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REPONSE A CLAUDE COHEN-TANNOUDJI

Réponse à la « libre opinion » de Claude Cohen-Tannoudji publiée dans Le Monde de dimanche 5 et lundi 6 janvier 2003.
par
Baudouin Jurdant, professeur à l’Université de Paris 7,
Josiane Olff-Nathan, ingénieur de recherches à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg
et Françoise Willmann, Maître de Conférences à l’Université de Nancy 2.


Ce qui est révoltant dans l’article de Claude Cohen-Tannoudji où notre prix Nobel exprime sa honte pour ses collègues de Paris 6, c’est l’arrogance du ton, la solennité du propos, la mollesse convenue des propositions : « Essayons de développer en nous l’intelligence, le courage et la générosité qui sont nécessaires pour mener à bien ces tâches ambitieuses. »

De quelles tâches ambitieuses s’agit-il ? On aurait pu penser qu’il aurait été question de la paix au Proche-Orient. Mais non ! Pas du tout ! Il s’agit de regonfler les effectifs d’étudiants scientifiques dans les universités, de soutenir les recherches scientifiques d’avant-garde, de faire en sorte que la science ne soit pas dévoyée par des usages répréhensibles (comme si les scientifiques avaient montré dans le passé une quelconque efficacité sur ce plan !) ou d’aider les pays en voie de développement pour que ceux-ci ne deviennent pas les foyers de fanatismes aveugles. Bref, du vent !

Plus sérieusement, l’article vise à détourner notre attention de l’incroyable violence de la réalité, de l’évolution catastrophique du conflit sur le terrain. Il nous entraîne dans une sorte de discussion policée sur le rôle des universitaires, qui serait en soi porteur de valeurs morales. Ce faisant il disqualifie d’emblée une initiative qui ne se contente pas d’en rester au niveau de phrases lénifiantes sur les vertus d’un dialogue imaginaire dans le cadre d’un conflit imaginaire, mais qui tente d’avoir une prise sur une réalité complexe et difficile. En effet, les troupes de l’armée israélienne ont (provisoirement ?) mis un terme au dialogue.

La motion de Paris 6 vise à protester contre les exactions israéliennes dans les territoires palestiniens, et à exercer une pression sur le gouvernement et les institutions d’Israël pour qu’Israël respecte les engagements contractés lors de la signature de l’accord euro-méditerranéen. A savoir : se comporter comme un pays démocratique recherchant la paix au lieu de propager la guerre. C’était la condition pour entretenir avec l’Union européenne des relations privilégiées et bénéficier des subventions et contrats européens. Rien de plus. Rien de moins. C’est l’expression d’une vive réprobation face à une dérive qui n’en finit pas d’accumuler des outrances qui sont devenues insupportables malgré toute l’estime que l’on peut avoir pour cette jeune nation, malgré la proximité affective que les Européens peuvent ressentir pour ce pays plein d’intelligence et d’espoir, qui fut la seule démocratie dans cet espace du Moyen-Orient.

On a vu apparaître beaucoup d’arguments se plaignant de ce qu’Israël mobilisait plus d’attention médiatique et de vigilance morale que bien d’autres pays du monde où les dérives totalitaires ont des conséquences plus graves que celles que l’on constate en Israël. Comme si Israël nous était aussi étranger que n’importe lequel de ces pays qui se signalent par ces manquements graves à la démocratie. Israël, c’est aussi nous, c’est aussi l’espoir de milliers d’Européens qui y ont émigré, c’est aussi les relations, les amis qui vivent là-bas. C’est bien en raison de liens historiques et culturels profonds et inéluctables que nous avons le droit de nous sentir aussi concernés par ce qui s’y passe que Claude Cohen-Tannoudji ou Bernard-Henri Lévy pour ne citer que certains des opposants médiatiques récents à la motion de Paris 6.

On nous dit qu’il faut que la science reste le terrain neutre qu’elle a toujours été pour donner une chance au dialogue, et donc à la paix. Cet argument est une farce qui ne fait plus rire personne après l’engagement de la science et du monde académique dans les conflits qui ont secoué le XXe siècle. Il faut arrêter de dire que les affaires israéliennes ne regardent que les Israéliens ! Quand les scientifiques russes étaient emprisonnés, tous les scientifiques du monde se sont sentis concernés et mobilisés. A l’époque, tous les moyens ont été utilisés pour faire pression sur l’Union soviétique et personne n’a prétendu que la science devait rester apolitique ! Pourquoi les scientifiques palestiniens brimés par le gouvernement israélien ne mériteraient-ils pas un soutien analogue de la part de la communauté internationale ?

Ce ne sont pas seulement les Palestiniens qui sont en cause : la motion de Paris 6 prend la défense d’Israël contre Israël, pour reprendre la formule de Dominique Vidal . Et comme le dit Tanya Reinhart, professeur de Linguistique à l’Université de Tel Aviv : « La seule manière d’exercer une pression pour qu’Israël s’arrête passe par une protestation des gens à travers le monde en incluant l’usage des moyens les plus douloureux du boycott. En tant qu’Israélienne, je pense que cette pression venant de l’extérieur peut sauver, non seulement les Palestiniens, mais aussi la société israélienne qui, en fait, n’est pas représentée par le système politique. Un sondage récent montre que 59% des Israéliens juifs soutiennent une évacuation immédiate de la plupart des colonies, suivie d’un retrait unilatéral de l’armée des territoires occupés. Mais sans pression extérieure, aucun parti politique ne réalisera cette volonté de la majorité. »

Que l’enjeu de ce combat puisse être ressenti comme quelque chose d’intrinsèquement vital en Europe est absolument normal. C’est le contraire — à savoir une sorte d’indifférence négligente servant d’appui à la politique actuelle du gouvernement israélien — qui serait scandaleux.