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CHRONIQUE DE RAMALLAH, par Anne BRUNSWIC. ACCORDS DE GENEVE : ENTRETIEN AVEC MUDAR KASSIS

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7 décembre – « Pour parler de ces accords de Genève, j’ai pris rendez-vous avec Mudar Kassis, le directeur de l’institut de droit de Bir Zeit.


Il me reçoit dans une villa moderne située dans un faubourg résidentiel de Ramallah. Décor contemporain, élégant, fonctionnel que j’ai tout le temps d’observer car le téléphone, malgré l’heure tardive, ne cesse de sonner. Les journées sont longues pour cet universitaire. Une jeune femme et une fillette de cinq ans pointent leurs têtes. Concentré, Mudar Kassis développe une argumentation carrée, digne du juriste éminent qu’il est. Autant la transcrire intégralement.

“ Avez-vous travaillé personnellement sur cet accord ?
– Non, pas du tout. Nous pouvons en parler tout à fait librement.
– Quel effet positif peut-il avoir ?
– Comme il s’agit d’un document non-officiel, son effet maximum peut être, 1. de donner une idée assez approchante de ce que pourrait être un document définitif, 2. de susciter un débat public sur des sujets tabous dans nos deux sociétés, 3. de démontrer l’absurdité de l’affirmation centrale de Sharon selon laquelle il n’y a pas de partenaire. A un niveau plus fin, j’ajoute qu’il peut avoir des effets bénéfiques sur le débat démocratique parmi les Palestiniens. Comme c’est le premier texte politique qui n’est pas directement porté par l’OLP, les gens se sentent plus libres de le discuter. C’est aussi la première fois que les Palestiniens sont invités à discuter un texte avant sa signature et qu’un texte est véritablement soumis à une approbation populaire des deux côtés.

– Et sur le texte lui-même, voyez-vous des aspects positifs ?
– Par rapport à tous les accords précédents, c’est la première fois qu’est mentionnée la résolution 194 (droit au retour des réfugiés) et la première fois qu’on évoque la nécessité de verser des compensations pour les dommages causés par les colonies (et pas seulement pour les réfugiés). Autre point positif : le principe selon lequel le nouvel Etat doit récupérer 100% des territoires de 1967 (en tout cas quantitativement, ce qui autorise des échanges) a été pour la première fois affirmé. Le dernier point important à mes yeux, c’est la souveraineté de l’Etat palestinien qui est reconnue entière, sans restriction notamment dans l’import-export. Voici tous les points positifs que je peux trouver, en cherchant bien.
– Et les négatifs ?
– 1. L’égalité des parties, affirmée dans le préambule, n’est pas confirmée par la suite du texte. Ainsi le désarmement auquel s’engage l’Etat palestinien n’est assorti d’aucune limitation côté israélien, même pas dans le domaine nucléaire. Le désarmement devrait relever de notre propre décision, ou s’imposer aux deux. Ce qui est préoccupant c’est qu’Israël reste libre d’augmenter son armement. Compte tenu des menaces régionales, Israël n’est pas prêt à désarmer mais on doit demander qu’Israël s’inscrive dans un plan de désarmement négocié avec l’ensemble de ses voisins. Depuis 50 ans, Israël a été l’agresseur, or il ne donne rien en échange de notre désarmement.
2. Le mot “ occupation ” n’apparaît pas une seule fois dans le document. Or la Palestine doit être décolonisée. Un traité de paix doit prendre en compte les dommages causés par l’occupation : retard des infrastructures, frein à l’éducation et à la santé, blocages économiques. En réalité, les frais de la colonisation, ce n’est pas Israël qui va les payer mais les pays de l’Union européenne. Israël devrait au moins en assumer la responsabilité morale.
3. Le droit des réfugiés. L’application du droit au retour ne doit pas se traduire un retour de 100% des réfugiés. Ce ne peut pas être notre revendication et d’ailleurs il serait paradoxal que le nouvel Etat palestinien souverain réclame pour ses ressortissants la citoyenneté dans le pays d’à côté. Mais le droit individuel doit être reconnu. C’est à chacun de dire si “ retourner à la maison ” signifie revenir dans les territoires de 1948 ou dans les frontières du nouvel Etat palestinien. Un article paru dans Haaretz cette semaine s’appuyant sur la sociologie des réfugiés dans le monde entier montre que statistiquement, le retour est très rare, ce qui devrait rassurer les Israéliens. Le droit des réfugiés comporte une partie strictement privée qu’on ne peut négocier que si l’on détient un mandat explicite des personnes concernées.
Sur ce chapitre, le minimum serait qu’Israël reconnaisse sa responsabilité dans le problème des réfugiés, reconnaisse tous les droits des réfugiés et que les deux parties s’engagent à coopérer pour faciliter leur retour dans l’Etat de Palestine, sans préjudice de leurs droits de rentrer en Israël.
En compensation, Israël pourrait demander que les bénéficiaires du droit au retour, même s’ils vivent en Israël, aient un passeport palestinien et votent en Palestine. Ainsi, le retour ne se traduirait pas par l’acquisition de la citoyenneté israélienne.
4. La force internationale. Son statut doit être renforcé par une décision du conseil de sécurité. Si nous sommes désarmés, cette force sera notre seule protection, il est essentiel qu’Israël n’ait pas de moyen de pression sur elle.
5. Les terres. La seule considération qui justifie des échanges de territoires ce sont les personnes auxquelles on doit éviter de déménager une fois de plus. Mais nous ne devrions pas prendre en compte l’existence de lieux symboliques ni accepter le fait accompli de certaines colonies.
6. Les frontières extérieures. Israël demande 30 mois pour se retirer de nos frontières avec l’Egypte et la Jordanie, le temps que les soldats et les colons se soient repliés. C’est à la force internationale d’assurer la phase transitoire et non aux soldats israéliens. Pourquoi le monde entier devrait-il faire confiance à Israël alors qu’Israël ne fait confiance à personne ?

