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Georges Corm sur la situation au Liban : « Trop tôt pour se réjouir, ce n’est qu’une trêve ».

Nous publions ci-dessous deux interviews de Georges Corm, analyste libanais : l’une faite par Paris Match et l’autre par le quotidien italien Il Manifesto.


Il Manifesto (Michele Giorgio) :

« Le Liban après l’accord trouvé à Doha s’est-il acheminé vers une entente nationale ou a-t-il seulement trouvé une trêve entre les formations politiques opposées et leurs sponsors extérieurs respectifs ?
C’est la question que de nombreux libanais se posent et que nous avons posée au Professeur Georges Corm, intellectuel de Beyrouth, brillant analyste politique et financier, et auteur de textes importants comme « Pétrole et Révolution » et « Le nouveau désordre économique mondial ». Corm, chrétien, a été entre 1998 et 2000, ministre de l’économie.

Professeur Corm, quelle valeur donnez-vous à l’accord de Doha ?

Il me semble bon, ou du moins satisfaisant. J’aurais tendance cependant à le considérer comme une trêve plutôt que comme une entente définitive entre les deux parties.

Les problèmes les plus difficiles n’ont pas encore été résolus et nous devons nous attendre, je ne saurais pas dire quand, à d’autres tensions fortes quand ils arriveront à la surface.

Pour le moment réjouissons-nous de ce résultat important et essayons de nous détendre, nous en avons vraiment besoin après les combats de ces dernières semaines qui nous ont fait revivre les jours de la guerre civile (1975-1990).

Quels sont les points de l’accord qui vous semblent les plus convaincants ?

Un en particulier. La décision d’amender la loi électorale, le système de 1960 ; c’est très important parce qu’on essaiera maintenant de ré-équilibrer électeurs et circonscriptions alors qu’ils avaient été déterminés d’une certaine façon par une partie (la majorité, NDR) (obtenue par ce découpage, fait par les puissances dites mandataires – coloniales- occidentales, majorité dite aujourd’hui à juste titre par nos médias dominants, proeuropéenne, NdT) aux détriments de l’autre.

Et nous en avons vu les résultats aux élections passées. S’il n’y a pas d’obstacles, et malheureusement j’en prévois beaucoup, l’an prochain nous aurons des résultats électoraux plus respectueux de la réalité politique du pays.

De quoi le Liban a-t-il besoin pour sortir de la crise ?

De deux choses. Du respect de cette « démocratie consensuelle » qui représente le principal résultat des accords de Taif (qui mit fin à la guerre civile à la fin des années 80, NDR) et que le Premier ministre actuel, Fouad Siniora, retourne immediatement chez lui, sans délai. Le système actuel de fait assigne d’importants pouvoirs au Premier ministre et, dans la situation de crise que nous vivons, nous devons nommer un Premier ministre qui représente la majorité des Libanais et pas seulement une partie d’entre eux. Toutfois, ces efforts voués à redonner au pays un élan se révèleront inutiles si nous ne brisons pas aussi le monopole économique et financier de la famille Hariri.

Le groupe financier des Hariri est le principal fournisseur de travail au Liban, il possède une des plus grandes banques et il est actionnaire de la majorité de beaucoup d’autres.
A la Bourse de Beyrouth les actions de Solidere (la société qui a construit la capitale et le pays après la guerre civile, est la propriété des Hariri, Ndr) sont en hausse constante malgré la guerre et les désordres.

Et tout ceci alors que le Liban compte plus de 40 milliards de dollars de dette publique causés, plus que toute autre chose, par les intérêts exorbitants que l’Etat paye ou doit payer aux banques ; banques où sont par ailleurs déposés des capitaux trois fois plus importants que le Pil.

C’est un étranglement que subissent surtout les couches les plus faibles de la population, et qui est le produit aussi des intérêts de la famille Hariri.

Revenons aux accords de Doha.

Les Libanais sont heureux, ils n’arrivent quasiment pas à croire que les parties en conflit aient trouvé un compromis, et bien sûr, on est content aussi à Téhéran et à Damas. A Washington et à Riyad par contre, que pense-t-on en ce moment ?

