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L’ETAT PALESTINIEN SANS DELAI

L’ETAT PALESTINIEN SANS DELAI

Par Etienne BALIBAR


Dans son discours du 4 avril dernier, le Président Bush a exigé un retrait « sans délai » de l’armée israélienne des territoires palestiniens envahis. Lui-même et ses conseillers ont précisé depuis que cette exigence devait être prise au pied de la lettre. En conséquence, tandis que le secrétaire d’Etat Powell musarde en Europe et en Afrique du Nord, Sharon renforce son cabinet de guerre et redéploie « Tsahal » en Cisjordanie de façon à concentrer le feu sur les villes et les camps de réfugiés, où l’on découvrira bientôt des charniers. Secondairement, les réservistes israéliens tombent dans des embuscades, et les attentats-suicides continuent. Dans les chancelleries, dans la presse, on s’épuise à suivre les méandres de la politique américaine, hésitant entre l’idée inquiétante que le patron ne sait pas se faire obéir et celle, encore plus inquiétante, qu’il s’agit d’un jeu concerté.
Mais pourquoi les pays européens, qui ont clairement dit que chaque journée, chaque heure de combats en plus comporte un péril de mort pour les populations palestiniennes et accroît l’insécurité des Israéliens, en faisant courir de graves dangers à la paix dans toute la région, ne reprendraient-ils pas l’initiative ? Pourquoi ne prendraient-ils pas une initiative, si possible tous ensemble et à défaut séparément ? Pourquoi ne demanderaient-ils pas sans délai la pleine reconnaissance internationale de l’Etat palestinien ?
On peut invoquer des analogies historiques. On peut imaginer que Yasser Arafat, depuis ce réduit – quelques mètres carrés – qui lui suffit pour défier les chars et les avions, annonce enfin « unilatéralement » la création de l’Etat palestinien sur la totalité de la Cisjordanie et de Gaza, et exige de la communauté internationale qu’elle l’aide à en libérer le territoire. On peut rêver au retentissement, aux effets moraux et politiques d’une telle annonce, longtemps différée, brandie ou retirée aux fins de négociation, mais intervenant au moment le plus grave, celui du massacre et de la survie. Non pas depuis quelque Londres ou quelque Alger, mais du cœur même de la Palestine invaincue. On peut se dire que, s’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le peut pas : soit que l’unanimité n’existe pas dans le peuple palestinien sur les modalités d’une telle proclamation, soit que lui-même ait besoin, pour cela, d’un autre environnement. Soit enfin qu’il lui faille une aide, un signe d’appui. Et pourquoi ce signe, cette aide ne viendraient-ils pas de l’Europe ? Qui d’autre les donnerait aujourd’hui ?
La création de l’Etat palestinien, aux termes des accords d’Oslo, aurait dû intervenir en décembre 1998 selon des modalités préparées en commun par le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne. Ce qui n’a pu être le cas en raison de la perpétuation du conflit dont la cause majeure est l’intensification de la colonisation israélienne. Le déclenchement de l’Intifada, l’escalade de la répression, le recours de certaines organisations de résistance aux attentats terroristes, la réplique disproportionnée d’Israël, et pour finir la mise en œuvre d’un plan d’invasion longuement préparé ont enterré ces perspectives. Est-ce à dire qu’il faut accepter le fait accompli et renoncer à franchir l’étape dont tout le monde convient qu’elle conditionne n’importe quel règlement durable ?
Les Européens peuvent demander la convocation, non du Conseil de Sécurité pour une ne résolution, mais de l’Assemblée Générale des Nations Unies pour qu’elle entérine la transformation de la « représentation palestinienne » en Etat membre, et propose sa reconnaissance par tous les autres. Ils peuvent demander que le Chef d’Etat de la Palestine soit rendu libre de ses mouvements. Ils peuvent demander que des élections sous contrôle international aient lieu au plus vite en Palestine pour reconstituer son gouvernement et confirmer sa légitimité – comme l’avait d’ailleurs suggéré il y a quelque temps M. Védrine dans un cadre juridiquement moins approprié. Ils peuvent exiger que toute occupation du territoire de la Palestine cesse immédiatement sous peine de sanctions internationales décidées par les Nations Unies et que les Etats « voisins » (à commencer par Israël) engagent avec lui des négociations pour sortir de l’état de guerre, régler les problèmes de frontières, de populations (dont les modalités ou les compensations du « droit au retour »), de ressources naturelles. Ils peuvent officialiser l’égalité de traitement entre représentants israéliens et palestiniens dans les instances internationales, les conférences et les représentations diplomatiques.