– Que répondez-vous à ceux qui contestent le principe même des négociations en raison d’un rapport des forces trop inégal interdisant d’aboutir à une “ paix juste ” ?
– Notre environnement est marqué par un certain nombre de réalités : la domination militaire israélienne, la domination mondiale de l’économie de marché, la domination mondiale des Etats-Unis. Dans ce contexte très défavorable, les Palestiniens peuvent refuser de négocier avec Israël et se contenter de réclamer l’application intégrale du droit international et du droit des réfugiés. Mais le prix de cette radicalité est très élevé pour la population. Est-il rationnel de payer un tel prix ? Vous trouverez des gens prêts à consentir ce prix, aussi bien dans les camps de réfugiés qu’en dehors, des gens qui pensent qu’on n’a rien à perdre, que ça ne peut pas être pire. La voie de la négociation aussi a un prix. Aujourd’hui, il nous appartient non seulement de convaincre les nôtres mais en plus de convaincre les Israéliens que la paix est possible. Nous devons jouer le rôle que l’élite israélienne n’a pas le courage de jouer : expliquer à son peuple qu’il n’y aura pas de Grand Israël ni de pur Israël. Mais soyons francs, si aujourd’hui nous sommes contraints à faire des concessions, c’est aussi que nous payons pour nos erreurs passées : en 1947, notre refus du plan de partage de la Palestine et, jusqu’en 1974, notre refus de reconnaître l’existence d’Israël. Sans parler des erreurs de notre direction politique vis à vis de nos alliés arabes dont nous avons “ consommé l’amitié ” sans contrepartie.

– Vous soutenez donc les négociations au nom du réalisme politique ?
– Les intellectuels ont le devoir de ne pas céder à l’émotion. Quand on est vaincu, il y a un prix à payer dans notre monde qui, quoi qu’on en dise, reconnaît la force. Accepter une solution politique au lieu d’une solution purement juridique est déjà de notre part une concession. Mais je pense qu’il faut que nous accédions le plus vite possible à l’auto-détermination. C’est la condition pour que nous puissions avancer sur le plan socio-économique : emploi, revenus, éducation, santé… Il est clair qu’à un certain niveau les intérêts socio-économiques entrent en conflit avec l’intérêt national. Je pense qu’il faut privilégier les premiers. C’est ce que font les Européens dans le processus de l’Union, ils font des concessions sur l’intérêt national de chaque pays au bénéfice (réel ou supposé) de la prospérité générale. Tout ce temps que nous avons passé depuis 1948 à discuter du droit au retour, nous aurions aimé le passer à discuter de santé, d’éducation, de développement économique. Comme vous en Europe.
Le réalisme, c’est aussi d’admettre que nous sommes tout au plus huit millions de Palestiniens dans le monde. Nous sommes un petit peuple et nous devrions nous fixer un projet à notre mesure réelle. ”