Qu’ils ont pris un mauvais coup mais n’ont pas dit leur dernier mot. A mon avis, les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite n’ont rien pu faire pour prévenir cet accord qui ne reflète pas leurs intérêts au Liban.
Ils n’ont pas pu l’empêcher parce que même leurs alliés (libanais) voulaient une pause, un compromis, une voie qui évite un nouveau désastre à notre pays.

Mais le pas en arrière qu’ont fait Washington et Riyad n’est que temporaire, je dirais tactique.

Donc ils reviendront à l’attaque. Mais j’ai de bons espoirs parce que la majorité de la population, représentée par l’opposition, ne veut pas finir sous l’hégémonie étatsunienne ou israélienne après avoir rompu avec celle de la Syrie. »

Edition de jeudi 22 mai 2008 de Il Manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/22-Maggio-2008/art47.html

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


Paris Match
Propos recueillis par Maxime Guillon

Paris Match : Les parties prenantes de la conférence de Doha ont décidé de ne pas aborder la question du désarmement du Hezbollah. Pensez-vous que c’est une question centrale au Liban, et qu’il faudrait régler cela au plus vite?

George Corm : En fait, la coalition hostile au Hezbollah et soutenue par les Etats-Unis, la France et les autres gouvernements européens entendait bien que cette question soit débattue à Qatar. Pour eux, elle a toujours été une question centrale. Personnellement, je fais partie de ceux qui pensent que le Liban a été martyrisé par Israël durant 40 ans et que sans des garanties très solides qu’Israël ne s’en prendra pas encore au Liban, désarmer le Hezbollah aurait été une erreur majeure. Rappelons que la première attaque d’envergure de l’armée israélienne contre le Liban a eu lieu en 1968. Dix ans après, elle a occupé une large partie du sud du Liban de façon permanente. En 1982, son armée a occupé une bonne moitié du Liban, dont la capitale Beyrouth (environ 20 000 victimes au cours de la période de juin à septembre 1982).
C’est à la vigueur de la résistance du Hezbollah que le Liban doit d’avoir obtenu l’évacuation de la plus grande partie de son territoire en 2000.

Faut-il pour autant laisser carte blanche au Hezbollah?

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas un système de défense coordonné entre l’armée et la résistance populaire qu’est le Hezbollah, ainsi que l’a préconisé le Document d’entente nationale signé solennellement, en février 2006, entre le Général Michel Aoun, l’ancien général en chef de l’armée libanaise, et Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Toutefois, cette approche intelligente et réaliste a été rejetée par la coalition qui soutient les héritiers de Hariri et qui est appuyée par l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et la France.

Il est fort dommage que ce document n’ait pas servi de plateforme de discussion, car penser qu’une armée régulière, aussi petite et sous équipée que l’armée libanaise, puisse être un instrument de dissuasion de la puissante armée israélienne est une illusion plus que dangereuse. Même les armées régulières de grands pays arabes bien équipées par l’URSS n’ont jamais pu tenir tête à l’armée israélienne.

Donc seul le Hezbollah peut assurer la sécurité du pays?

Seule une résistance mobile, issue et fondue dans la population peut être dissuasive. En réalité, et compte tenu aussi de notre passé houleux, et souvent douloureux avec la Syrie, l’organisation de gardes-frontières mobilisant les habitants des régions frontalières avec Israël comme avec la Syrie, est la solution d’avenir. Mais cela suppose que le gouvernement libanais ne soit pas sous la haute influence des américains et de leurs alliés dans les gouvernements arabes, comme c’est le cas actuellement, mais qu’il soit vraiment affranchi de toutes tutelles.

Evidemment, une partie des Libanais, tout comme les décideurs occidentaux et certains décideurs arabes, considèrent que l’Iran et la Syrie continuent d’être les manipulateurs du Liban à travers leur influence sur le Hezbollah ou à travers la série d’assassinats politiques qu’a connu le pays depuis 2005 et qui sont attribués de façon péremptoire au régime syrien. Les réalités du Liban sont évidemment beaucoup plus nuancées et complexes, et il est difficile de penser qu’une personnalité comme le Général Aoun, ou d’autres personnalités sunnites, druzes ou chrétiennes qui ne sont pas hostiles au Hezbollah, sont des pions aux mains de l’Iran et de la Syrie.

