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L’exemple de Paris 6 (Par Jean Bricmont, Pr de Physique à l’Université de Louvain – Belgique)

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Récemment, une grande université française a pris une décision à la fois banale et courageuse. Son conseil d’administration a demandé que l’Union Européenne applique une clause de respect de droits de l’homme et de principes démocratiques contenue dans un accord passé avec Israël et qu’en conséquence cet accord ne soit pas renouvelé.


La décision est banale parce que, d’une part, il n’y a pas de doute qu’une occupation militaire totalement illégale causant des milliers de morts civils et durant depuis 35 ans constitue une violation des droits de l’homme et des principes démocratiques ; d’autre part, il est normal que des citoyens rappellent aux Etats le contenu des accords qu’ils ont signé. S’ils ne le font pas, qui le fera ?

La décision était par ailleurs extrêmement courageuse parce qu’elle avait l’inconvénient de demander que des principes de droit, en particulier de droits de l’homme, soient appliqués à un Etat à la fois puissant et allié de l’Occident. Dans l’ordre interne, il a fallu des siècles de lutte pour que le droit ne soit pas uniquement un instrument des riches contre les pauvres. Au niveau international, les progrès dans cette direction sont très faibles, et cette simple considération devrait déjà faire de la décision de Paris 6 un exemple à suivre.

Mais il y a bien plus ; en effet, que faire si les choses sont aussi simples et que l’on veut malgré tout continuer à faire en sorte que l’Union Européenne étende à Israël, au mépris des termes mêmes de l’accord passé avec cet état, des privilèges qu’elle n’accorde à aucun pays hors d’Europe? Le plus simple est de déformer les faits et parler d’un appel au boycott, de discrimination basée sur la nationalité et de punition collective infligée à une communauté scientifique innocente. Et c’est essentiellement sur ces bases que s’est construite la dénonciation de la décision de Paris 6. Manifestation, pétition, articles dans les médias, indignation dans l’appareil d’état et les partis politiques, rien n’a été épargné, ce qui à tout le moins laisse penser que les enjeux sont plus importants qu’il n’y parait à première vue. Le Parti socialiste s’indigne parce que l’on veut « mettre à l’index » les universités israéliennes. Le prix Nobel de physique, Claude Cohen-Tannoudji, déclare « avoir honte pour ces collègues qui veulent jeter l’anathème sur d’autres collègues à cause de leur nationalité » (Le Monde, 4 janvier 2003). Le psychanalyste Daniel Sibony diagnostique une volonté de punir des individus au nom de la « haine pour leur état et de l’amour un autre Etat (l’Etat palestinien naissant) ».

De plus, un peu d’hystérie ne fait jamais de tort dans ce genre de campagne : Alain-Gérard Slama,sur France-Culture (le 7 janvier) a parlé des « rouges-bruns en blouse blanche » de Paris 6, les comparant à la secte des Raéliens. Roger Cukierman, président du CRIF, déclare que demain on demandera de « brûler les livres des Israéliens, puis les livres des sionistes, puis ceux des Juifs. » Jack Lang pense que cette décision encourage le « fanatisme et l’obscurantisme » (Le Monde, 8 janvier 2003).

Il est facile de réfuter les « arguments » invoqués dans cette campagne ; prenons par exemple l’idée d’une punition collective ou d’une discrimination basée sur la nationalité. Il est évident que le fait d’être citoyen d’un pays plutôt que d’un autre est un privilège, en général dû à la naissance. Si les grands esprits de la science française étaient nés, par exemple, au Congo belge, ils n’auraient pas pu faire d’études supérieures et on n’aurait jamais entendu parler d’eux. Personne ne propose néanmoins d’étendre au Congo actuel un accord de coopération qui le mettrait sur pied d’égalité avec les pays européens. On n’imagine pas des Libanais, pour prendre un exemple de gens culturellement proches de nous, manifester à Jussieu en invoquant une discrimination parce que leur pays ne jouit pas des avantages accordés à Israël. Finalement, si par impossible l’Union Européenne se proposait d’étendre l’accord en discussion à l’Arabie Saoudite (pour ne pas parler de l’Irak), ceux-là mêmes qui dénoncent les « rouges-bruns en blouse blanche » invoqueraient les droits de l’homme pour s’y opposer. Le monde est évidemment injuste (et c’est bien cela qui est à la base de notre niveau de vie et de notre possibilité d’étudier et de faire de la recherche) mais souligner ce fait (en parlant de discrimination ou de punition) ne nous dit nullement si on contribue ou non à l’améliorer en fermant les yeux sur les règles d’un accord passé entre états. Suspendre l’accord qui est en discussion ne ferait jamais que mettre les Israéliens dans la situation de plus 80% du genre humain (sans tenir compte des avantages dont ils jouissent de toutes façons, Israël étant un pays relativement riche et soutenu à bout de bras par les Etats-Unis).