Réformiste ? révolutionnaire ? Mudar Kassis tente en tout cas d’avoir les pieds sur terre, ce qui n’est pas si simple quand on est citoyen d’un pays qui n’existe pas. Issu d’une famille chrétienne et communiste, formé en Union soviétique, longtemps membre du parti communiste, ce grand professeur de droit se présente, quand nous en venons à parler un peu de nous-mêmes, comme “ un marxiste radical ” et un “ athée militant ”. A son tour, il a bien envie de me mettre sur le gril. Quand je lui dis que mes textes paraissent parfois dans une revue de juifs laïques de gauche : “ Peut-on être juif, laïque et de gauche ? ” demande-t-il avec un réel étonnement. “ Certains essaient en tout cas d’assumer ces divers héritages et d’en faire quelque chose. Evidemment, cela suppose qu’on n’enferme pas le fait juif dans la religion, encore moins comme le font souvent les Français dans la question de croire ou ne pas croire. ” Cette discussion nous emmène loin dans les souvenirs d’enfance de chacun. Mudar Kassis se souvient avec tristesse des écoles chrétiennes qu’il a fréquentées (parce qu’elles étaient les meilleures en Palestine) et des prières qu’on lui faisait réciter chaque matin. Pour moi qui ai eu la chance de fréquenter l’école laïque et républicaine, le judaïsme n’appartient qu’à la sphère familiale. Il est étroitement associé à mes grands-parents paternels, aux fêtes de mon enfance, à ma vaste parenté éclatée sur plusieurs continents, aux discussions politiques qui rebondissaient autour de la table, à mille souvenirs heureux ou malheureux qui m’ont constituée. Au moment où nous nous séparons, la fillette se glisse entre les jambes de son papa. “ Je ne célèbre pas les fêtes religieuses mais je lui achèterai tout de même un arbre de Noël, c’est tellement important pour elle ”.

Ici, on ne rêve jamais trop longtemps. En franchissant le barrage de Surda, j’ai eu une belle peur. Une ambulance suivie de deux camions et trois taxis, profitant du fait qu’aucun soldat n’était visible, s’est engagée à toute allure sur le tronçon de huit cent mètres d’asphalte séparant les deux extrémités du check-point. A grands coups de klaxon, d’accélérateur et de freins, les véhicules se frayaient un passage parmi les piétons et les charrettes à bras, poussant tout le monde sur les bas-côtés. Le danger devient sérieux quand les soldats israéliens les surprennent ; dans ces cas-là, ils ouvrent le feu sans sommation et les piétons ne bénéficient d’aucune immunité. Un juriste français qui revenait de Bir Zeit s’est retrouvé la semaine dernière, exactement à cet endroit, pris sous les tirs.
Des scènes comme celles-là, on en voit tous les jours. Les Palestiniens risquent tout pour franchir un barrage ou contourner une interdiction. On voit des taxis s’engager sur des chemins impossibles à travers les collines, on en voit se faufiler dans des passages tellement étroits que parfois ils glissent dans le ravin. Tout plutôt que rebrousser chemin. Tout plutôt que plier devant l’occupant. “ C’est une question d’honneur ” m’a dit une Française qui vit ici depuis dix ans. Les gens d’ici disent aussi “ sumud ”, tenir bon, s’accrocher coûte que coûte

Dans les journaux israéliens, on lit : “ Des milliers de militants palestiniens manifestent à Gaza et en Cisjordanie contre les accords de Genève. Le Hamas et le Djihad islamique dénoncent les négociateurs comme des traîtres, rappellent le droit sacré au retour et refusent de déposer les armes. ”
On lit aussi dans Haaretz : “ 200 000 fidèles palestiniens ont prié au Mont du Temple pour le dernier vendredi du ramadan ”. Le Mont du Temple, c’est l’appellation israélienne de la Mosquée Al-Aqsa.
Je m’étais promis de finir par quelques bonnes nouvelles.
Dans Haaretz encore. Vendredi, un conducteur de char a désobéi aux ordres répétés de son capitaine en refusant de tirer sur un Palestinien qui posait un engin explosif à proximité d’une colonie à Gaza. L’homme a pu s’échapper. Les sapeurs ont désamorcé l’engin. Une enquête est en cours.

Depuis qu’Hélène est arrivée de Marseille en début de semaine, nous sommes désormais trois à habiter l’appartement. Palestinienne par son père et par son mariage, Française par sa mère, cette jeune femme menue ne cesse de m’étonner. Bien qu’elle ait grandi parmi les Touaregs et que sa famille n’ait jamais eu le moindre argent, grâce aux bourses qu’elle a décrochées l’une après l’autre, elle a franchi un nombre d’obstacles inimaginables et pour finir achevé à Aix-Marseille une thèse de géographie sur l’urbanisation des camps de réfugiés en Palestine. Comme Johannes est fils d’un pasteur protestant et Hélène musulmane, nous avons trinqué ensemble à la réunion sous le même toit des trois grands monothéismes. Sauf qu’Hélène boit du thé, Johannes de la bière et moi du vin.

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