Quelle légitimité le Hezbollah possède au Liban? Ne l’a-t-il pas perdu en s’attaquant à des libanais?

Cela dépend des Libanais. Ceux qui se sentent proches des thèses occidentales et des gouvernements arabes modérés, pensent que le Hezbollah devrait rendre ses armes et cesser d’irriter Israël ou lui donner des prétextes de s’attaquer au Liban, comme durant l’été 2006.
Pour ceux qui, en revanche, considèrent que le plus grand danger est la politique américaine au Moyen-Orient et le soutien aveugle donné à Israël, le Hezbollah est un instrument de défense particulièrement efficace et tout à fait légitime.

La communauté chiite, dans son immense majorité, soutient ce point de vue, car ce sont les régions du sud du Liban, son berceau d’origine, là où est concentrée une grande partie de la communauté chiite qui a le plus souffert de la politique israélienne depuis 1968. Mais, beaucoup de sunnites et de nombreuses personnalités chrétiennes et, bien sûr, le mouvement populaire chrétien autour du Courant patriotique du général Michel Aoun partagent ce sentiment.

Le gouvernement de M. Siniora essaye depuis longtemps de pousser le Hezbollah à la «faute», c’est-à-dire à l’emploi de ses armes dans le conflit interne pour enlever au Hezbollah son auréole de résistant et sa légitimité. Jusqu’ici, en dépit de provocations répétées depuis 2006 dont les principales victimes étaient surtout chiites, le Hezbollah avait refusé d’employer les armes et prié ses partisans de ne pas répondre aux provocations. Les décisions du Conseil des ministres du 7 mai requérant le démantèlement du système de communication du Hezbollah ne pouvait qu’appeler une réaction vive de ce mouvement.

Certains considèrent que les affrontements initiés par le Hezbollah étaient une tentative de coup d’Etat. Qu’en pensez-vous?

La remise immédiate et spontanée des positions conquises par les armes, le plus souvent d’ailleurs par des partis alliés au Hezbollah, et non pas par les combattants de la résistance, prouvent bien qu’il n’était pas dans l’intention de la coalition alliée au Hezbollah de faire un coup d’Etat. En revanche, dans la caricature qui est souvent faite du conflit au Liban entre des «bons démocrates pro-occidentaux» et des «vilains pro-syriens et pro-iraniens» qui veulent torpiller les efforts américains de paix, toute la dimension interne de la crise a été en général passée sous silence. Dans les médias occidentaux, on a complètement oublié, qu’un coup d’Etat permanent a déjà eu lieu au Liban, par le refus de M. Siniora de présenter la démission de son gouvernement, en novembre 2006, lorsque les ministres représentant la communauté chiite ont quitté le gouvernement sans qu’ils soient remplacés. Or la Constitution libanaise et le Pacte national exigent que toutes les communautés soient équitablement représentées au sein du Conseil des ministres.
Le maintien d’un gouvernement tronqué depuis 18 mois constitue donc en lui-même un acte grave mettant en danger la paix civile au Liban.
Pour ce qui est du Hezbollah, il ne faut pas perdre de vue, quels que soient les liens idéologiques ou de financement et d’armement avec l’Iran, qu’il s’agit d’un mouvement de citoyens libanais, qui ont défendu leur terre contre l’armée israélienne depuis 1982 et l’ont payé cher, en vies humaines, égalementi. Ce n’est pas un corps étranger à la société libanaise, comme ont pu l’être les mouvements armés palestiniens dans la période 1969-1982, ou des membres de l’internationale islamiste ben ladeniste à laquelle se rattache des groupes sunnites de toutes les nationalités arabes, comme le Fath el Islam au Liban.  »

CAPJPO-EuroPalestine