Il est ridicule aussi de parler, dans ce cas, de boycott. Ne pas renouveler un accord privilégié, unique, et dont les clauses sont violées, n’a rien à voir avec un boycott. La nature spéciale de cet accord rend également nulle et non avenue les comparaisons avec la Chine ou la Russie.

Néanmoins, il existe un groupe de scientifiques qui se sont engagés à ne pas collaborer avec les institutions de l’état israélien (tout en continuant à collaborer avec les scientifiques israéliens sur une base individuelle), et cela est effectivement une forme de boycott. Mais d’une part, la décision de Paris 6 n’a rien à voir avec ce boycott, d’autre part le boycott organisé par des citoyens est une tactique extrêmement courante, en particulier aux Etats-Unis, pour faire pression sur des employeurs lors de conflits du travail. Il me semble difficile de soutenir que Danone, par exemple, a une politique plus répréhensible que celle d’Israël dans les Territoires Occupés.

Il faut aussi distinguer entre boycott et embargo. L’embargo est souvent l’arme des états puissants contre les états faibles et on peut se demander pourquoi ceux qui s’indignent lorsque des scientifiques s’engagent individuellement à ne pas collaborer avec un état ne trouve rien à redire lorsque les scientifiques yougoslaves, cubains ou irakiens se trouvent privés pendant des années, non pas de généreux fonds de recherche, mais simplement de livres, d’accès à des conférences ou même souvent, comme tous leurs concitoyens, de médicaments.

Ce qui est également choquant, c’est que ceux qui s’indignent devant l’arme du boycott, stratégie typique de lutte non violente, sont les mêmes qui n’arrêtent pas de dénoncer les attentats suicides. Cette hypocrisie est très générale. Chaque fois que le Tiers Monde tente de se libérer par des moyens essentiellement pacifiques et démocratiques, qu’il s’agisse des Palestiniens pendant la période d’Oslo, d’Allende, des Sandinistes, ou aujourd’hui de Chavez au Vénézuéla, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons. Mais lorsqu’ils luttent de façon violente, qu’il s’agisse de Castro, de Saddam Hussein, des kamikazes palestiniens ou des `maoistes’ au Népal, la machine à démoniser se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris d’indignation. Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu’ils ont le droit d’utiliser pour se défendre.

Pour stigmatiser Paris 6, Alain Finkielkraut (Le Monde du 8 janvier 2003) parle de l’esprit de Durban-du nom d’une conférence internationale en Afrique du Sud où le sionisme et la politique américaine ont été condamnés, principalement par des représentants du Tiers Monde. Mais ce qui est très curieux, c’est que ni lui ni la plupart des “libéraux” français, qui n’ont que le mot démocratie à la bouche, ne semblent se préoccuper de l’opinion de 80% de la population mondiale à propos de détails tels que la répartition des ressources ou les séquelles du colonialisme; cette partie de la population mondiale était imparfaitement représentée à Durban, mais probablement mieux que par le gouvernement américain ou même que par Conseil de sécurité de l’ONU.

Sur la pureté de l’institution universitaire, invoquée par les adversaires de Paris 6, il y a une petite remarque à faire. Toutes les armes de destructions massives, toute la supériorité militaire de l’Occident, qui permet in fine de maintenir en place des rapports économiques extrêmement injustes avec les pays du Sud (comment penser une seconde que ceux-ci continueraient à assurer le « service de la dette » sans un rapport de force qui les y contraint ?) sont dus au travail des scientifiques. Bien sûr, ceux qui font ce genre de travail sont une minorité dans nos institutions, mais on ne peut pas dire qu’ils soient l’objet d’un opprobre particulier. Les universitaires pourraient s’interroger sur leur responsabilité à ce sujet et se demander s’il ne serait pas opportun de refuser collectivement toute forme de collaboration directe ou indirecte avec les recherches militaires.

L’action des enseignants de Paris 6 est exemplaire à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’ils ont osé affronter la machine à démoniser (qui s’est évidemment mise en route contre eux) et qui fait taire toute critique d’Israël avec un seul mot : antisémitisme. Ceci est un cas particulier d’une technique très générale qui permet d’éviter en France tout véritable débat politique, en tout cas sur la politique étrangère : placer la discussion au niveau des valeurs et occulter les faits. Les adversaires sont toujours supposés avoir d’autres valeurs – nostalgie pour le totalitarisme, intolérance sur le plan religieux – tandis que le discours dominant incarne la défense du pluralisme, de la démocratie et des droits de l’homme. Mais le conflit à propos de la Palestine n’est pas un conflit au niveau de valeurs « abstraites ». Au contraire, c’est au nom de valeurs libérales et démocratiques que l’on peut défendre des mesures de boycott, à condition néanmoins d’envisager l’histoire de façon lucide.