Les Etats-Unis peuvent difficilement s’opposer à une telle demande, sauf à proclamer qu’ils entendent exercer seuls la prérogative de médiation internationale, dans une perspective impériale, puisqu’ils viennent enfin, à plusieurs reprises, et par la voix de leur Président, de se déclarer favorables à la création de l’Etat palestinien, y compris dans l’enceinte des Nations Unies. Or si ce n’est pas maintenant, quand c’est devenu absolument nécessaire, ce n’est jamais. Il ne s’agit que de les convier à mettre en concordance leurs actes et leurs paroles.
Israël n’a cessé de prétendre que la raison pour laquelle ses opérations militaires (y compris les assassinats ciblés de responsables palestiniens, etc.) visaient en priorité les hommes, les installations et les dirigeants de l’Autorité Palestinienne, plutôt que les organisations qui revendiquaient ouvertement les attentats contre la population civile israélienne, c’est qu’en réalité l’Autorité palestinienne ne combattait pas le terrorisme et qu’il convenait de l’y contraindre. Les meilleurs esprits ont relevé à ce propos la contradiction qu’il y a à tenir une Autorité pour responsable des événements qui se produisent sur un territoire dont on lui dénie le gouvernement, sans parler de la contradiction qu’il y a à détruire un appareil d’Etat virtuel pour qu’il remplisse ses fonctions et ses engagements. La proclamation de l’Etat palestinien mettra Israël et les différentes forces politiques israéliennes au pied du mur : il faudra montrer si les opérations entreprises tendent à terroriser la population, provoquer un nouvel exode, atomiser la société palestinienne, préparer une nouvelle expansion de l’Etat hébreu, comme les faits semblent l’indiquer, ou bien si elles tendent à assurer la sécurité de sa propre population, comme continuent de le prétendre une partie au moins de ses dirigeants. Elle donnera à la direction palestinienne la possibilité de condamner les attentats suicides comme forme de lutte (une forme qui ne se confond pas avec l’exercice du droit de résistance armée à l’oppression) : non pas comme un « préalable » à l’octroi d’une reconnaissance, ou comme un aveu de culpabilité extorqué sous la menace d’anéantissement et la torture, mais comme le premier acte d’une souveraineté réelle. Et si l’on pense qu’Arafat a joué double jeu dans la question du terrorisme – quelles qu’en soient les raisons – il sera lui aussi au pied du mur.
Enfin la proclamation sans délai de l’Etat palestinien permettra à d’autres Etats, notamment les Etats arabes, de sortir de leur propre double jeu. Cela fait des années qu’ils combinent la surenchère et la prudence, proclamant le caractère sacré de la lutte de libération du peuple palestinien et l’appui inconditionnel de la « nation arabe » tout en s’efforçant de ne pas déplaire au grand protecteur américain, voire au puissant voisin israélien, ou – pour d’autres – armant l’OLP tout en cherchant à la déstabiliser de l’intérieur et à lui créer des concurrents qui seraient leurs clients. La proposition « saoudienne » reprise au sommet de Beyrouth (et qui dans son contenu n’a rien de nouveau, mais qui constituait un effort pour offrir un cadre diplomatique au cessez-le-feu) ne suffit pas par elle-même à mettre fin à ces contradictions. Dès lors que la Palestine est un Etat, même et surtout dont le territoire est occupé, ce n’est plus en son nom que l’on négocie des règlements régionaux globaux, en faisant parfois jouer un rôle de blocage aux intérêts particuliers (territoriaux, économiques, religieux) de tel ou tel Etat, mais c’est avec elle. Et c’est à elle que, dans un cadre de plein droit, on apporte au besoin une aide militaire, économique ou culturelle.
La reconnaissance, « sans délai », de l’Etat palestinien, c’est bien entendu une façon de dire publiquement à Sharon que son coup de force a échoué et échouera. Mais c’est aussi une façon de sortir des cercles vicieux. Il faut sortir du cercle vicieux d’une « médiation américaine » dont on attend le miracle, alors que les Etats Unis sont juges et partie, et que leur propre politique moyen-orientale est prise dans la contradiction même qu’ils sont censés résoudre. Les Américains, tout autant que les Israéliens et les Palestiniens, ont besoin d’une « force extérieure » pour trouver une issue – pas n’importe laquelle évidemment. Il faut sortir, et d’urgence, du cercle vicieux d’une « force d’interposition », de protection des populations, de séparation des combattants, que la France, entre autres, s’est déclarée disposée à constituer, alors que le terrain sur lequel elle devrait se déployer n’est occupé pour l’instant, de droit et de fait, que par une seule puissance. Une telle initiative – un tel acte politico-diplomatique – n’est sûrement pas à elle seule, ou à long terme, la clé de la résolution de tous les problèmes que pose la coexistence de deux peuples à la fois infiniment proches, imbriqués l’un dans l’autre, et séparés par les gouffres du nationalisme, de la souffrance, de l’inégalité sociale. Mais c’est devenu la condition d’une sortie de la logique de guerre, des tergiversations mortelles, de l’impuissance collective. Allons, Français, Européens, un peu de logique, un peu d’audace !