, après tout, que les Français – oui, j’ai bien dit : les Français – déclaraient en gros titre dans un de leurs grand quotidiens : “ Aujourd’hui, nous sommes tous des Américains ”.

Peut-être certains d’entre vous auront-ils été frappés par le fait que ce dont je vous parle, depuis le début de cette intervention, c’est essentiellement de relations publiques, de l’impact d’Israël en tant qu’image pour le monde, bien plus que des difficiles questions de la sécurité et des nouveaux arrangements avec les Palestiniens. Mais mon inspiration, en la matière, remonte bien plus haut dans l’histoire que l’ère de l’industrie des relations publiques. Thomas Jefferson, lorsqu’il écrivit la Déclaration d’Indépendance américaine, y inséra une phrase destinée, sans aucun doute, à aider à justifier la décision prise par la toute nouvelle démocratie américaine de couper les ponts avec l’Empire britannique. La Déclaration, a-t-il dit, a été écrite “ en tenant compte du minimum de respect dû aux opinions de l’humanité ”. Bref, le pays nouveau-né, encore faible, avait besoin de l’amitié du monde, ou tout au moins de sa tolérance, même si l’on devait le préparer, dès cet instant, à la guerre en vue de son indépendance. Là déjà, quelque chose d’unique était en train de naître à un monde largement hostile ; les Britanniques étaient l’ennemi et le soutien des Français était purement stratégique, la monarchie française n’ayant guère besoin de cette nouvelle démocratie dont l’influence, soupçonnait-elle à bon droit – l’Histoire allait le démontrer – risquait de mettre en danger son propre régime.
Mais Jefferson et ses amis comprirent et admirent l’idée qu’aucune nation ne peut perdurer très longtemps, quelle que soit la vaillance de ses défenseurs, si elle ne manifeste pas un minimum de respect, en se départissant a fortiori de tout mépris, pour le reste de l’humanité, dans ses aspirations à la justice et à l’équité pour tous.

Ma conviction personnelle est loin d’être pessimiste. L’histoire d’une nation compte beaucoup dans la détermination de son avenir. L’histoire juive est extrêmement longue et remplie, comme je l’ai dit, d’une obsession pour la justice. Quelle terrible ironie qu’en un sens, l’Etat d’Israël soit attaqué aujourd’hui par ces mêmes idéaux visionnaires nés dans le cœur des juifs. Il est grand temps, pour les dirigeants juifs, de réhabiliter leur propre histoire et de lui redonner son lustre éternel et son rayonnement pour le monde entier.
(traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier)

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