Si le mouvement sioniste avait fait en Europe ce qu’il a fait en Palestine, personne ne l’aurait accepté et personne n’accepterait aujourd’hui que des Européens, même des Allemands, soient traités comme le sont les Palestiniens. Ce qui illustre la remarquable capacité de l’Europe à faire payer ses crimes par les autres ainsi que le racisme anti-arabe qui est implicite dans toute l’histoire de la colonisation de la Palestine.

Il y a une asymétrie entre Israël (et l’Occident) et les Palestiniens, tant au niveau de la responsabilité historique que du rapport de force. Si Israël évacuait les territoires occupés, s‘efforcait de compenser les victimes de sa politique, en 1948 et depuis 1967, et déclarait que désormais il ne serait plus un porte-avion arrimé de la flotte américaine mais se verrait comme un état à part entière du Moyen-Orient et mettrait sa force militaire et économique considérable au service de la région, l’entousiasme dans le monde arabe serait tel qu’il est fort probable que les attentats cesseraient. Bien sûr, cela paraît utopique, mais à terme, une paix véritable ne peut que se baser sur un tel changement d’attitude. Néanmoins, cela ne se fera pas sans modifier le rapport de force existant. Et la seule chose que nous puissions faire dans ce sens en Europe et aux Etats-Unis, c’est d’exercer un maximum de pressions sur le camp le plus fort.

A cet égard, la décision de Paris 6 est à nouveau exemplaire. En effet, pendant les années 60, pas mal de “tiers-mondistes” ont trop souvent projeté leurs espoirs de transformation sociale radicale sur des pays dévastés par des décennies de domination impériale et où la simple survie tenait déjà du miracle. Après sont venus les désillusions, les repentirs et les retournements de veste. Les plus honnêtes se sont réinvestis dans des projets locaux de développement, positifs certes, mais dont les limites se font rapidement sentir tant que les leviers de l’économie restent entre les mains du plus petit nombre. Les autres ont entonné de façon de plus en plus bruyante l’hymne à l’Occident-défenseur des droits de l’homme, et se sont transformés en porteurs d’eau idéologiques d’un interventionisme de plus en plus agressif et dont nul ne peut prédire les limites. La décision de Paris 6, pour modeste qu’elle soit, est un pas dans la bonne direction, vers une articulation efficace et sincère entre le local et le global. Au lieu de donner des leçons de démocratie au reste du monde, ou de tenter de résoudre des problèmes sur lesquels nous n’avons aucune prise réelle, agissons là où nous sommes, au sein des sociétés impériales, mais en gardant toujours en tête l’objectif de limiter la violence et l’exploitation qu’elles engendrent vis-à-vis du reste du monde.

Pour revenir à l’antisémitisme, il faut tout d’abord être ferme: soutenir la lutte des Palestiniens n’est ni fasciste, ni antisémite, ni stalinien ni rien de tout cela. C’est simplement tenter de réparer des torts dans lesquels l’Europe a une énorme responsabilité. Il faut aussi essayer de faire comprendre que l ‘équation antisionisme=antisémitisme, qui a été utilisée pendant 50 ans pour déligitimer une cause juste en l’identifiant à une idéologie hideuse, risque de finir par avoir l’effet inverse. Le terrorisme intellectuel ne marche qu’un certain temps.

La politique de l’Occident face au monde arabe n’est pas seulement criminelle, elle est insensée. Demandons-nous un instant comment les Arabes peuvent voir une histoire qui inclut la guerre d’Algérie, Suez, la création d’un Koweit « indépendant » (par les Britanniques en 1961), les interventions au Liban (dont l’invasion israélienne en 1982), la mise en place de fantoches néo-coloniaux (comme nos amis les rois du Maroc), les menaces sur la révolution nationaliste en Irak (bien avant Saddam Hussein), la création de l’Etat d’Israël et le soutien constant à celui-ci, la guerre du Golfe et l’embargo, ainsi que les nouvelles manœuvres contre l’Irak. Et posons nous cette question, non pas en pensant à leurs valeurs, leur religion ou leur culture, mais en pensant à la réaction que nous aurions si nous étions mis dans cette situation – par exemple, en comparant avec les réactions aux Etats-Unis suite au 11 septembre (qui a fait, pour ne prendre que ce cas, 300 fois moins de morts que l’embargo contre l’Irak), y compris la panique, l’hystérie et les appels à la vengeance. Au lieu de demander au conseil d’administration de Paris 6 de présenter des excuses à leurs collègues israéliens, il faudrait encourager toutes les universités à suivre leur exemple et exiger que les architectes intellectuels de la politique occidentale au Moyen Orient élaborent dorénavant des politiques face au monde arabe qui s’efforcent de réparer tant de sang et de larmes.

Jean Bricmont

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